histoire

1937 : En Espagne, la contre-révolution triomphante




La révolution espagnole avait bien commencé, mais dès 1937, sous l’impact des coups staliniens comme des erreurs des anarchistes, elle recule.

La révolution espagnole de 1936 constitue une page, voire la plus importante page, de l’histoire de notre courant, avec la mise en pratique de masse de notre idéal communiste libertaire. Cette dynamique créatrice est, hélas, empêchée puis stoppée à partir de décembre 1937.

Le recul du processus révolutionnaire est dû à des causes externes (l’avancée des armées franquistes) mais aussi à des causes internes au camp antifasciste : le poids du stalinisme d’une part, les hésitations et les erreurs stratégiques des révolutionnaires de l’autre.

Et si l’œuvre sociale de cette révolution, comme l’idée de combattre les armes à la main le fascisme, font partie de l’« héroïque patrimoine » du mouvement libertaire international, il n’en est pas de même des prises de positions politiques de la Direction de la CNT-FAI. Nous touchons là l’aspect le plus sensible de cette révolution. Car il s’agit de comprendre et analyser les raisons de son échec, y compris en passant au crible la responsabilité évidente de certains secteurs se réclamant de nos idéaux.

Staline et la leçon allemande

Premier, et principal élément, le rôle joué par l’URSS et le Parti communiste espagnol qui seront à l’avant garde de cette contre-révolution.

Pour l’URSS de Staline, et en lien avec la nouvelle politique de l’Internationale communiste, le Komintern, l’idée est de promouvoir des politiques de Front populaire et une politique de conciliation avec l’aide progressiste de la bourgeoisie, en priorité les partis socialistes.

En cela, cette tactique de Front populaire prend le contre-pied absolu de la période offensive « classe contre classe » (1928-1933) qui avait justement déterminé une attitude très sectaire des PC à l’égard des socialistes.

C’est qu’aux yeux des Soviétiques, le danger a changé de nature : l’Europe brune menace directement la « patrie du socialisme ». L’élément fondamental qui fait évoluer la politique internationale de l’URSS et du Komintern est l’exemple allemand. C’est en effet en Allemagne que la tactique « classe contre classe » est poussée à l’extrême.

Affiche électorale du Parti communiste allemand (KPD) de juillet 1932. A l’époque, la ligne « classe contre classe » de Moscou renvoie socialistes et nazis dos à dos.

Profitant de la crise politique et sociale, le Parti communiste allemand (le KPD) obtient 6 millions de voix aux élections de 1932. Ce succès électoral conduit le KPD à deux conclusions : dès lors que la lutte pour l’instauration d’un régime communiste est à l’ordre du jour, il faut considérer toutes les forces qui en sont l’adversaire comme un bloc de la bourgeoisie. En soutenant que face au danger fasciste et à Hitler, le KPD est la seule alternative, les socialistes, opposés à la révolution prolétarienne, sont considérés comme des ennemis au même titre que les autres factions de la bourgeoisie. Les socialistes sont qualifiés de « socio-fascistes ».

Cette tactique sera maintenue jusqu’à l’avènement d’Hitler au pouvoir. Sur la base de l’échec de cette politique qui a, finalement, facilité la prise de pouvoir d’Hitler, Staline et le Komintern lui préférèrent désormais la tactique de Front populaire.

La lutte antifasciste devient désormais la priorité du Komintern, à l’heure où les visées expansionnistes à l’Ouest de l’Allemagne et à l’Est du Japon, menacent l’intégrité territoriale de l’Union soviétique. D’où désormais une politique faite de modération et de conciliation avec la social-­démocratie.

Un autre facteur, enfin, nourrit les craintes de Staline : la révolution en Espagne représente un danger car son essence est une alternative antiautoritaire de rupture avec le capitalisme. Un modèle, encore, que tout oppose au « communisme de caserne » de l’URSS du Petit Père des peuples, où le GPU, les purges, la domestication des syndicats et les Goulags ont définitivement tué tout idéal révolutionnaire.

Un problème de taille se pose pourtant pour le Kremlin. S’il veut intervenir en terre d’Espagne, et contrecarrer cette influence révolutionnaire, il se doit de compter sur une organisation capable de mettre en pratique ses plans. Or cette organisation n’existe pas ou peu. L’histoire du Parti communiste espagnol (PCE), avant juillet 1936, est celle d’un parti sans influence, sans implantation ­réelle exception faite aux Asturies et à Séville. Un anonyme adhérent du PCE, auteur d’une Historia del partido comunista, révélait que celui-ci comptait à peine « 800 militants en 1931 ».

Le 23 juillet 1936, en Catalogne, plusieurs groupes socialistes et staliniens fusionnent au sein du PSUC.

Au cours de la guerre civile, son poids ne cesse, néanmoins, de grandir et ce pour plusieurs raisons. En Catalogne, il fusionne, à son profit, avec les socialistes catalans pour fonder le Parti socialiste unifié catalan (PSUC). Mais c’est surtout l’aide soviétique (militaire et alimentaire) à la République espagnole dans sa lutte contre le fascisme qui accroîtra son prestige.

Une aide soviétique qui n’est pas totalement désintéressée : L’URSS se fait livrer au préalable 500 tonnes d’or de la Banque d’Espagne, à la suite d’accords secrets entre le premier ministre Largo Caballero et le représentant russe en Espagne [1].

Usant de ce poids et du soutien du grand frère russe, les staliniens espagnols, secondés par des « conseillers politiques » russes (Osvenko, Rosenberg) mettront tout en œuvre pour contrer l’influence des révolutionnaires. Ils tissent habilement leur toile. Et rapidement, l’armée, la police, les services de renseignement (SIM) sont tous sous contrôle communiste.

Dans le même temps, le PCE gagne de nouveaux militants et nouvelles militantes. La révolution et ses réalisations font, en effet, de nombreux mécontents, parmi les classes moyennes en particulier. Le PCE sera leur Parti. Le programme des staliniens espagnols est des plus modérés, et le PC se fait le champion de la défense de la propriété privée. Des boutiquiers, une partie de l’intelligentsia, des employé.es et des républicains bourgeois adhèrent au Parti communiste.

Le PCE est, désormais, en position de force pour s’attaquer aux acquis révolutionnaires. La Pravda, le journal officiel du PC soviétique annonce le 16 décembre 1936 : « En Catalogne, l’élimination des trotskistes et des anarcho-syndicalistes est commencée ; elle sera menée avec la même énergie qu’en URSS. »

Participation gouvernementale

Andrés Nin, un des dirigeants du Poum, est torturé et assassiné par les staliniens le 20 juin 1937.

Dans les faits, Andres Nin, leader du POUM, parti marxiste antiautoritaire, et l’anarchiste italien Camilo Berneri, seront ainsi retrou­vés morts après avoir été torturés aux lendemains de la semaine des barricades à Barcelone en mai 1937. Bientôt le POUM sera déclaré officiellement illégal. D’autres militantes et militants anarchistes et du POUM seront, par la suite, liquidé.es. Au niveau institutionnel, le PCE est à l’avant garde de toutes les mesures qui visent à réduire les acquis révolutionnaires.

Si, dans le recul du processus révolutionnaire, le rôle du PCE et de Staline sont incontestables, un autre facteur a trait aux erreurs stratégiques qui seront commises par les révolutionnaires eux-mêmes (la CNT et le POUM en particulier). En acceptant de participer aux gouvernements républicains, les dirigeants et dirigeantes de ces organisations se rendront complices des reculs révolutionnaires. En effet, la participation gouvernementale de la CNT-FAI aux gouvernements de la Generalitat de Catalogne et de Madrid, en octobre et novembre 1936, est lourde de conséquences.

Pour les libertaires espagnols, il s’agit ponctuellement d’adhérer au Front populaire antifasciste le temps de battre les armées de Franco. L’historien libertaire espagnol César Lorenzo résume l’argumentaire de la « thèse circonstancialiste » défendue par une écrasante majorité des membres éminents de la CNT-FAI.

Cette « thèse circonstancialiste », comme son nom l’indique, défend l’idée que des circonstances particulières justifient une politique particulière. Elle servira à justifier l’entrée au gouvernement de Madrid de quatre membres de la CNT. César Lorenzo, dans son ouvrage Les Anarchistes espagnols et le Pouvoir écrit :

« Le gouvernement et les partis commençaient leur grande offensive contre la CNT. Avec patience, ils reconstituaient l’État, une armée classique. En même temps, ils n’apportaient aucune aide financière aux collectivités industrielles ou agraires, les laissant dépérir par manque de capitaux. Ils gênaient les opérations commerciales en rendant difficiles leurs relations avec l’étranger, en bloquant leurs importations et exportations par une habile répartition des licences. En même temps, ils refusaient systématiquement les armes aux colonnes de la CNT… Ainsi, jour après jour, les milices libertaires s’affaiblissaient par rapport aux milices sous commandement communiste, jour après jour, l’économie collectivisée risquait de succomber par asphyxie. La CNT se trouvait dans une situation intenable : elle n’avait pu détruire le pouvoir ni pu s’en emparer ; elle coexistait avec le pouvoir, mais cette existence devenait une véritable guerre qui ne cesserait qu’avec la disparition de l’un d’entre eux. Comme il ­n’était pas possible de vaincre le pouvoir, la CNT était condamnée à la défaite. Une seule issue demeurait pour les anarchistes : partager le pouvoir, entrer dans l’État, pour l’empêcher de tout dévorer, participer au gouvernement pour protéger les collectivités au moyen de la légalité et de l’autorité républicaines. En un mot se fondre dans la machine étatique pour l’empêcher de l’intérieur de tout broyer, pour la freiner au moins. »

Les anarcho-syndicalistes mettent en valeur l’alliance UGT-CNT.

Pour les dirigeantes et dirigeants de la CNT-FAI, la révolution sociale, qui est avant tout le fait de la base de la CNT et en partie celle de l’UGT, le syndicat socialiste, devient secondaire. La priorité reste de vaincre le fascisme selon l’expression : « Sacrificamos a todo menos la victoria » (« Nous sacrifions tout sauf la victoire »). Ils et elles ont la conviction que la victoire contre Franco est inéluctable. La révolution est simplement remise à plus tard par stratégie.

Capitulations des « camarades-ministres »

En tant que communistes libertaires en 2017, un peu plus de 80 ans après des événements que l’on n’a pas vécus, il peut sembler facile de porter un regard critique. Néanmoins, on peut, car les faits historiques nous donnent raison, estimer que cette voie « circonstancialiste » a échoué, et ce à un double niveau.

La constitution d’un Front populaire antifasciste, dans la perspective de faire de la victoire une priorité, a failli. En mars 1939, malgré le sacrifice de la révolution sociale, malgré l’unité étatique de tous les antifascistes, malgré l’aide soviétique, c’est le bruit des bottes des armées franquistes rentrant à Madrid qui symbolise la fin de cet espoir de vie meilleure pour les exploité.es d’Espagne.

L’oratrice anarchiste Frederica Montseny, « camarade ministre » de la Santé.

La participation gouvernementale, conçue comme le meilleur moyen de contrôler les velléités contre-révolutionnaires des « partenaires » républicains, a été un échec. Les « camarades-ministres » n’ont rien contrôlé. Par leurs seules présences dans les cabinets ministériels, leurs appels répétés au calme et à la responsabilité lors des heures cruciales de la révolution, ils et elles se sont rendu.es complices des reculs. En particulier, au moment de la dissolution du comité des milices antifascistes, véritable garantie du pouvoir armé du peuple. Puis lors de la destruction des différentes institutions révolutionnaires…

Comme, enfin, au cours des événements en mai 1937 à Barcelone, quand la base de la CNT se révolte contre le poids du stalinisme, que des barricades se dressent comme en juillet 1936, la direction de la CNT se rend coupable de capitulations politiques aux conséquences dramatiques. Sur les ondes de radio Barcelone, Garcia Oliver, militant historique du mouvement libertaire ibérique et ministre de la Justice, somme, notamment, ses camarades de quitter les barricades et de fraterniser avec l’ennemi stalinien. Il dénonce ceux et celles qui résistent et n’hésite pas les traiter d’irresponsables à la solde de Franco.

Lénine et Staline sur l’hôtel Colon, siège du PSUC à Barcelone.

Certains secteurs de la CNT, défendront, malgré le chantage des instances dirigeantes de la CNT-FAI, une ligne dure et l’idée d’une rupture radicale avec les différentes composantes républicaines. On retrouve ces secteurs, en premier lieu, au sein des Jeunesses libertaires, mais aussi au sein de certaines milices libertaires qui combattent sur le front d’Aragon. C’est le cas, par exemple, de la colonne de fer. Le secteur oppositionnel, néanmoins, le plus connu se retrouve autour du groupe Les Amis de Durruti, en référence au mythique leader libertaire.

« Alerte à la 5e colonne ! »
Affiche du conseil provincial de Valence (1937). Mais qui peut bien constituer cette « 5e colonne » prête à trahir la République au bénéfice des fascistes ? Le Poum ? Les anarchistes ?

Dans un tract, ces derniers proclament : « L’esprit révolutionnaire et anarchiste du 19 juillet a été mystifié... La CNT et la FAI qui, pendant les premiers jours de juillet, étaient ceux qui exprimaient le mieux le sens révolutionnaire et l’énergie potentielle dans la rue, se trouvent aujourd’hui être dans une situation diminuée pour ne pas avoir su donner toute sa valeur à leur personnalité pendant les journées ci-dessus évoquées. Nous avons accepté la collaboration sur un plan minoritaire tandis que notre force dans la rue a une grande valeur majoritaire. Nous avons renforcé les représentants d’une petite bourgeoisie décrépite et contre-révolutionnaire. En aucune façon nous ne pouvons tolérer que la révolution soit ajournée jusqu’à la fin du conflit militaire. Travailleurs, n’abandonnons pas la rue. Junte révolutionnaire. Exécution des coupables. Désarmement des corps armés. Socialisation de l’économie. Dissolution des partis politiques qui ont agressé la classe ouvrière. Nous saluons les camarades du POUM (Parti ouvrier d’unité marxiste) qui ont fraternisé avec nous dans la rue. Vive la révolution sociale. »

Ces différents secteurs critiques seront, hélas, bâillonnés, par la direction de la CNT-FAI, qui n’hésitera pas à exclure ces empêcheurs et empêcheuses de tourner en rond. Réalité violente qui pose, en substance, aussi un autre problème de fond. La CNT, organisation libertaire, censée développer un fonctionnement autogestionnaire et horizontal, finit par reproduire un fonctionnement autoritaire et vertical avec une bureaucratie et une direction qui décide toute seule, et exclut les opposantes et opposants.


A lire aussi, aux éditions d’AL : Valentin Frémonti, Solidarité internationale antifasciste (1937-1939). Une action humanitaire et libertaire dans la guerre d’Espagne, éd. Alternative libertaire, 2017, 156 pages, 6 euros.


L’enseignement de cette révolution espagnole, si l’on doit en retirer quelque chose : c’est qu’en situation révolutionnaire, ne pas rompre avec le vieux monde et ses institutions est lourd de conséquences. Notamment, quand cette absence de rupture se matérialise par l’alliance des forces révolutionnaires et des défenseurs de l’ordre républicain. Alliance interclassiste, elle ne pouvait que mettre, en danger le devenir même de la révolution sociale.

Un débat d’actualité, en ces heures de campagne électorale. Un débat qui nous rappelle, encore, que la seule et unique alternative, comme le défendait Cornelius Castoriadis, demeure, hier, aujourd’hui comme demain : « Socialisme ou barbarie ».

Jérémie Berthuin (AL Gard)

[1Une partie de cet or sera utilisée d’ailleurs pour construire le pharaonique siège du PCF à Paris, métro Colonel-Fabien, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il a servi à financer, aussi, et dès 1936, le quotidien communiste Ce soir, dirigé par le poète Louis Aragon.

 
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