Arménie 1915 : Le nationalisme comme fabrique d’une identité meurtrière




Bien que le génocide arménien soit internationalement connu, le contexte dans lequel il s’est déroulé l’est moins du grand public. C’est le cas en France, où jusqu’aux années 2000, il était à peine mentionné dans les programmes d’histoire. Les événements et publications du centenaire devraient en partie y remédier.

Déportation de la population arménienne de Kharpout, en avril 1915.
La plupart des femmes, enfants et vieillards furent exterminés dans des « marches de la mort » vers le désert syrien, et les survivants exterminés par des commandos de « bouchers ».

Le génocide arménien a longtemps été un fait plus ou moins occulté par les historiens de la Première Guerre mondiale, parce que noyé dans une histoire très européocentrée. Le négationnisme des gouvernements turcs successifs et les pressions des autorités turques ont également joué contre la vérité historique. Cette difficulté à faire connaître au grand public la réalité de ce génocide n’est toutefois pas exceptionnelle. La communauté juive et les historiens travaillant sur le génocide juif ont été confrontés à de semblables difficultés jusque dans les années 1970.

Pour faire émerger cette histoire si difficile à dire et à écrire, il a fallu l’acharnement de la diaspora arménienne pour sauvegarder sa mémoire. La multiplication des travaux d’historiens a également joué un rôle important, ainsi que l’évolution de leur regard sur la Première Guerre mondiale et sur les guerres en général. Les travaux de ces vingt-cinq dernières années prêtent un plus grand intérêt au sort des civils, à la banalisation de la violence véhiculée par un nationalisme qui glorifie la guerre et à la « brutalisation des sociétés ».

Tous ces facteurs ont contribué à faire passer le génocide arménien d’une horreur noyée dans celles du premier conflit mondial à un fait majeur de cette même guerre.

L’émancipation qui fait peur au pouvoir

Au XIXe siècle, la population arménienne est une des nombreuses minorités vivant dans l’Empire ottoman. Majoritairement rurale et paysanne, vivant dans l’Anatolie arriérée, elle a également ses dynasties commerçantes, intellectuelles et politiques, qui fournissent à Istanbul des hauts fonctionnaires et des ministres.

Pourquoi, à partir des années 1890, cette communauté a-t-elle été plus persécutée que les autres ? Primo, après la sécession des Roumains, des Serbes et des Bulgares, c’est la dernière grande minorité chrétienne à peupler de vastes régions au sein de l’empire ; secundo, à la différence des Grecs ou des chrétiens libanais, elle ne bénéficie pas de la protection d’une puissance étrangère ; tertio, elle est travaillée par des courants progressistes, libéraux et socialistes, qui luttent pour une émancipation sociale et nationale.

En 1894-1896 les « massacres hamidiens » – d’Abdülhamid – font figure de prélude au génocide. Des pogromes encadrés par l’armée, notamment par les unités de cavalerie tribales kurdes, alléchées par la promesse du pillage, font 250.000 morts en Arménie ; 50.000 femmes et enfants sont réduits en esclavage ; plusieurs dizaines de milliers sont converti.es de force à l’islam ; 100.000 se réfugient à l’étranger.

En Europe l’émotion est vive. Au Palais-Bourbon, Jean Jaurès interpelle le gouvernement français et appelle à faire pression sur Istanbul. En effet, le sultan ne fait cesser les massacres que devant la menace d’une intervention militaire internationale.

Le nationalisme à l’œuvre

En 1908, une faction de l’armée ottomane, les Jeunes-Turcs, impose son gouvernement au sultan Abdülhamid II après un coup d’Etat.

Réputés laïques et modernistes, le pouvoir Jeune-Turc est accueilli avec espoir par les principaux partis socialistes arméniens, Hentchak et Dachnak. Ils vont vite déchanter. Loin de rompre avec les persécutions hamidiennes, les Jeunes-Turcs les prolongent. Dès 1909, leur gouvernement encadre les pogromes anti-arméniens d’Adana, qui font 19.000 morts.

Les Jeunes-Turcs se font les champions d’un nationalisme autoritaire et centralisateur, qui cherche à redresser l’Empire ottoman autour d’une affirmation panislamiste. A partir de 1912, leur gouvernement impulse des campagnes de boycott des commerces grecs et arméniens à partir de 1912.

La 1re Guerre balkanique, qui éclate en octobre 1912, durcit encore le régime. Alors que l’armée ottomane subit défaites sur défaites face aux Serbes, Grecs, Monténégrins et Bulgares coalisés, alors qu’Istanbul est assiégée, le gouvernement se déchire entre défaitistes et jusqu’au-boutistes.

En février 1913, les jusqu’au-boutistes éliminent leurs adversaires après un coup d’Etat. C’est désormais le Comité union et progrès (CUP), l’aile droite des Jeunes-Turcs, qui occupe le pouvoir.

Pétri d’idéologie raciste et militariste (voir encadré ci-dessous), c’est ce CUP qui va orchestrer le génocide.

En juillet 1913, au termes de la 2e guerre balkanique, l’Empire ottoman a encore perdu des territoires en Europe, où il ne conserve que la Thrace et Constantinople. Cette débâcle traumatise les nationalistes turcs, qui développent un discours paranoïaque contre l’ennemi de l’intérieur – les minorités chrétiennes, rendues responsables de la débâcle.

Dès le début 1914, le CUP commence à envisager l’élimination physique de l’ensemble de la population arménienne, pour stabiliser l’empire [1]. La Grande Guerre, en détournant l’attention de la communauté internationale, va permettre la mise en œuvre de ce projet.

1,5 million de morts en trois ans

Durant l’hiver 1914-1915, l’armée ottomane lance une offensive contre les Russes dans le Caucase. Mal préparée, trop ambitieuse, elle tourne au désastre. Les généraux turcs accusent alors les populations arméniennes d’Anatolie d’être prorusses, et d’agir comme une 5e colonne.

En janvier et février 1915, l’état-major ordonne le désarmement des soldats arméniens de la IIIe armée et l’exécution de la plupart d’entre eux. Fin mars, les dirigeants ottomans décident de vider les zones de peuplement arménien dans l’Est anatolien. La première phase du génocide commence à ce moment-là, avec les marches de la mort qui partent de Cilicie, et le massacre des hommes. Le 24 avril 1915, le pouvoir ottoman fait arrêter des centaines d’intellectuels, de politiques et de religieux arméniens dans plusieurs villes, dont Istanbul.

Les marches de la mort et l’enfermement dans des camps de concentration en Syrie se poursuivent pendant tout l’été et l’automne 1915.

La seconde phase du génocide débute en février 1916 avec l’exécution des déportés qui jusque là avaient survécu dans les camps du désert syrien. Les massacres se poursuivent jusqu’en 1918. A cela il faut ajouter les spoliations, les conversions forcées, l’éclatement des familles (avec notamment de nombreux enfants retirés à leurs parents et confiés à des familles turques). Il est à noter que le pouvoir ottoman implique les tribus kurdes dans cette entreprise génocidaire.

Cinq foyers de résistance

Durant toute cette période, une résistance arménienne existe et s’exprime, même si la communauté arménienne est profondément affaiblie et déstabilisée. Quatre foyers de résistance sont situés dans la partie occidentale de l’Arménie historique. Le plus connu est celui de Van où la population arménienne se révolte et tient tête aux troupes ottomanes jusqu’à l’arrivée de l’armée russe. Un cinquième est situé en Cilicie (ancienne Petite Arménie), au Musa Dagh, sur le littoral méditerranéen, à moins de 100 kilomètres d’Alep [2].

Assiégés pendant cinquante-trois jours et à cours de vivres comme de munitions, 4.000 Arméniens et Arméniennes seront finalement évacué.es par la marine française.

Cette opération de sauvetage est exceptionnelle, rendue possible par l’accès de cette région à la Méditerranée, contrôlée par la marine franco-britannique. Dans l’Anatolie profonde, loin du front russe, les populations arméniennes ne peuvent espérer aucun secours des différents États belligérants.

En tout cas, les témoins étrangers des massacres ne manquent pas, qu’ils soient allemands, états-uniens ou français, et cherchent à alerter l’opinion internationale. Le gouvernement allemand pourrait, en faisant pression sur son allié, faire cesser les massacres. Il n’affecte qu’indifférence, au grand scandale de certains officiers allemands en poste en Anatolie, qui s’interposeront entre les tueurs et les populations arméniennes [3].

Le génocide sort de l’ombre

En 1919-1920, le nouveau gouvernement turc, cherchant à se dissocier des crimes du CUP, organisera le procès des principaux responsables du génocide. S’il a le mérite de révéler des documents qui attestent de l’intentionnalité et de la planification du génocide, le procès sera, pour l’essentiel, une mise en scène. Les plus hauts responsables se réfugieront à l’étranger, et la plupart des seconds couteaux ne seront jamais inquiétés. Des fortunes colossales, issues du pillage des biens arméniens ne seront jamais restituées.

Dans les années 1920-1930, le régime républicain kémaliste, dont bon nombre de cadres se sont enrichis grâce au génocide, jettera un voile pudique sur ce crépuscule sanglant de l’empire.

Dès lors, le combat pour la justice et la mémoire s’appuiera pour l’essentiel sur les efforts de la diaspora arménienne. Il faudra l’abnégation et la soif de justice d’un groupe de révolutionnaires arméniens pour que les têtes pensantes du génocide soient retrouvées en Allemagne, en Italie ou en Asie centrale, débusquées et exécutées, au cours de l’opération Némésis.

Alors que tous les protagonistes du génocide sont décédés, le combat se poursuit notamment contre les assassins de la mémoire que sont les négationnistes turcs. Il est toutefois heureux de voir que ces derniers sont sur la défensive et que sur cette question la société turque bouge de plus en plus depuis quelques années.

Dans ce contexte, la bataille pour l’ouverture des archives constitue un enjeu important. L’État turc s’y oppose pour des raisons de « sécurité nationale », craignant l’émergence de revendications de réparations et de récupération de biens mal acquis.

Laurent Esquerre (AL Paris-Nord-Est)

Pour aller plus loin :

  • la revue L’Histoire de février 2015 consacre un dossier au génocide arménien et répertorie nombre de travaux historiques récents ;
  • Mikaël Nichanian, Détruire les Arméniens. Histoire d’un génocide, PUF, 2015.

QUELLE ÉTAIT L’IDÉOLOGIE
DES CERVEAUX DU GÉNOCIDE ?

Le Comité Union et Progrès (CUP), qui domina la vie politique ottomane à partir de 1908, fut longtemps le sujet d’un malentendu. Et pour cause : il tenait un double discours systématique. À l’extérieur, il se présentait comme moderniste, laïc et démocrate – ce qui explique qu’il ait reçu, à ses débuts, le soutien des socialistes européens et même arméniens. À l’interne, il ne véhiculait au contraire que des discours sectaires, racistes et autoritaires.

Une réunion du CUP
Identifiés : 1. Saïd Halim Pacha, 2. Mithat Şükrü Bleda, 3. Ahmed Riza, 4. Hüseyin Cahit Yalçın, 5. Enver Pacha, 6. Talaat Pacha, 7. Rahmi bey, 8. [?] 9. Djemal Pacha

Formé de jeunes officiers nationalistes, pour la plupart turcs des Balkans, ce CUP était le rejeton réactionnaire du mouvement réformateur dit des Jeunes-Turcs, opposé à l’absolutisme du sultan. S’y mêlaient diverses influences, parfois contradictoires, qui ne s’homogénéisèrent que progressivement :

  • l’impérialisme ottoman, avec l’obsession de sauver un empire séculaire de la décadence ;
  • un panislamisme, qui visait à unir les musulmans de l’empire (qu’ils soient turcs, kurdes, arabes, bulgares, albanais, tchétchènes…) pour maintenir le système de discriminations à l’encontre des « dhimmis » (juifs et chrétiens, qu’ils soient arabes, arméniens, grecs, bulgares…) ;
  • le darwinisme social, qui postulait que la survie de chaque « race » dépendait de sa capacité à écraser les autres ;
  • un nationalisme panturc, avec l’ambition de fonder un État-nation homogène dont l’Anatolie serait le cœur, et incluant l’Azerbaïdjan ;
  • un fonctionnement de société secrète, sur le modèle des révolutionnaires serbes ou bulgares ;
  • le militarisme, avec l’idée que l’armée était le levier essentiel du pouvoir, et la violence son instrument.

Au lieu de rompre avec la politique d’épuration ethnique du sultan, qui avait conduit aux massacres de 1894-1896, le CUP s’inscrivit donc dans ses pas, ambitionnant de purger le pays de l’« ennemi de l’intérieur » – Arméniens, Grecs et Assyro-Chaldéens. La Grande Guerre lui en fournit l’occasion.

Guillaume Davranche (AL Montreuil)


Chronologie
DE LA « QUESTION ARMÉNIENNE »
AU GÉNOCIDE

1878 : Après la Grèce en 1830, l’Empire ottoman perd la Roumanie, la Serbie et la Bulgarie. L’Arménie, dernière importante région chrétienne de l’empire, commence à être perçue comme une menace.

1889 : Fondation du mouvement des Jeunes-Turcs, opposé à l’absolutisme du sultan.

1890 : Début des persécutions systématiques en Arménie.

1894-1896 : « Massacres hamidiens » : des pogromes encadrés par l’armée du sultan Abdülhamid II font 250.000 morts ; plusieurs dizaines de milliers convertis de force à l’islam ; 50.000 femmes et enfants réduits en esclavage ; 100.000 fuient à l’étranger. Le sultan fait cesser les massacres devant la menace d’une intervention militaire internationale.

1908 : Coup d’État à Istanbul : le sultan est contraint d’accepter un gouvernement dominé par l’aile nationaliste des Jeunes-Turcs, le Comité Union et Progrès (CUP).

1909 : Massacre d’Adana : le CUP révèle son vrai visage en orchestrant le massacre de 19.000 Arméniens.

1912-1913 : La déroute ottomane dans la guerre des Balkans est attribuée à la « trahison » des soldats chrétiens.

Février 1914 : Le CUP commence à envisager l’extermination, comme solution finale à la question arménienne.

Novembre 1914 : Entrée en guerre au côté de l’Allemagne.

Avril 1915-février 1916 : Première phase du génocide : exécution de l’intelligentsia arménienne à Istanbul ; massacre des hommes mobilisés dans l’armée ; déportation des femmes et des enfants dans des « marches de la mort » vers des camps de concentration en Syrie. Bilan : 800.000 morts et 200.000 convertis et réduits en esclavage.

Février 1916-1918 : Deuxième phase du génocide : les rescapés des « marches de la mort » sont exterminés dans le désert. Bilan : 400.000 morts.

Février 1918-octobre 1918 : Troisième phase du génocide : à mesure que l’armée ottomane progresse dans le Caucase, les populations arméniennes y sont exterminées. Bilan : 150.000 morts.

1919-1920 : Simulacre de procès des génocidaires par les autorités impériales cherchant à se dissocier du CUP aux yeux du monde.

1921-1922 : Opération Némésis : des révolutionnaires arméniens exécutent, un à un, les chefs du CUP exilés en Europe.

Guillaume Davranche (AL Montreuil)

[1Mikaël Nichanian, Détruire les Arméniens. Histoire d’un génocide, PUF, 2015.

[2En 1932, le roman de Franz Werfel Les Quarante Jours du Musa Dagh évoque cet épisode et compare l’idéologie du CUP au nazisme.

[3Mikaël Nichanian, Détruire les Arméniens. Histoire d’un génocide, PUF, 2015.

 
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