Chroniques du travail aliéné : Milena, responsable de service dans une caisse de retraite, « C’est le bourbier… »




Chroniques du travail aliéné par Marie-Louise Michel, psychologue du travail

« C’est le bourbier… », Milena, responsable de service dans une caisse de retraite [1]

J’ai cinquante-neuf ans, ça fait quarante-deux ans que je travaille là. Pendant quarante ans, c’était vraiment très bien, mais depuis quelques années il y a eu cinq regroupements successifs. C’est tout et n’importe quoi. On n’est plus rien juste des pions. Et les directeurs se succèdent à tour de bras. Le directeur général a été mis dehors, on ne s’y retrouve plus. Enfin ils m’ont mis cinq hommes misogynes sous mes ordres et qui en plus venaient d’un autre périmètre, comme on dit ici pour dire d’une autre mutuelle. Ils n’en fichent pas une rame. Deux heures pour aller fumer leur cigarette. J’ai alerté mes supérieurs, la pression est montée et je ne leur ai plus parlé.

Moi je fais des dizaines de milliers de kilomètres par an. Eux ne veulent pas se déplacer. Dans les agences de toute la France on a besoin de notre service et impossible de travailler avec ces employés-là. On me dit de patienter. Ils s’en foutent et m’ont dégradée sans doute parce que je les agace à faire des réflexions tout le temps. Le responsable dont je dépends est complètement désengagé. A cause des fusions, il y a 20% des employés qui n’ont pas de travail. Ils disent qu’ils vont réorganiser. Les syndicats voudraient un plan de licenciement mais la direction laisse pourrir et… tout le monde tombe malade. C’est le moyen le moins cher pour se débarrasser des gens ! Il y a deux autres regroupements en vue, ils veulent être toujours plus gros. C’est le foutoir, vous ne pouvez pas vous imaginer. Les liquidateurs de retraite n’ont jamais eu autant de retard, d’erreurs. Un véritable bourbier. C’est une catastrophe pour les départs à la retraite. Le nouveau directeur général a viré tous les anciens directeurs, qui sont partis avec des sous. Après ça, il a placé tous ses copains.

Et moi aussi, je me suis mise en arrêt de travail. Je ne le dis pas à mes amis ni à ma famille, j’ai honte. J’ai un bon ami dans la boite, il vient de faire un AVC. Il n’avait quasiment plus de travail depuis un an. A peine trois heures par jour sans se dépêcher, ça le rendait fou. Je lui ai demandé s’il ne croyait pas qu’il y a un lien… Entre ceux qui ont trop de travail et ceux qui n’en ont pas et n’osent pas le dire. Moi maintenant, je voudrais un arrangement et partir. Je n’aurais jamais cru que ça finirait comme ça.

[1Seul le prénom est modifié, le reste est authentique.

 
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