1937 : Éducation et émancipation chez les anarchistes espagnols




Avant que la guerre ne dévore la Révolution, l’Espagne marquée du sceau de la CNT-FAI, se propose de changer la vie. Les mœurs d’une société débarrassée des affres du capitalisme voient le jour. Un Espagne nouvelle émerge avec la mise en pratique, à une échelle de masse, des idéaux libertaires.

Barcelone sous l’emprise révolutionnaire est un spectacle étonnant pour tout visiteur étranger. Dans Hommage à la Catalogne, l’Anglais George Orwell se rappelle : «  On était en décembre 1936. Les anarchistes avaient toujours effectivement la main haute sur la Catalogne et la révolution battait son plein. Pour qui arrivait alors directement d’Angle­terre, l’aspect saisissant de Barcelone dépassait toute attente. C’était la première fois dans ma vie que je me trouvais dans une ville où la classe ouvrière avait pris le dessus. Tout magasin, tout café portait une inscription vous informant de sa collectivisation ; jusqu’aux caisses de cireurs de chaussures qui avaient été collectivisées et peintes en rouge et noir  ! Les garçons de café, les vendeurs, vous regardaient bien en face et se comportaient avec vous en égaux. Les tournures de phrases serviles ou tout simplement cérémonieuses avaient tout simplement disparu. Personne ne disait plus " Señor " ou " don ", ni même " usted "  : tout le monde se tutoyait, on s’appelait " camarade " et l’on disait " salud " au lieu de " buenos dias ". [...] Et le plus étrange de tout, c’était l’aspect de la foule. À en croire les apparences dans cette ville les classes riches n’existaient plus. À l’exception d’un petit nombre de femmes et d’étrangers, on ne voyait plus de gens " bien mis ". Presque tout le monde portait des vêtements de prolétaires ou une salopette bleue. Tout cela était étrange et émouvant.  »

En 1936, le domaine où les révolutionnaires interviennent avec le plus de dynamisme est l’éducation, qu’ils s’attachent à soustraire de l’influence de l’église.

«  Éducation, pain et tendresse  »

Tandis qu’une identité nouvelle, des réflexes sociaux nouveaux apparaissent, les libertaires s’attellent à imprimer leur empreinte dans un domaine précis  : l’éducation et la culture populaire. La culture était, jusqu’alors, le monopole de la bourgeoisie et de l’aristocratie encadrées par une église traditionaliste. Le 19 juillet 1936 fait descendre la culture dans la rue. Des cours d’alphabétisation sont mis en place à destination des adultes. Des bibliothèques sont créées à l’initiative des Jeunesses libertaires (JJLL) dans de nombreuses localités. Leurs lieux  : d’anciennes églises transformées en Maisons de la culture.

Cependant le domaine, où les révolutionnaires interviennent avec le plus de dynamisme est l’éducation qu’ils s’attachent à soustraire de l’influence de l’Église. Pour cela, ils s’appuient sur les écrits et pratiques du pédagogue anarchiste Francisco Ferrer, qui en de nombreux points annonce ce que seront plus tard les conceptions éducatives alternatives et antiautoritaires d’un Célestin Freinet ou encore d’une Maria Montessori.

Un syndicaliste révolutionnaire français rapporte, non sans humour, de la visite d’une école d’une petite ville de Catalogne, les faits suivants  : «  Dans ce qui fut un couvent de sœurs avant la révolution est maintenant aménagée une école. Ce couvent était un immeuble superbe. Les sœurs avaient même fait aménagé une salle de sport. C’est d’ailleurs la première fois que j’ai su que les religieuses s’adonnaient aux jeux sportifs et entretiennent leurs muscles pour rester dans une forme agréable, en dignes épouses du Christ. Cette salle ne subira pas de transformation, ce sont maintenant les enfants du peuple qui feront du sport. La chapelle, par exemple, sera transformée en imprimerie qui sera utilisée par les enfants de l’école. Une autre salle pour le cinéma  : l’éducation par l’image, car le syndicat du cinéma va faire des films pour les enfants d’école. Le salon fera également une très belle bibliothèque. Les classes mixtes n’existaient pas avant la révolution. La nouvelle école a actuellement 550 élèves. Le catalan est appris aux enfants jusqu’à l’âge de 10 ans, après est appris le castillan. La nouvelle pédagogie rationaliste commence à être appliquée. Ferrer fut assassiné, mais il commence à survivre de façon intense en Espagne.  » [1]

Une révolution pédagogique

Grégory Chambat, dans son ouvrage Pédagogie et révolution, questions de classe et relectures pédagogiques, montre que le souci pédagogique est bel et bien rivé au corps des libertaires  : «  Lorsqu’éclate la révolution, fort de ses réflexions et surtout de ses pratiques, le mouvement sait où il veut aller en matière de pédagogie. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, il n’a pas attendu le  "grand soir " pour expérimenter, tâtonner, analyser… Outre les Athénées, bouillonnants foyers d’agitation culturelle, des syndicats ont animé des cours du soir et même monté leur propre école. En dépit des années de féroce répression (saccage, pillage, emprisonnement des animateurs de ces écoles libertaires et syndicales), rien n’est parvenu à éteindre la flamme et la passion du mouvement pour les questions pédagogiques.  »

Une passion rendue nécessaire, aussi, par la réalité  : la situation de l’Espagne de ces années 1930 est catastrophique, avec un taux d’analphabétisme de 52 % et 60 % des enfants qui ne sont pas scolarisés. Mais l’ambition ne se limite pas à scolariser les enfants ou à construire des écoles. À côté de l’œuvre éducative, une révolution pédagogique prend forme. En opposition à l’éducation d’hier, «  l’école nouvelle  » entend mettre à bas toutes les tares de l’école traditionnelle  : «  Les internats, les maisons de correction et les casernes scolaires disparaissent  ; l’idée d’éducation se substitue à celle du châtiment. L’école nouvelle est l’expression d’un idéal social et d’une pédagogie détachée des traditions autoritaires  ». Le programme scolaire se décline en une finalité  : «  Que tous les enfants aient du pain, de la tendresse et de l’instruction dans la plus absolue condition d’égalité et que soit assuré le libre développement de leur personnalité.  » [2]

Les méthodes d’enseignement sont quant à elles questionnées, afin de développer l’esprit critique des élèves  : «  L’école doit placer l’enfant dans une ambiance telle que l’exercice d’impulsions antisociales soit rendu impossible, non par la contrainte et la violence, mais par la solidarité, la sincérité, le travail, l’amour et la liberté caractéristiques du milieu physique et humain qui l’entoure […] L’école nouvelle respecte la personnalité de l’enfant. Nous croyons que toutes les méthodes doivent être éprouvées, en optant toujours pour celle qui convient le plus selon les caractéristiques locales, la nature et le caractère de chaque enfant, etc. Il est évident qu’il ne suffit pas de changer le nom de l’école : il faut changer son esprit, sa morale, ses méthodes.  » [3]

Au niveau des mentalités, aussi, un vent nouveau souffle. Malgré l’égalité entre les sexes prônée par la CNT-FAI, il est patent que les femmes ont besoin d’une organisation spécifique afin d’être mieux entendues et plus spécifiquement défendues. En 1934, le Grupo Cultural Femenino (Groupe culturel des femmes), voit le jour et se développe avec le soutien des femmes de la revue Mujeres Libres. Ces groupes sont à l’origine de l’organisation des «  Femmes libres  »  : les Mujeres Libres (ML), créée en avril 1936. Les ML mènent une lutte sur deux fronts  : pour la révolution sociale, et pour la libération des femmes. Elles regroupent, à leur apogée, près de 30 000 femmes en 1938. La revue Mujeres Libres écrit  : «  La meilleure mère n’est pas celle qui serre l’enfant contre son sein, mais celle qui aide à forger pour lui un monde nouveau.  » [4]

Les « femmes libres » contre la prostitution

L’organisation des Mujeres Libres, crée en 1936 mènent une lutte sur deux fronts : pour la révolution sociale, et pour la libération des femmes.

Le combat des ML est multiple. Ses militantes s’investissent pleinement dans le travail à l’usine ou dans les champs, dans des projets éducatifs et culturels divers. On les retrouve aussi sur le front, fusil à la main, aux côtés de leurs camarades hommes. Le rôle des ML, néanmoins, prend tout son sens dans des combats spécifiques qui entendent libérer, enfin, les femmes de leurs chaînes  : le droit à la contraception et à l’avortement, la remise en cause du mariage en tant qu’institution de cette société patriarcale contre laquelle elles luttent avec acharnement.

Un autre combat des ML a trait au cas particulier de la prostitution  : «  L’entreprise la plus urgente à mener dans la nouvelle structure sociale c’est de supprimer la prostitution. Dès maintenant, encore en pleine lutte antifasciste et avant de nous occuper de l’économie ou de l’enseignement, nous devons en finir radicalement avec cette dégradation sociale. Tant que reste sur pied le plus grand des esclaves, celui qui interdit toute vie digne, nous ne pouvons penser à la production, au travail, à aucune sorte de justice. Que l’on reconnaisse la décence à aucune femme tant que nous ne pourrons pas nous l’attribuer à toutes. Tant qu’il existera une prostituée, il n’y aura pas d’épouse d’un tel, de sœur de tel, de compagne de tel. [...] Il faut finir avec cela rapidement. Et cela ce doit être l’Espagne qui donne au monde sa nouvelle norme. Nous devrons toutes, nous les femmes espagnoles, entreprendre cette tâche libératrice. Il faut faire maintenant ce que ne firent jamais des associations féminines qui prétendirent émanciper la femme en formant quelques dactylographes et en organisant quelques conférences agréables, quelques récitals d’élégants poètes et poétesses. Dans certaines localités que nous avons visité récemment on nous a présenté, comme une grande mesure le fait qu’on y aurait "supprimé" la prostitution. A notre demande pour savoir comment et qu’est ce que l’on a fait des femmes qui la pratiquaient, il nous fut répondu  : " C’est leur affaire ". De cette façon, supprimer la prostitution est très simple  : cela se résume à laisser des femmes dans la rue, sans aucun moyen de vivre. Mujeres Libres est en train de créer des centres libératoires de la prostitution qui commenceront à fonctionner à brève échéance. Pour ce faire des locaux sont prévus dans diverses provinces et là se déroulera le programme suivant :

1. Recherche et traitement médico-psychiatriques
2. Traitement psychologique et éthique pour encourager chez les prostituées un sentiment de responsabilité.
3. Orientation et formation professionnelle.
4. Aide morale et matérielle chaque fois que cela leur sera nécessaire, même après être devenues indépendantes des centres.  »
 [5]

Libérer les femmes et les hommes, de leurs chaînes et des mœurs d’une société capitaliste et patriarcale. Libérer les enfants de l’autoritarisme de l’école.
Une vraie utopie en action qui, hélas, sera freinée avec l’avancée de la contre-révolution du fait des républicains modérés et des staliniens dès 1937. Une utopie en action qui prendra fin définitivement, en mars 1939, quand les bottes des troupes de Franco entreront dans Barcelone.

Jérémie Berthuin (AL Gard)


Les guerilleros du cinéma

photos du film « Aurora de esperanza »

Le Syndicat unique des spectacles publics (SUEP) de la CNT, dès juillet 1936, collectivise l’industrie du cinéma  : «  Avec les premières forces de guérilleros révolutionnaires, marchaient aussi, sous le signe libertaire, les premiers guérilleros du cinéma  » dira Richard Prost, dans le film documentaire Un cinéma sous influence. Unique dans l’histoire du cinéma, cette expérience a permis des expressions diversifiées, militantes, surréalistes, classiques, surprenantes, transgressant tabous et convenances sociales. La CNT-SUEP a, en 1936 et 1937, produit et réalisé des films documentaires, des reportages sur le front, mais aussi des fictions ancrées dans la réalité de l’époque (pas moins de deux cents documentaires et huit fictions). Nosotros somos asi, Aurora de esperanza, Nuestro culpable, Barrios Bajos sont des films tout à la fois critiques de la société capitaliste et destinés à un très large public.

Nuestro culpable film de Fernando Mignoni de 1938

Néanmoins, dès l’été 1937, la production anarcho-syndicaliste diminue, les communistes mettant fin aux collectivisations, dont celle de l’industrie cinématographique. Le cinéma devient plus didactique, la production concerne essentiellement les documentaires et les actualités.

La victoire franquiste marquera la fin de l’élan novateur de la production cinématographique espagnole.

[1Le Combat syndicaliste n°192, 22 janvier 1937.

[2Juan Puig Elias dans L’Espagne antifasciste, 26 août 1936.

[3Ibidem

[4Mary Nash, Femmes Libres, Espagne 1936-1939, Éditions La pensée sauvage, 1977.

[5Ibidem

 
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