1967 : Mort de Guevara, naissance du guévarisme




Lundi 9 octobre 1967 au matin, dans le petit village bolivien de la Higuera, Ernesto « Che » Guevara, capturé la veille, est exécuté par l’armée à l’âge de 39 ans. Il laisse l’image d’un guérillero romantique et libre. Si aujourd’hui une bataille de la mémoire s’est engagée autour du symbole « Guevara », c’est aussi parce que sa pensée a influencé une partie des mouvements révolutionnaires à travers le monde. C’est donc cette pensée qu’il faut comprendre et critiquer pour éviter, quarante ans après, de se fourvoyer dans les mêmes erreurs.

Ce qui reste principalement de la pensée du Che est sa théorie sur la lutte armée et spécialement sa conception « foquiste » de la révolution. Sa théorie du foco foyer » en espagnol) est le résultat de son expérience cubaine. Il s’agit de créer un foyer de lutte armée à partir d’un petit groupe de militantes et de militants, dans une zone rurale. Ce petit groupe (12 personnes dans la Sierra Maestra de Cuba en 1956), par des actions d’éclats, va entraîner la population qui va alors se mobiliser et se révolter.

Après la victoire de la révolution à Cuba en 1959, cette expérience est érigée en modèle par le Che, qui souhaitera l’appliquer aussi bien en Afrique (pour prêter main-forte à une révolution très mal partie au Congo-Kinshasa) qu’en Amérique latine, à partir de la Bolivie, afin de créer « un, deux, plusieurs Viêt-Nam, abcès de fixation pour la contestation de l’impérialisme américain ».

Mais le foquisme met la population, qui n’est pas forcément prête, devant le fait accompli, face à la répression d’État. Le fait de privilégier la lutte dans les zones rurales peut se comprendre dans des pays dont la grande majorité de la population est encore paysanne et vit dans des milieux naturels parfois suffisamment accidentés pour offrir un refuge aux guérilleros. Mais ce choix dénote aussi une méfiance envers le monde ouvrier des villes.

De l’échec en Bolivie…

Après le Congo en 1966, la Bolivie de 1967 est donc le deuxième échec du foquisme. Lorsque le Che choisit ce pays pour y implanter une guérilla, il se trouve sous la dictature militaire du général René Barrientos, que la bourgeoisie a porté au pouvoir deux ans plus tôt pour en finir avec les acquis de la révolution populaire de 1952, impulsée notamment par les mineurs – qui aujourd’hui encore, reste un des secteurs les plus remuants du prolétariat bolivien.

L’embryon de guérilla du Che, autoproclamée « Armée de libération nationale de Bolivie » (ELNB) fait abstraction des luttes paysannes et ouvrières, bien réelles, et qui sont au fondement du nouveau processus révolutionnaire qui allait éclater en 1969, sans que la guérilla de l’ELNB y ait joué un quelconque rôle. On peut même se demander si le foco guévariste, vite allumé, vite éteint, n’a pas servi d’écran de fumée cachant aux yeux des guérilleros de l’époque comme des historiens d’aujourd’hui, le mouvement profond des luttes de classes qui allait déboucher sur le soulèvement de 1969 [1]. Loin du foquisme, il s’appuie sur l’auto-organisation de larges secteurs de la classe ouvrière, mais aussi des étudiants et étudiantes, ou des populations rurales, dans le cadre d’une mobilisation qui s’amplifie encore l’année suivante contre une tentative de coup d’État militaire. C’est une véritable grève générale qui s’organise dans le pays, animée à la base par des collectifs locaux en rupture avec les appareils bureaucratiques syndicaux ou politiques.

C’est à cette époque qu’a lieu une seconde tentative, par une poignée de militants, de constituer un foco dans la région de Téoponte. Cette tentative se révèle encore une fois désastreuse. Les guérilleros ne devront leur salut qu’à l’intervention des habitantes et des habitants de la région qui iront briser l’encerclement militaire. C’est sous leur protection armée que les révolutionnaires de l’« ELN n°2 » seront reconduits à la capitale. C’est toute la question de la stratégie révolutionnaire qui se pose alors en Bolivie, avant de se poser dans le reste de l’Amérique latine. Aveuglés par la théorie foquiste, les guévaristes sont passés à côté de la force du mouvement populaire en Bolivie.

… au succès international

Paradoxalement, après l’échec bolivien de 1967, le « guévarisme » connaît une mode dans divers mouvements révolutionnaires dans le monde. En 1969, le IXe congrès mondial de la IVe Internationale adopte une « résolution sur l’Amérique latine » qui l’engage dans une stratégie de guérilla sans vraiment tenir compte de ses forces militantes ou du contexte dans lequel elles se trouvent. Considérant le développement de la lutte des classes en Amérique latine dans les années 1960, la majorité de la IVe Internationale en déduisait que la population était prête à s’engager dans la lutte armée et qu’elle n’aurait pas d’autre choix, du fait du durcissement contre-révolutionnaire imposé par les États-Unis aux bourgeoisies des pays latino américains. L’instauration de dictatures militaires semblant inévitable, la guérilla s’imposait donc.

C’était oublier les durs coups subis par les populations dans certains pays (comme le coup d’État au Brésil en 1964 ou le massacre des étudiantes et des étudiants en octobre 1968 à Mexico), et le manque d’organisation des révolutionnaires, leur faible audience auprès des populations rurales.

Les faiblesses du foquisme

La lutte armée met surtout l’accent sur la destruction du pouvoir militaire d’un État et la « prise » du pouvoir, sans réflexion sur le type de pouvoir à construire. Le fait que cette lutte soit initiée et dirigée par un petit groupe militant déterminé laisse présager une construction inégalitaire du mouvement révolutionnaire et une primauté des aspects militaires sur les choix politiques, comme si la population était déjà convaincue ou allait le devenir devant des « exploits » militaires.

Cette conception, qui a inspiré de nombreux groupes militants à travers le monde a abouti à des dérives dangereuses, que ce soit l’isolement d’une « élite » révolu- tionnaire ou la surenchère dans la violence de petits groupes pratiquant une guérilla rurale ou urbaine. En ignorant la nécessité de construire un véritable rapport de force populaire, les révolutionnaires s’isolent et rendent leur lutte stérile.

La guérilla zapatiste du Chiapas, malgré ses origines guévaristes, subsiste et se développe car elle a changé et s’est ouverte à d’autres pratiques, loin de la lutte armée. Par la construction de contre-pouvoirs à la base, par la primauté du politique sur le militaire (qui ne peut suffire face à la force armée d’un État moderne) les néo-zapatistes de l’EZLN peuvent faire émerger une véritable alternative politique et sociale, loin du contre-exemple des FARC, qui ont instauré un pouvoir autoritaire sur plus d’un tiers du territoire colombien, dans le but unique de prendre le pouvoir.

Le Che économiste

Occupant le poste de ministre de l’Industrie à Cuba de 1961 à 1964, Ernesto Guevara a été placé au cœur du débat sur les choix économiques. Choisissant le modèle soviétique, les Cubains devaient mettre en place une planification de l’économie qui nécessita des « aides » extérieures. Une controverse plaçait le Guevara aux côtés du trotskiste belge Ernest Mandel, face aux marxistes orthodoxes et notamment Charles Bettelheim, du PCF. Alors que les staliniens pensaient que la planification devait avoir pour but d’augmenter au maximum la production de marchandises, par la stimulation individuelle des travailleuses et des travailleurs (primes, avantages sociaux…), Guevara défendait une vision plus souple, moins productiviste. Il proposait des motivations plus morales, basées sur la transformation des mentalités dans une société socialiste, allant jusqu’à l’instauration de jours de travail gratuits au bénéfice de la collectivité.

Le refus de l’autogestion

Pourtant, Guevara refuse l’autogestion, pensant que cette forme décentralisée, maintenant l’autonomie financière des unités de production, entraînerait automatiquement une concurrence entre entreprises. Il maintenait le principe d’une planification centralisée sur laquelle chaque travailleur et travailleuse aurait pu donner son avis « démocratiquement ».

Même si cette réflexion économique du Che est peu connue et a rarement été évoquée par celles et ceux qui se réclament du « guévarisme », on retrouve la même attitude par rapport à l’autogestion chez bon nombre de marxistes, effrayés à l’idée que chaque entreprise puisse avoir voix au chapitre dans la définition des objectifs de production. Pourtant, le maintien d’une autorité centralisée, planifiant d’en haut les activités économiques a largement démontré, en URSS notamment, qu’elle entraînait une gabegie insondable, une dérive autoritaire du régime et l’émergence d’une caste bureaucratique privilégiée.

Une étoile qui aveugle

Une fois de plus dans ce cas, la pensée du Che, largement issue de ses improvisations devant les évènements, élaborée de manière précipitée durant sa courte vie, et donc largement inaboutie, se révèle inadaptée. Si la mort de Che Guevara en 1967 a provoqué la naissance d’une pensée « guévariste », c’est surtout par attirance pour une figure charismatique – christique même –, que par pertinence théorique.

Si cette icône peut avoir un attrait positif sur des jeunes à la recherche d’une alternative à la société inégalitaire et autoritaire dans laquelle nous vivons, l’étoile du Che ne doit pas nous aveugler et nous exonérer d’une critique sur ce « guévarisme » déconnecté de la lutte des classes d’aujourd’hui comme d’hier, et très marquée par une conception autoritaire, léniniste du changement révolutionnaire.

Renaud (AL Alsace) et Nicolas (AL Montpellier)


CHE GUEVARA : DU SANG SUR L’ÉTOILE ?

Si aujourd’hui, quarante ans après sa mort, l’ensemble des grands médias découvre que le Che a usé de la violence, et ne s’en est pas caché… ce n’est pas par hasard. Et oui, c’est mal la violence ! Et avec ce discours purement moral, le pouvoir entend jeter un discrédit sur le symbole qu’est devenu le Che : le symbole de la révolution.

L’enjeu est de cantonner toute action politique dans des formes que les classes dirigeantes jugent acceptables. En glorifiant la non-violence comme seul mode d’action légitime des exploités, le pouvoir veut surtout conserver le monopole de la violence prétendument légitime, la violence qu’il contrôle (police, armée, etc.). Naturellement, cette violence d’État, aussi légale qu’illégitime, est au service de la classe possédante et la défendra dès qu’elle se sent en danger.

L’expérience démontre qu’à partir du moment où un mouvement populaire s’attaque aux bases du capitalisme et entend construire une société vraiment égalitaire, la bourgeoisie use de la violence pour sauvegarder son pouvoir. Dès la Ire République, la Révolution française a dû prendre les armes et résister aux monarchies européennes coalisées pour sauver le trône des Bourbons. La violence peut donc être nécessaire pour faire face aux forces contre-révolutionnaires. Mais elle ne doit pas devenir un moyen d’imposer sa volonté de façon antidémocratique.

Une réflexion libertaire sur la violence révolutionnaire amène à remettre en cause la conception léniniste selon laquelle la violence révolutionnaire est l’apanage d’une avant-garde, qui sera alors capable de confisquer la révolution. La façon de faire la révolution détermine le type de société que l’on construit. Dans La Grande Révolution, en 1909, Kropotkine remarquait déjà que la violence révolutionnaire n’a de sens que lorsqu’elle est collective. C’est l’enjeu de l’affrontement entre staliniens et libertaires en Espagne : militarisation de la lutte (avec une hiérarchie autoritaire) ou milices populaires démocratiquement contrôlées ?

Toujours est-il que le soi-disant « côté obscur » de quelques icônes révolutionnaires ne peut pas servir à discréditer un mouvement de libération. Il est plus utile de critiquer le guevarisme, qui fascine encore tellement les mouvements révolutionnaires du monde entier, que Che Guevara, aussi charismatique soit-il.

Renaud (AL Strasbourg)


ICÔNE : UNE BRAISE… QUE L’ON ATTISE !

Depuis le 9 octobre les émissions spéciales où les brèves dans les JT se sont multipliées et, pour les quarante ans de son assassinat, il semblerait que tous les médias découvrent unanimement, comme par magie, la « face sombre », « cachée » d’Ernesto Guevara, transformé en psychopathe ultraviolent, passionné d’armes à feu et d’exécutions sommaires.

De son côté la LCR, sous la plume de Michael Löwy et Olivier Besancenot, sortait un livre, organisait un débat-concert à la Plaine-Saint-Denis et parrainait l’album du rappeur Monsieur R, qualifié de « bande originale du livre ». Le combat de la mémoire était lancé !

Le livre de Löwy et Besancenot a le mérite de replacer le personnage de Che Guevara dans le contexte de la guerre froide. On n’y trouve en revanche pas vraiment de réponse à la polémique sur la violence, qui vise pourtant à discréditer toute perspective réellement révolutionnaire. Or le Che a toujours assumé sa participation à la lutte armée et défendait une conception pragmatique du changement révolutionnaire.

Même si les auteurs mettent en garde contre l’idolâtrie, ils en font un portrait quelque peu idyllique et n’hésitent pas à cultiver le romantisme qui a fait du Commandante une effigie pop. Au-delà, ils mettent en avant ses réflexions sur la bureaucratie, le manque de démocratie dans le bloc soviétique, le caractère inégalitaire des rapports entre l’URSS et les « pays frères », de même que ses réflexions économiques sur la planification (et la controverse qui l’opposait aux marxistes orthodoxes et notamment Charles Bettelheim, du PCF). On est à deux doigts d’en faire un trotskiste (à partir de ses positions sur l’URSS), un précurseur de l’altermondialisme (sa conception de l’internationalisme), voire un libertaire (ses conceptions de la démocratie) !

Pourtant les auteurs sont bien obligés de reconnaître qu’il n’a jamais vraiment analysé le stalinisme et que sa pensée est inaboutie, ce qui se comprend d’autant mieux que sa vie politique fut courte (1953-1967). Manifestement la LCR n’est pas sortie d’une certaine admiration du Che, icône mobilisatrice, et le retour sur son parcours reste directement lié aux enjeux politiques du moment.

Renaud (AL Alsace)

  • Michael Löwy et Olivier Besancenot, Che Guevara, une braise qui brûle encore, Mille et une nuit, 2007. 248 pages, 14 euros.

[11. Jean-Baptiste Thomas, « Stratégie guérillériste, lutte paysanne et auto-organisation ouvrière et minière. Le cas de la Bolivie post-Guevara (1969-1971) », in Révolution, lutte armée et terrorisme, L’Harmattan, 2006.

 
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