Algérie : Un pays qui résiste




Laminée par dix années de terreur, déclenchée par l’intégrisme religieux (près de 200 000 victimes), dont l’objectif à terme était l’instauration d’une autocratie islamique, la population algérienne est entrée depuis avril 2001 en insurrection contre le pouvoir politique issu du simulacre d’élections « pluralistes et démocratiques » d’avril 1999, qui a porté Bouteflika, candidat de l’armée resté seul en lice, à la présidence de la République.

Reconduit par la mascarade plébiscitaire du 8 avril 2004 et constitué par une coalition de clans dont l’armée est la colonne vertébrale, ce pouvoir, polarisé autour de la préservation de ses privilèges, affiche clairement son adhésion à l’économie néolibérale et à une idéologie nationalo-islamiste… sans guère chercher à cacher ses pratiques maffieuses.

Sur le plan international, il s’agit pour lui de doter l’État algérien d’une image démocratique et d’attribuer à son économie l’apparence d’une modernisation propre à répondre aux normes néolibérales… Un masque qui doit permettre au régime actuel de bénéficier de la légitimation et du soutien d’un Occident peu regardant, avec d’une part les États-Unis qui cherchent à étendre leur mainmise sur tout le Maghreb, le Moyen Orient et l’Asie Centrale pour renforcer leurs intérêts géostratégiques et surtout énergétiques (pétrole algérien) dans le grand jeu de la domination du capitalise transnational, et d’autre part la France qui essaye de regagner (conserver ?) es liens privilégiés avec l’Algérie notamment par le biais d’accords militaires, cette reconnaissance extérieure constituant l’essentiel de sa force.

Sur le plan intérieur, par l’application d’une subtile stratégie de « pacification », l’alliance regroupée autour du président entend prendre le contrôle de toute la société algérienne, par tous les moyens, quitte à risquer de ternir l’image démocratique qu’elle cultive pour la galerie de sa clientèle étrangère alléchée par les réserves pétrolières sur lesquelles « l’ami Bouteflika » est adossé. Cette mise au pas minutieusement réglée par le cercle présidentiel consiste avant tout à briser le mouvement - citoyen et social - de contestation populaire sans précédent qui lui fait face, et à verrouiller les rares espaces de liberté et d’expression, chèrement payés et laborieusement acquis par la société civile depuis l’insurrection nationale de 1988. Le maintien de l’état d’urgence et des lois qui l’accompagnent lui facilitant la tâche, elle (l’alliance au pouvoir) continue d’entretenir et d’instrumentaliser savamment le terrorisme dit « résiduel ».

Opposition, démocratie directe et contre-pouvoirs d’en bas

Paupérisés par les politiques antisociales, encore traumatisés par la guerre sans merci menée par l’intégrisme religieux armé, des pans entiers de la société se sont dressés dès son premier mandat contre le pouvoir liberticide de Bouteflika. Regroupés spontanément en comités autonomes, d’abord en Kabylie, ils vont constituer ce qu’on appelle le mouvement des aârouch. Ces structures horizontales nées dans des assemblées de quartiers, de communes, de villages, se sont fédérées au niveau des wilayas, elles-mêmes coordonnées en interwilayas. Cet ensemble s’est accordé sur un texte de revendications minimales, dit plate-forme d’El Kseur et est régi par un « code d’honneur » auquel les délégués doivent prêter serment, afin que soient respectés les mandats qu’ils ont reçus des assemblées.

En quelques mois, la contestation lancée par les aârouch s’est étendue au reste du pays - au centre (Alger, Boumerdès), à l’est (dans les Aurès : Khenchela, Bordj Bou Arréridj), au sud (Ouargla, Djelfa), enfin à l’ouest (Chlef, Aïn Defla) ; elle touche plusieurs secteurs d’activité (enseignement et santé en particulier) et a dynamisé la protestation sociale jusqu’alors étouffée par la question de la survie face à la terreur. Ainsi, au cours des trois dernières années, ces mouvements ont réussi à tisser un réseau d’organisations inédites qui expérimentent une forme de démocratie directe. Ces structures constituent aujourd’hui le socle de ce que l’on appelle désormais le mouvement citoyen par lequel des milliers d’Algérien(ne)s expriment leur refus de se plier à la loi de l’arbitraire et de la hogra (mépris), de la corruption et de la prévarication, de la répression sociale, d’une vie de sujets asservis à la tutelle d’un État mafieux ; un État négateur de leurs droits culturels, de leur langue maternelle, de leur dignité et de toute justice. Tout le programme de ce tissu d’assemblées autonomes en rupture avec les appareils politiciens vise, par la résistance pacifique, l’insurrection et la désobéissance civile, à la reconnaissance et à la (re)conquête des droits sociaux, économiques, linguistiques et culturels refusés au peuple algérien.

Pour le briser et empêcher son extension, le pouvoir de Bouteflika a mobilisé ses instruments répressifs et idéologiques (police, justice, administration, médias...). Parmi la panoplie des mesures mises en œuvre, on citera : la répression sauvage des manifestations populaires (126 morts rien qu’en Kabylie depuis le déclenchement de l’insurrection en 2001) ; l’arrestation et l’emprisonnement (délégués ou simples manifestants) en Kabylie, dans les Aurès (en mai 2004, à T’kout, wilaya de Batna), dans le Sud (Ouargla)… ; les tentatives de divisions internes, de récupérations partisanes ou d’infiltrations policières.

La presse sous la botte

Un mois après sa « réélection » en avril 2004, Bouteflika a remis à l’ordre du jour son projet d’extinction des libertés. Après une phase de harcèlement judiciaire de la presse libre, réactivée par les amendements répressifs introduits en 2001 dans le code pénal, le printemps et l’été 2004 ont été l’occasion pour son clan de passer à une vitesse supérieure.

À cette fin, les institutions clés qui ne lui étaient pas complètement inféodées (armée, magistrature, FLN, directions des services publics, des entreprises nationales, des chambres économiques…) sont purgées, discrètement mais sûrement, de leurs éléments indésirables ou jugés incertains, et remplacés par des fidèles des clans liés au pouvoir… tandis qu’est reconduite la politique de « réconciliation nationale » et l’alliance avec un islamisme qualifié de modéré (MSP) instaurées lors de son premier mandat.

Mais l’auto-désagrégation des grands partis d’opposition étant un fait acquis, la réussite de cette succession d’OPA lui a imposé une priorité : le démantèlement de la presse indépendante et le musellement de toutes voix et expressions dissidentes ; ils figurent désormais au premier plan de sa feuille de route. La condamnation à deux ans de prison pour un délit fictif de Mohamed Benchicou, éditeur de presse et auteur de la biographie Bouteflika, une imposture algérienne. Son journal, Le Matin, s’est fait le porte-voix des luttes citoyennes et sociales et a porté à la connaissance de l’opinion les tortures pratiquées par le pouvoir et ses agents contre des citoyens (à Tkout, notamment) et la corruption du cercle présidentiel, l’acharnement judiciaire contre Ghoul Hafnaoui (condamné à 8 mois de prison), journaliste militant des Droits de l’homme qui a dénoncé les abus et l’arbitraire des autorités et de la mafia locale, tous deux intervenus en mai-juin derniers, signifient qu’il y a accélération de la machine répressive. De même, la saisie et la vente des biens du Matin par le fisc, le chantage à l’impression dont il a fait l’objet, ont eu pour but évident de tuer ce journal et donc de priver le mouvement de résistance d’un de ses rares canaux d’expression.

Benchicou avait raison lorsque qu’il disait à ses juges : « Ce procès n’est pas mon procès, c’est celui de la liberté d’expression ! » Sa condamnation - ainsi que celle de Ghoul Hafnaoui - et la mort programmée du journal Le Matin est un nouveau (mais pas le dernier !) coup porté contre les militants de la liberté en Algérie.

Après la centaine de délégués de Kabylie, les 22 de Batna, les 9 de Ouargla, ces deux hommes sont allés grossir cet été les rangs des prisonniers du mouvement citoyen algérien.

Un Collectif pour la liberté de la presse en Algérie se met en place notamment sur Paris. Une première réunion publique a eu lieu à la bourse du travail de Paris le 28 octobre sous le titre « un 1er Novembre pour les libertés » (voir en page 24) en référence à l’insurrection armée du 1er novembre 1954 : cette date symbole continue d’incarner dans la conscience des Algérien(ne)s les idéaux de liberté et de justice. Et c’est à son essence émancipatrice que se réfèrent encore aujourd’hui les nouvelles générations investies dans les luttes pour la conquête de leurs droits sociaux, économiques et culturels. Les rédacteurs de l’appel du 1er novembre 54 ne se sont pas trompés : « La lutte sera longue et l’issue incertaine… »

Alain Mac Law , G.H. et A.A.

 
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