Débats : Autour des travaux d’Irène Pereira




C’est vers une théorie critique pragmatiste que nous conduisent les livres d’Irène Pereira.

Pragmatiste car elle fonde son étude des rapports sociaux sur l’action, ou plutôt sur l’interaction. Critique car, par ce biais, elle cherche à mettre en exergue des formes de domination, des inégalités, bref, à rendre compte de diverses formes d’oppression au sein d’une société divisée en classes. Pourtant, elle refuse aux intellectuel-le-s le statut de neutralité et d’extériorité vis-à-vis de son objet d’étude. En cela elle s’oppose à la sociologie positiviste d’inspiration durkheimienne.

Ce ne sont donc pas les intellectuel-les qui dévoilent une domination cachée, celle-ci est subjectivement vécue par des individus qui témoignent de cette domination par la résistance qu’ils et elles mettent en œuvre pour y résister. Mais elle ne part pas non plus d’une sociologie dite « compréhensive » (d’inspiration wébérienne ou diltheyenne), qui suppose au contraire que le ou la sociologue ait une affinité avec son objet d’étude (il doit « comprendre » les intentions des agents qu’il ou elle étudie).

Le point commun entre ces deux courant c’est qu’ils visent à produire des savoirs sur une réalité. Or c’est en tant qu’intellectuelle et militante que l’auteure tente de dégager des savoirs à partir de la réalité sociale. Ainsi, le pragmatisme critique consiste à établir une théorie, non pas à partir de l’étude de la réalité sociale, mais à partir de l’engagement (de l’action) au sein de cette réalité. C’est donc à travers des « expérimentations » qu’il devient possible de produire des savoirs émancipateurs.

À une époque où, plus que jamais, la production des savoirs universitaires est détachée des conditions matérielles d’existence des populations qui font l’objet de ces études, ce n’est pas d’un moindre intérêt que de participer à la construction d’un savoir à partir de la pratique sociale. L’ancrage dans l’action est le point de départ d’Irène Pereira et non son point d’arrivée.

Nulle émancipation par le savoir purement « scientifique » donc – à la manière dont Lénine souhaitait voir les masses éclairées et guidées par sa science marxiste. Proche en ce sens des travaux de Jacques Rancière, qu’elle cite, l’auteure participe plutôt à la production de savoirs émancipateurs à partir de l’action, rendant ainsi aux agents leur autonomie intellectuelle quant à l’analyse de leur situation.

Le Pragmatisme critique est avant tout un ouvrage d’épistémologie qui vise à promouvoir une forme originale de théorie de la connaissance en sciences sociales, qui part de l’étude des actions collectives plutôt que des structures sociales. De ce fait, il discute de nombreuses positions en sciences sociales, ce qui peut paraître d’un intérêt moindre pour les lecteurs et lectrices peu au fait de l’histoire des sciences sociales.

En revanche, Travailler et lutter apparaît comme la mise en pratique de la théorie de la connaissance dégagée dans le premier ouvrage. Ainsi, si du point de vue de l’auteure, il est évident que l’un ne va pas sans l’autre, il nous paraît plus opportun de conseiller la lecture de ce dernier ouvrage au militant ou à la militante qui ne souhaite pas se plonger dans des études de sciences sociales, mais recherche par contre une analyse théorique de situations vécues (l’auteure y développe par exemple ses propres expériences de gardienne de musée ou de stagiaire de l’éducation nationale).

Cette analyse permet de révéler ce que peut avoir de général une expérience particulière d’injustice et d’oppression comme celle l’invisibilisation des tâches que l’auteure avait à effectuer lorsqu’elle était gardienne de musée, ou celle de ses conditions de travail dans l’Education nationale (on lui attribue par exemple un créneau de cours le vendredi soir de 16 h à 18 h que nul-le élève normalement constitué-e n’est capable de suivre correctement) et de sa non-titularisation lors de son stage en tant que professeure de philosophie dans le secondaire, fondée notamment sur l’inspection d’un cours au sein d’une classe considérée comme très difficile par l’ensemble de l’équipe enseignante.

On notera au passage l’honnêteté à la fois touchante et intellectuellement stimulante dont fait preuve l’auteure lorsqu’elle évoque des difficultés qui, bien que récurrentes chez les professeur-es (et pas seulement les stagiaires !) ne sont que trop rarement exprimées, et encore moins analysée avec profondeur. C’est alors toute la machine répressive de l’éducation nationale, tant envers les élèves qu’envers les professeur-es, qui est analysée à partir d’une expérience vécue, nécessairement particulière.

Bernard Gougeon (AL Tarn)

  • Le Pragmatisme critique. Action collective et rapports sociaux, L’Harmattan, Paris, 2016.
  • Travailler et lutter. Essai d’auto-ethnobiographie, L’Harmattan, Paris, 2016.
 
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