VIIe congrès d’AL - Angers - novembre 2004

Contre le sexisme et le système patriarcal : les fins et les moyens




L’émancipation des rapports de domination et d’exploitation ne résultera pas uniquement d’un dépassement du capitalisme, elle résultera aussi de l’annihilation des préjugés culturels dont les plus manifestes sont le racisme, l’homophobie et le sexisme. Préjugés qui existaient avant le capitalisme, qui existeront vraisemblablement après, et contre lesquels une lutte idéologique est nécessaire et serait encore nécessaire dans une société socialiste.

1. Sexisme et patriarcat

 Le sexisme, c’est l’ensemble des préjugés qui attribuent des qualités ou des défauts « innés » à chaque genre. Les « qualités naturelles » attribuées par les préjugés sexistes aboutissent à une hiérarchisation entre le groupe des hommes et celui des femmes, qui se traduit par la construction de valeurs prétendues « typiquement masculines » ou « typiquement féminines », comme l’instinct maternel, la douceur... et la retenue ! Les préjugés sexistes façonnent l’imaginaire collectif, est intériorisé (y compris par les femmes), et c’est pourquoi la lutte antisexiste, à l’instar de la lutte antiraciste ou anti-homophobe, a une dimension culturelle et idéologique très importante.
 Le patriarcat, c’est un système politique et économique. C’est le produit de la culture sexiste, solidifié en un système d’us et coutumes, de lois et de codes sociaux. Ce qui caractérise le système patriarcal, c’est qu’il cantonne l’action des femmes à la sphère privée, et réserve aux hommes l’action dans la sphère publique et politique. « L’Histoire est le produit des luttes de classes », certes, mais que ce soit dans le camp de la bourgeoisie ou dans celui du prolétariat, ce sont globalement les hommes qui donnent le la.

Si le système patriarcal justifie idéologiquement le sexisme en le rendant « naturel », le système patriarcal est nourri en retour par l’imaginaire sexiste : l’homme jouit d’une supériorité symbolique puisque c’est lui qui assume les responsabilités, qui s’engage en politique, qui fournit majoritairement les contingents de cadres, élus, patrons, chefs et autres décideurs économiques, politiques et culturels.

2. La justification idéologique

Pour organiser la lutte contre le sexisme, il faut lutter contre les modèles qui sont proposés et socialement intégrés et valorisés. Le partage des tâches habituellement décrites comme étant spécifiquement masculines (monter une étagère, parler en public, prendre des responsabilités publiques...) ou féminines (tâches ménagères, éducation des enfants, travail d’aide, de soin et d’assistance...) doit faire l’objet de remise en questions aussi bien de la part des femmes que des hommes. Il faut lutter tout aussi bien contre l’image de la femme-objet que contre celle de l’homme « mâle-dominant ».

Dans un premier temps, la remise en question des modèles sociaux véhiculés aussi bien par la publicité que la presse est nécessaire. Il y a là une véritable lutte à mener. Si nous désirons nous battre pour une société égalitaire, il faut absolument parler d’antisexisme, et non de féminisme, et agir en conséquence.

Pour organiser la lutte contre le patriarcat, il faut comprendre les mécanismes à l’œuvre dans les différents types d’oppression : la domination masculine ne se réduit pas à une somme de discriminations. C’est un système cohérent qui façonne tous les domaines de la vie collective.

L’oppression spécifique des femmes repose donc sur deux piliers :

  • une domination idéologique, culturelle : c’est le sexisme (qui s’exprime de la façon la plus crue dans la publicité par exemple, mais également dans la littérature, le cinéma, les jouets pour les enfants...) ;
  • une domination sociale, économique et politique : c’est le patriarcat ;

Cette domination est profondément ancrée ; sa défense peut aller jusqu’à l’emploi de la violence physique.

3. Quelles luttes ?

Les luttes contre le sexisme et celle le patriarcat sont indissociables. Effectivement, on ne peut faire reculer l’un avant l’autre ; ils ne nourrissent mutuellement, avancent et reculent de concert.

Plus les femmes s’affirment sur la scène publique, plus les préjugés sexistes perdent du terrain dans l’imaginaire collectif. Plus les préjugés sexistes reculent, plus le système patriarcal apparaît pour ce qu’il est. Plus le système patriarcal apparaît clairement pour ce qu’il est, plus est aisé d’intégrer la problématique de l’anti-patriarcat aux thèmes portés par le mouvement ouvrier.

Cette affirmation des femmes dans la sphère publique ne se fait pas forcément de façon consciente et volontaire. On sait par exemple que l’arrivée massive des femmes dans les usines à l’occasion de la Première Guerre mondiale a joué un rôle considérable dans leur reconnaissance sociale. Mais la mise en avant consciente des femmes sur la scène politique est également déterminante : quand les femmes obtiennent le droit de vote, quand des femmes deviennent responsables syndicales ou politiques cela joue contre la dévalorisation symbolique des femmes en général. Cette mise en avant peut y compris, en attendant mieux, résulter de mécanismes volontaristes, comme les quotas, le paritarisme, etc. C’est la solution qu’ont retenue certaines organisations syndicales comme SUD-PTT (quotas décidés en congrès), la CGT (paritarisme), la CGIL italienne ou l’ÖGB autrichienne (quotas) pour féminiser l’image du syndicat et encourager l’engagement syndical des femmes.

Et lorsque le patriarcat recule dans la sphère publique (la sphère « productive », celle du travail productif), cela contribue à son recul dans la sphère privée (la sphère « reproductive », celle du travail domestique, de la reproduction de la force de travail).

Parallèlement, il faut mettre en avant ce que les hommes ont à gagner à s’investir dans la sphère privée, et ce qu’il y a à gagner pour chacun dans l’émancipation de l’autre. L’abandon des modèles paternaliste et maternaliste est nécessaire, sachant que la majorité du travail à faire est à faire en faveur des femmes (travail salarié et ensuite le travail domestique). Il est à noter qu’un des obstacle à l’investissement des hommes et/ou des pères dans l’éducation des enfants est la réticence des femmes à confier leurs « prérogatives » de mère aux hommes. « Seules les femmes savent ce qui est bon pour leurs enfants », est un poncif en plein retour actuellement dans les discours moralistes et judiciaires, et y compris dans certains discours prétendument féministes.

4. Plus le travail domestique est féminin, plus le travail productif est masculin

La marginalisation des femmes dans la sphère productive publique est concomitante de la place prépondérante que tiennent les femmes dans la sphère reproductive privée. Combien de fois n’a-t-on pas entendu cette billevesée : « certes les hommes dirigent le monde, mais les femmes (rusées), tirent les ficelles depuis la cuisine » ?

Pourquoi ? Parce que la valeur symbolique du travail n’est pas déterminée par le travail lui-même mais par la sphère dans laquelle il est produit. Ainsi le travail domestique (où les femmes ont un rôle prépondérant) est systématiquement dévalorisé et surtout gratuit. Cette situation a des conséquences idéologiques importantes : dans la sphère productive, les femmes peuvent davantage être à temps partiel car elles doivent s’occuper du ménage et des enfants ; elles peuvent gagner moins car elles n’ont pas la charge d’entretenir une famille ; elles exercent des métiers liés à l’enfance, au social accordés à leurs qualités « naturelles » de patience et d’accompagnement. Il suffit d’observer les statistiques du chômage, du temps partiel et des niveaux de revenus pour s’en rendre compte.

5. Le capitalisme tire profit de la division sexuelle du travail

Cette division sexuelle du travail permet à l’État de faire des économies sur les crèches collectives, les cantines, la prise en charge des personnes âgées. En 2000, les femmes continuent d’assumer 80 % du noyau dur du travail domestique (vaisselle, cuisine, linge, soins matériels aux enfants, courses). Le capitalisme tire profit de cette division sexuelle du travail. Rien d’étonnant donc à ce que les secteurs les plus précarisés, de tout point de vue, soient les plus féminisés.

L’oppression des femmes n’est pas seulement un « reste archaïque » des millénaires passés. Elle est utilisée par le système capitaliste même si cela produit des contradictions en son sein : en période d’expansion économique, le capitalisme a besoin de réguler le marché du travail en sollicitant une main d’œuvre féminine bon marché. Inversement, en période de récession, certaines politiques cherchent à favoriser le retour des femmes au foyer par des incitations fiscales et financières qui se parent de vertus « morales ». Les femmes jouent là un rôle semblable à celui de la main d’œuvre immigrée et remerciable à tout moment.

6. La violence contre les femmes

La violence faite aux femmes est la partie la plus visible et la plus terrible de cette domination. Elle est là pour rappeler aux femmes qu’elles sont dominées.

La violence physique ou morale faite aux femmes (viol, prostitution, femmes battues, harcèlement, humiliations, etc.) est le dernier recours et outil qu’ont les hommes pour affirmer leur domination. Il existe une véritable tolérance sociale vis-à-vis de cette violence, malgré une certaine évolution dans la gravité des condamnations et dans l’augmentation des plaintes.

Mais même pour celles qui ne subissent pas directement cette violence physique, aucune femme n’échappe à la violence symbolique que constituent la marchandisation du corps des femmes, notamment la prostitution ; l’écrasante majorité de la production pornographique ; la publicité sexiste ; les insultes sexistes ; la dévalorisation des compétences et des activités des femmes, et la peur de sortir seule.

7. La persistance de la valeur famille

Avec l’organisation par l’État de l’insécurité sociale, un certain discours tend à présenter la famille comme une valeur refuge à qui on demande de combler les lacunes de l’État et de la société. On en voit l’indice dans la culpabilisation des parents, particulièrement des familles monoparentales à la tête desquelles on trouve une écrasante majorité de femmes, la suppression des allocations aux familles des élèves qui sèchent les cours, etc.

Or, non seulement la famille reste le premier lieu où s’exerce la violence contre les femmes (70% des viols sont commis au sein de la sphère familiale et dans son entourage direct ; plusieurs millions de femmes et d’enfants y sont battus chaque année) mais elle est, comme naguère l’Église, un lieu privilégié d’inculcation des normes et d’un certain ordre moral fondé sur le couple hétérosexuel et marié auquel la société donne des droits en tant que tel (allocations, héritages, logement, impôts, etc.).

Chaque individu devrait avoir des droits indépendamment de sa situation matrimoniale (les droits des pères ne sont pas les mêmes selon le statut du couple, mariés ou union libre) ou familiale, afin de garantir une véritable égalité entre ses membres et une réelle autonomie à chacun, notamment aux femmes.

Cependant, aujourd’hui, l’institution familiale est ébranlée par la banalisation des familles monoparentales ou recomposées, la reconnaissance institutionnelle des couples homosexuels (Pacs), etc. On peut utiliser ces brèches pour remettre en cause les rôles traditionnels que la famille instituée. Par exemple en défendant l’adoption d’enfants par les homosexuel(le)s, qui permet de s’extraire de la conception biologisante des fonctions paternelle et maternelle.

8. Notre antipatriarcat révolutionnaire et libertaire, notre féminisme

Alternative libertaire n’est pas seulement antisexiste, elle est féministe.

L’antisexisme, c’est le refus de la discrimination. Ce serait une position insuffisante, dans une société où il n’y a quasiment plus de discrimination légale entre hommes et femmes. Il y a une inégalité économique, sociale et symbolique, que nous combattrons par la promotion et l’autopromotion des femmes. C’est ce que nous nous entendons par féminisme.

Parce que le genre est une « construction » de la société, nous pensons que la transformation de la société est nécessaire au féminisme. Parce que ce sont les hommes et les femmes qui font de la société ce qu’elle est, nous croyons à une action féministe volontariste.

La lutte féministe est et doit être pilotée par l’action autonome des femmes, à tous les niveaux du mouvement ouvrier et social : dans les associations, les syndicats, les organisations politiques, mais aussi à l’Université ou dans la culture. Cette action doit être autonome, en cela qu’elle détermine sa politique en fixant ses propres priorités, sans les subordonner à d’autres considérations politiques.
L’antipatriarcat et le féminisme que nous défendons se distinguent :
 du féminisme bourgeois, qui pense que l’accès au pouvoir d’une « élite » féminine est un objectif satisfaisant. Ce féminisme-là se satisferait volontiers d’un paritarisme au sommet des institutions républicaines et capitalistes, sans remettre en cause un système globalement patriarcal.
 du féminisme aclassiste et essentialiste, qui imagine que la domination des hommes sur les femmes est d’origine physiologique et biologique, et ne résulte pas d’une construction sociale. Dans sa version optimiste, ce féminisme-là imagine, que « tout irait mieux » dans un monde dirigé par les femmes, dotées de vertus naturelles. Dans sa version pessimiste, il pense qu’aucune solution n’est possible avec les hommes, et balance constamment entre victimisme frileux et repli communautaire.

Dans son objectif politique, notre féminisme est antipatriarcal, anticapitaliste et libertaire. Il se fixe pour objectif l’abolition du patriarcat en tant que système, l’égalité civile et sociale entre hommes et femmes. Et dès maintenant en défendant tout ce qui favorise l’autonomie des femmes par rapport aux hommes : le droit et la gratuité de la contraception, de l’IVG. Sans parler du combat contre les pratiques médiévales qui relèvent directement de l’asservissement symbolique des femmes : excision, voile, etc.

Notre féminisme se fixe comme objectif de promouvoir la stricte égalité entre homme et femme, et les mesures féministes que nous promouvons doivent s’appliquer également aux comportements qui prévalent actuellement (virilité, machisme, comportement émotionnel...).

Dans ces mobilisations et ces campagnes, nous voulons contribuer à faire avancer les revendications suivantes :

Sur les violences

  • aide aux victimes à travers la création d’un service public d’aide aux victimes de violence (logement, aide juridique, assistance psychologique) ;
  • adaptation de la législation et réalisation/approfondissement des études et analyses sur les agressseurs afin de définir les modalités à mettre en œuvre en vue d’éviter les récidives ;
  • développement de l’éducation sexuelle qui ne soit pas limitée à la reproduction ;
  • une éducation sexuelle qui pourrait également parler du plaisir, et apprendre à dire non ou à accepter le refus de rapports sexuels non désirés ;
  • plus large place faite aux femmes dans les contenus des enseignements (littérature, histoire...).

Sur l’égalité professionnelle

  • égalité salariale hommes-femmes ;
  • progression de carrière égale hommes-femmes et mesures de rattrapage pour combler les inégalités actuelles ;
  • mixité au travail permettant l’accès aux emplois qualifiés pour les femmes dans tous les secteurs ;
  • combattre la précarité de l’emploi et notamment le temps partiel imposé (lutter contre l’idée toujours dans la tête des gens que le salaire des femmes est un salaire d’appoint) pour un temps partiel choisi ;
  • généralisation des crèches dans les quartiers et les zones de vie, adaptées aux besoins des populations.

Dans sa pratique politique, notre féminisme est offensif et passe par la promotion et l’autopromotion des femmes en tant qu’actrices déterminantes des mouvements sociaux et politiques, au même titre que les hommes. Dans bien des cas (commissions de réflexion, d’accueil, espaces de débats), la non-mixité peut être un outil utile. Mais dans la lutte et l’espace public, la mixité est vitale. Notre philosophie est que l’espace social est à disputer : dans l’action, dans l’écrit, dans la parole, dans l’image ; et les militantes portent en cela une responsabilité primordiale.

Notre antisexisme passe par la revendication de l’ égalité de chacun selon ses compétences face aux diverses tâches sociales, collectives, politique et privée. En bref, par l’éclatement des modèles culturels en cours dans les sociétés.

Dans sa pratique individuelle, notre féminisme suppose la remise en cause de tout ce qui nourrit les rapports paternalistes et maternalistes entre hommes et femmes : en encourageant le travail des femmes, le partage des tâches ménagères et de l’éducation des enfants, en développant une culture de respect, en favorisant la prise de parole féminine, en combattant les préjugés sexistes. En favorisant pour chacun l’accès aux domaines de connaissances et compétences culturellement marquées (« sérénité organisée », bricolage, éducation des enfants...).

9. Intégrer l’action féministe dans notre militantisme quotidien

La vocation d’une organisation militante n’est pas seulement de lutter « en interne » contre le sexisme. Lutte dérisoire et hasardeuse, quand les enjeux antisexistes sont immenses dans le reste de la société. C’est par l’intervention féministe active que les militant(e)s communistes libertaires se débarrasseront le plus sûrement des derniers préjugés encore ancrées en elles et eux par le patriarcat.

Mais sur le strict plan de l’organisation Alternative libertaire, il est important d’intégrer quelques pratiques, aussi bien dans notre expression que dans notre fonctionnement.

Symboliquement :

  • la féminisation des noms de fonction, par l’emploi des -e- ou des (e), selon la commodité typographique, ou bien par la périphrase : « les travaileur(se)s » ou bien « les travailleurs et les travailleuses ».
  • la féminisation de l’iconographie de nos publications (Alternative libertaire, Débattre, tracts, Web...). Dans la presse généraliste, on voit souvent des hommes sur les quatre cinquièmes des photos, et il y a là un vrai problème dans l’imaginaire que nous véhiculons.

Politiquement :

  • dans nos réflexions politiques, dans les axes revendicatifs que nous définissons, dans les luttes que nous menons, qu’elles soient politiques ou syndicales, il nous faut à chaque fois réfléchir à la spécificité féminine de la question. À titre d’exemple, sur la question des retraites ou de la Sécurité sociale, les femmes sont défavorisés par rapport aux hommes, et les réformes libérales de 2003-2004 leur portaient davantage préjudice. AL l’a signalé spécifiquement dans les argumentaires qu’elle a produit.
  • dans notre fonctionnement, nous efforcer de promouvoir les femmes. En avril 2004, il y avait un peu plus de 20% de femmes à l’AL ; logiquement il devrait donc y avoir 20% de rédactrices dans le mensuel AL, 20% de temps de parole occupée dans les réunions et congrès, 20% d’auteures de motion aux congrès, 20% de mandatées dans les commissions et au secrétariat national, etc. Fixer des quotas n’aurait guère de sens étant donné nos effectifs restreints. Il s’agit donc d’un point qui requiert la vigilance de tou(te)s, et en particulier des militantes.
  • la création d’une commission antipatriarcale au sein de l’AL, pour animer la réflexion, animer l’implication d’AL dans la lutte féministe et assurer sa représentation dans les collectifs unitaires de ses choix, serait plus que bienvenue.
 
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