1968 : Le printemps et l’automne autogestionnaires de Prague




Si le printemps de Prague qui secoua le bloc soviétique en 1968 reste dans les mémoires comme un processus de « libéralisation » initié par Alexander Dubcek, nouveau secrétaire du Parti communiste de Tchécoslovaquie (PCT), on oublie souvent qu’il s’agit aussi d’un mouvement populaire qui ne se limite pas aux quelques mois du printemps 1968.

Depuis la révolution d’Octobre, les tentatives de conseils ouvriers sont apparues chaque fois que la classe ouvrière a dû prendre en mains sa propre existence, en quelque sorte par défaut, par absence ou écroulement du pouvoir précédent : en Russie entre en 1917 et 1918, en Espagne d’une toute autre manière et surtout dans le monde paysan en 1936-1937, puis en Tchécoslovaquie avec les « biens vacants » entre 1945 et 1948, sans oublier l’autogestion yougoslave dès juin 1948 (plutôt une cogestion avec l’État) et les conseils polonais et surtout hongrois de 1956. Les propriétaires allemands et autres collaborateurs enfuis, l’État et la bureaucratie n’étant pas encore reconstruits, la vie devait continuer. À chaque fois, dans ces moments de vacance du pouvoir, on a vu la classe ouvrière prendre en main d’une façon directe la production.

En Tchécoslovaquie, le mouvement qui démarre le 5 janvier 1968 est un peu plus complexe : il n’y a pas de destruction du Parti-État.

Réformer l’économie grâce aux conseils ouvriers

Les conseils de travailleurs furent d’abord une idée propagée par certains économistes de tendance «  managériste  », pour lesquels il n’y avait pas de contradiction entre la superstructure bureaucratique, la réforme économique réhabilitant les mécanismes financiers et de marché et la participation ouvrière au niveau de l’entreprise.

La Tchécoslovaquie connaît une crise entre 1961 et 1964. Dès 1963, une réforme économique est tentée, visant à introduire des indicateurs objectifs et qualitatifs dans l’économie : déconcentration de l’économie, autonomie plus grande accordée aux chefs d’entreprise, dynamisation de l’économie par le marché des biens de consommation et l’ouverture au marché mondial. Très vite, la réforme se bloque du fait des résistances à l’intérieur de l’élite dirigeante et de l’impossibilité de contrôler par directives une structure déconcentrée.

Alors on songe à la participation ouvrière [1]. En effet, comment réformer d’en haut sans trouver de relais à la base, comment aussi contourner l’obstacle des élites incapables qui bloquent le processus ? Dès l’été 1966, après le XIIIe congrès du Parti, une commission d’État pour la Gestion et l’Organisation se met en place. Elle prévoit un système de codécision dans les entreprises, organisé autour d’un conseil composé d’un tiers de travailleurs élus, d’un tiers d’experts venus de l’extérieur et d’un tiers de représentants du fondateur, à savoir l’État. Il ne s’agit ni de remettre en cause la notion de propriété d’État, ni d’accorder un droit de gestion aux ouvriers. Cependant ce projet, qui n’a pu être rendu public qu’en avril 1968, alimentera la réflexion des travailleurs lors de la fondation des premiers conseils ouvriers en juin 1968.

Le printemps 1968

En avril, le gouvernement adopte un programme d’action qui prévoit l’autogestion de la propriété sociale (et non plus étatique), mais sans en fixer les formes, comme un simple adjuvant de la réforme : les conseils élus garantiront la compétence de la gestion. Jusqu’en août 1968, l’économie est délaissée, la politique reste un lieu d’action privilégié  : l’appel à l’opinion publique, frustrée depuis des décennies, concrétisé par la liquidation officielle de la censure, met au premier plan les questions de libertés civiques et la démocratisation.

Malgré le flot de résolutions qui montent des organisations de base des syndicats et des sections d’entreprise du PCT, les dubčekiens et les intellectuels doivent forcer la main à la centrale syndicale unique, le ROH. Dès le 15 mai, des commissions se réunissent pour préparer une « loi sur l’entreprise socialiste ». À ce moment, des grèves commencent à éclater contre l’incompétence des dirigeants d’entreprise. Des fédérations syndicales de métier, des nouveaux syndicats et des unions horizontales de syndicats se créent partout. Dès le début juin, quelques conseils ouvriers se mettent en place dans les «  Billancourt  »  [2] tchécoslovaques : ČKD-Prague et Škoda-Plzeň.

Ce sont les organisations d’entreprise des syndicats et du Parti qui mettent en place les conseils, ce sont leurs militants qui, très largement se font élire aux conseils, à bulletins secrets. Les conseils d’entreprise (terme finalement retenu par le PCT, de préférence à celui de conseils des travailleurs qui avait la faveur des conseils eux-mêmes et de la « gauche » politique) tchécoslovaques ne déborderont les limites de l’entreprise que beaucoup plus tard et seulement partiellement.

Mais dès juin 1968, le gouvernement doit élargir les compétences des conseils à la nomination du directeur, aux questions du personnel et des statuts de l’entreprise. Cependant, il ne prévoit pas que les conseils décident en dernier ressort en matière de choix économiques, ni n’attribuent de pouvoirs à l’assemblée des travailleurs. Les conseils, quant à eux, iront plus loin dans leurs propres statuts.

Mais la mise en place massive de ces conseils ne viendra qu’un peu plus tard : le printemps ouvrier ne commence finalement qu’à l’automne.

L’automne des ouvriers

Les conseils sont encore peu nombreux en septembre 1968 : 19 au total. Mais 260 autres sont créés entre le 1er octobre et le 1er janvier, alors que l’armée soviétique occupe le pays depuis le 21 août. Le 24 octobre, le gouvernement décide qu’il ne convient pas d’étendre davantage cette « expérience limitée ». Dubček déclare en novembre : « la critique justifiée du bureaucratisme ne peut pas déboucher sur des attaques simplistes et caricaturales contre la direction des entreprises, contre l’appareil économique et étatique. La juste revendication d’accroissement de la participation des travailleurs à la gestion ne doit pas prendre la forme d’une fausse démocratie dans la production au détriment de l’inévitable discipline du travail. » Mais la base a déjà repris l’initiative. Une conférence des organisations de base en juin adopte une position radicale : le conseil dispose du droit de véto, gère collectivement, le directeur exécute, le droit de grève est réintroduit.

Cependant, le PCT renie très vite les décisions de son congrès extraordinaire clandestin réuni à l’usine ČKD-Vysočany en août 1968, auquel Dubček avait refusé d’assister, et qui avait élaboré un modèle autogestionnaire de la base (entreprises) au sommet (chambres par secteurs d’activités). Ainsi assiste-t-on à un rapprochement entre la gauche des dubčekiens et les organisations de masse (syndicats, étudiants, organisations d’intellectuels), coupés du pouvoir central neutralisé par l’occupant soviétique.

En janvier 1969, une première réunion nationale des conseils des travailleurs et comités préparatoires représentant 190 entreprises et 890 000 employés élabore un projet de « loi sur l’entreprise socialiste ». Mais le projet est considérablement amendé par le gouvernement : on en revient au modèle de cogestion, avec un tiers des sièges des conseils aux travailleurs élus, droit de véto de l’État et des directeurs. Or le modèle autogestionnaire s’approfondit et se précise dans l’opposition : 500 conseils existent [3] au moment du congrès syndical de mars 1969. Leur nombre augmentera jusqu’à juin 1969.

Mais déjà, la normalisation est en marche. Le 17 avril, Dubček est remplacé par Gustáv Husák au poste de premier secrétaire du PCT : le projet de loi ne sera jamais adopté. Le 31 mai, Černík déclare à ČKD-Prague qu’il rejette l’autogestion industrielle, car elle « rouvrirait la question du pouvoir ». Le 14 octobre, Husák fait un discours agressif contre les réformes à Škoda-Plzeň, dont le conseil se dissout de lui-même le 11 novembre avant que ces messieurs ne s’en chargent. La tactique du salami [4] aboutit en juillet 1970 à l’interdiction pure et simple des conseils.

Bilan de l’expérience

Dès la fin 1969, l’expérience des conseils doit être liquidée, oubliée. Le texte de la direction des syndicats normalisés conclu : « Les conseils des travailleurs représentaient une forme anarcho-syndicaliste de passage à la liquidation de la propriété sociale globale » [5].

Soulignons que les conseils étaient un phénomène de masse : ils ont touchés plus d’un million de travailleurs et de travailleuses, élus à bulletin secret, avec en général deux fois plus de candidats que d’élus. Ils se sont créés à l’initiative des organisations de base des syndicats et du parti (plus de 50 % des élus étaient membres du PCT). Mais ces élus étaient pour les deux tiers des cadres. Cette question de la surreprésentation des cadres reflétait chez les ouvriers un manque de confiance en soi et une volonté de dépasser l’ouvriérisme d’État.

Ils ne se sont pourtant pas laissés prendre au piège de la « participation » et de « l’îlot autogéré » perdu dans une société restant bureaucratique. Dans les pires conditions, après l’invasion soviétique, ils ont su dépasser la résignation créée par un système bloqué, qui sécrète le conformisme. Ils ont su prendre sur eux la responsabilité de rompre avec un système dont ils n’étaient pas responsables.

À partir de l’invasion soviétique d’août 1968, le programme des conseils était pris en charge par deux « relais » qui se placent en dehors de l’État : d’une part le mouvement étudiant qui se recompose et d’autre part l’aile progressiste du parti, qui se regroupe lors du congrès clandestin du 22 août 1968. C’est en pleine occupation, en janvier 1969, que nous assistons à la première structuration nationale. Finalement, c’est la défaite politique de Dubček, l’absence de perspective politique alternative et la présence écrasante de l’armée d’occupation « soviétique », qui signeront l’arrêt de mort des conseils et non pas une action de force contre les conseils eux-mêmes.

Vladimir Claude Fisera

  • Vladimir Claude Fisera est professeur d’histoire contemporaine à l’université Marc-Bloch
    de Strasbourg et militant aux Alternatifs.
    Il a publié, avec Jean Pierre Faye,
    Prague. La révolution des conseils ouvriers. 1968-1969, (Robert Laffont, 1978).

LE LONG PRINTEMPS TCHÉCOSLOVAQUE

5 janvier 1968 Alexander Dubček remplace Antonín Novotný à la tête du Parti communiste tchécoslovaque
pour instaurer un « socialisme à visage humain ».
Un fort mouvement populaire pour la « libéralisation »
du régime le pousse à aller plus loin.

5 mars La censure est supprimée.

22 mars Antonín Novotný, opposé aux réformes, quitte
la présidence de la République.

Avril 1968 L’économiste Ota Šik, ancien membre des équipes de recherches de l’Académie des sciences qui formulèrent le nouveau modèle économique et politique, devient vice-Premier ministre.

18 au 21 août 1968 300 000 soldats et 5 000 chars soviétiques envahissent le pays à la demande de la fraction stalinienne du PCT et mettent le gouvernement sous contrôle.

22 août Congrès extraordinaire clandestin du PCT
qui confirme Dubček à son poste et élabore un projet autogestionnaire global.

16 janvier 1969 L’étudiant Jan Palach s’immole par le feu sur la place Venceslas à Prague en signe de protestation contre l’occupation soviétique.

Janvier 1969 Première réunion nationale des conseils de travailleurs, qui débouche sur un projet de loi sur l’entreprise socialiste.

17 avril Dubček est remplacé par Husák au poste de premier secrétaire du PCT.

29 avril Le Conseil national tchèque suspend toute discussion sur le projet de loi.

été 1969 Le nombre de conseil ouvriers décroît.

Juillet 1970 Interdiction des conseils ouvriers.


« L’automne tchécoslovaque dépasse sans doute en importance le printemps tchécoslovaque de 1968. […] Pour la première fois depuis la fin du Moyen âge, les Tchèques et les Slovaques se sont à nouveau placés au centre de l’histoire mondiale. […] Le socialisme, dont la vocation est de s’identifier avec la liberté et la démocratie, ne peut faire autrement que de créer une liberté et une démocratie telles que le monde n’en a jamais connues. »

Milan Kundera, déclaration de Noël 1968, cité par Jaroslav Šabata, ex-leader de la gauche autogestionnaire du PCT en 1968, in Listy n°6, décembre 2007.


[1Nous ne traiterons pas ici de l’autogestion communale, également prévue en 1968.

[2Référence à la gigantesque usine Renault de Boulogne-Billancourt qui, à l’époque, était un bastion de la classe ouvrière considéré comme le baromètre de la lutte de classes en France.

[3Comme le reconnaissait le Premier ministre Oldřich Černík dans son discours au congrès.

[4Expression inventée par le communiste hongrois Mátyás Rákosi pour décrire l’élimination progressive des pouvoirs extérieurs au communisme (Église, autres partis…), « tranche après tranche, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien ».

[55. Conclusions sur l’évolution de crise du ROH entre les VIe
et VIIe congrès syndicaux, approuvées par la XIVe session plénière du Conseil central des syndicats, 5 mai 1972.

 
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