Entretien

Abderrahmane Abdelhaoui (syndicaliste de Mayotte) : « Un climat insurrectionnel existe »




Automne 2015 : plusieurs journées de grèves et actions ou opérations escargots bloquent Mayotte. Retour sur cette contestation avec Abderrahmane Abdelhaoui, militant mahorais de SUD-Education.

Alternative libertaire : Où en est la mobilisation de cet automne 2015 à Mayotte ?

Abderrahmane Abdelhaoui : C’est sans mandat ni maîtrise parfaite des revendications de l’intersyndicale que la ministre des Outre-mer a reçu les salarié-e-s du privé et du public en grève le 10 novembre. Les réponses du gouvernement sont demeurées insatisfaisantes, malgré les successions de rencontres qui ont eu lieu ce même jour (le matin avec la ministre et avec le préfet puis avec les conseillers de la ministre des Outre-mer l’après-midi).

En effet, s’agissant du secteur privé, l’intersyndicale doit encore insister auprès du gouvernement sur la transposition immédiate du code du travail [1]. S’agissant du secteur public, même si un travail d’état des lieux de l’ancienneté générale de service des agents intégré-e-s dans les fonctions publiques doit être mené, le gouvernement doit préalablement acter le principe de la reprise en compte de leur ancienneté et fixer un calendrier de mise en œuvre.

Par ailleurs, l’intersyndicale regrette le fait que la ministre n’ait daigné évoquer les revendications relatives à l’indexation des salaires sur la cherté de la vie ainsi que l’attractivité du territoire et déplore le fait que les sanctions prises à l’encontre des responsables syndicaux et agents ou agentes en lutte n’aient pas été abordées.

Le mouvement de grève, hélas, a été suspendu du fait des attentats du 13 novembre à Paris et de la mise en place de l’état d’urgence. Ce qui est dommage car il était en pleine montée en puissance. L’intersyndicale FSU, Solidaires, CFDT, FAEN [2], CGT et FO demeure, néanmoins, unie et joue le jeu de la mobilisation. Il y a de toute manière une indéniable volonté d’en découdre. Début 2016, la lutte devrait repartir...

Ce mouvement de colère fait suite à un autre de 2011…

Abderrahmane Abdelhaoui : Le 31 mars 2011, Mayotte est devenue officiellement le cent-unième département de France et cinquième département d’Outre-mer. Dès l’automne 2011, d’importants mouvements de contestation contre l’augmentation du coût de la vie bloquent l’activité de l’île. Le gouvernement nomme alors un médiateur afin de dénouer la crise. Pendant plusieurs semaines, des manifestations sont organisées contre la vie chère. L’île est progressivement paralysée. La violence des forces de l’ordre est inouïe. Les gendarmes chargent à plusieurs reprises les cortèges. Un manifestant meurt. Un autre est grièvement blessé. Les médias de la métropole observent un silence général sur les événements.



Quel bilan peut-on dresser de la départementalisation ?

Abderrahmane Abdelhaoui : Il convient à ce stade de dire que la départementalisation est loin d’être une réussite. En réalité tout est à faire, tout est à construire. Mais il semble clair que le contexte historique, politique, social et cultuel n’a pas été pris en compte de façon convenable et réaliste par les « penseurs » de la départementalisation.

Un seul exemple suffit à l’illustrer : l’application des horaires de cours des écoles de la métropole dans un pays qui, à la mi-journée, connaît des chaleurs intenses et dont certains élèves sont déjà debout depuis 4 heures du matin ! C’est au quotidien et auprès des Mahorais et Mahoraises que l’on se rend compte du décalage entre les « bonnes intentions » de la métropole et leur traduction sur le territoire.

Les rencontres avec les édiles et les responsables administratifs, la plupart du temps « métro », gomment une certaine réalité, ce qui est préjudiciable à la situation réelle de l’Île. Le plan « Mayotte 2025 » est regardé avec une certaine indifférence par les Mahorais et Mahoraises un peu « initié-e-s ». Alors que dire des autres….

Socialement, les structures ne sont pas à la hauteur des besoins d’une population où plus de 50 % des personnes ont moins de 18 ans ; où la maternité de Mamoudzou connaît le plus grand nombre d’accouchements du territoire français ; où dans les dix-sept collèges de l’île il n’y a aucune restauration scolaire pour des enfants qui parfois doivent se lever à 4 heures du matin pour être en cours à 7 h 30 ; où une seule route permet de faire 20 km en une heure ; où l’État vient d’inventer une fiscalité locale sur le revenu que la plupart des Mahorais n’avait jamais connue ; où l’essentiel de la population n’habite pas dans des logements dignes de ce nom et vit en dessous du seuil de pauvreté, parfois sans eau ni électricité...

Cette situation génératrice de tensions liées aux inégalités sociales est explosive. Si l’on y ajoute le comportement de certains « métros » gradé-e-s ou non qui s’imaginent être encore au temps des colonies, on imagine facilement la complexité de la situation.



Il semble qu’une part importante des tensions sur l’île serait due aux flux migratoires continus en provenance, entre autre, des Comores voisines. Peux-tu en dire plus ?

Abderrahmane Abdelhaoui : L’Insee recense officiellement 240.000 personnes à Mayotte, mais en réalité, on estime à un quart de la population les migrants et migrantes venu-e-s des Comores, de Madagascar et du Mozambique ! Un climat insurrectionnel existe du fait de la misère sociale d’autant qu’elle se double d’un problème de promiscuité aigüe : Mayotte a la plus forte densité de population de la France d’outre-mer, avec 566 habitants au km².

Du fait de cette misère, il existe une forte réalité d’insécurité et de délinquance. Et il en découle un racisme violent de la part des Mahorais et Mahoraises à l’égard de ces migrants et migrantes. Cela peut avoir des conséquences dramatiques. Dans les villages, les Mahorais et Mahoraises s’organisent et font la loi eux-mêmes contre la petite délinquance. Des familles comoriennes sont expulsées manu militari de leurs foyers par les villageois sous prétexte qu’un de leurs fils a été trouvé en train de cambrioler une maison voisine. Dernièrement, plus grave encore, un voleur a été séquestré plusieurs jours par les habitants d’un quartier. Il a été sauvé in extremis alors que ceux-ci s’apprêtaient à mettre le feu au pneu qu’ils lui avaient mis autour du cou.

Au niveau syndical, notre réponse face à cette situation de détresse extrême dans laquelle se trouve ce pan entier de la population est un accompagnement juridique mais aussi une démarche de protection de ces migrants et migrantes sans papiers victimes de véritables ratonnades. Notre tâche n’en demeure pas moins énorme.

Propos recueillis par Jérémie Berthuin (AL Gard)

[1Mayotte est demeurée sous souveraineté française lors de l’indépendance des autres îles de l’archipel des Comores au milieu des années 1970. L’île connaît jusqu’aux années 2010 un statut administratif singulier marqué par de nombreuses exceptions juridiques : la plupart des textes en vigueur en France ne s’y appliquent pas.

[2Fédération autonome de l’Éducation nationale.

 
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