Dossier 68 : 1968, révolution manquée ?




Crise politique, conflit social, explosion hédoniste, Mai 68 ce fut tout cela à la fois. Mais « révolution manquée » ? Était-il possible, en mai, de pousser l’avantage ? De passer d’une situation prérévolutionnaire à une crise révolutionnaire ?

Ce qui frappe d’abord, dans Mai 68 c’est la fulgurance avec laquelle la révolte se répand à travers le pays. Certes, il y avait bien des signes annonciateurs. L’agitation ne cessait de croître dans les facs, et pas seulement en France. En Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie, au Japon, on conspuait l’impérialisme américain au Vietnam. Quant aux organisations révolutionnaires – principalement maoïstes et trotskistes – elles voyaient leurs rangs gonfler d’année en année. C’est sans doute sur l’emblématique campus de Nanterre que le phénomène a été le plus tangible, et ce n’est pas un hasard s’il est un des épicentres de Mai.

Mais le soulèvement étudiant aurait sans doute été rapidement oublié s’il n’avait pu surfer sur la grève générale la plus puissante que la France ait connue.

Là encore, dans les douze mois précédant Mai 68, quelques signes avant-coureurs existaient. Certaines grèves, comme
celle de la Rhodiaceta à Besançon ou de la Saviem à Caen, avaient révélé de nouveaux motifs de mécontentement ouvrier, fissurant le modèle capitaliste fordiste [1].

Institué en France par le gaullisme et le stalinisme après 1945, le fordisme mise sur le marché intérieur pour écouler des productions industrielles de plus en plus massives et standardisées. D’où la nécessité de maintenir un bon niveau de vie pour les travailleuses et les travailleurs, avec des salaires décents, une Sécurité sociale performante (assurance-chômage, assurance-maladie, assurance-vieillesse, etc.) dont le patronat supporte une part importante du poids financier. Pour maintenir un taux de profit confortable, celui-ci doit développer au maximum la mécanisation, transformant l’ouvrier en un simple auxiliaire de la machine.

C’est bien contre ce capitalisme étouffant que la révolte a mûri. Les aspirations à la liberté sont devenues prégnantes, que ce soit au travail, contre la discipline quasi militaire dans les usines, contre la pédagogie autoritaire dans les facs, contre l’ordre moral archaïque. C’est ainsi que peu à peu, à côté des traditionnelles revendications quantitatives (salaires, temps de travail) se sont développées des revendications qualitatives, touchant à l’organisation du travail.

La brèche universitaire

Mais revenons à l’Université, puisque c’est bien de là qu’est partie l’agitation qui va aboutir à la crise du régime. À cette époque, l’Université connaît une massification importante et l’entrée dans son enceinte de nouvelles catégories étudiantes. L’institution universitaire et ses archaïsmes – mandarinat, pédagogie infantilisante – commence à craquer. Sa fonction elle-même est mise en cause puisque la massification a raréfié les débouchés.

On a dit et redit qu’à Nanterre, tout avait commencé par la lutte contre la séparation des sexes à l’internat. Cela a créé un climat. Mais ce qui mit le feu aux poudres, c’est la répression suite à une action violente contre la guerre du Vietnam. De l’assaut contre une agence American Express à Paris le 20 mars à la nuit des barricades le 10 mai, c’est un engrenage de mobilisations, de répression, d’affrontements avec l’extrême droite, de remobilisations toujours plus larges.

La brutalité de la répression est sans aucun doute une des causes de la rapide propagation du mouvement. Au-delà de l’émotion suscitée, c’est bien parce que la violence des autorités n’apparaît plus légitime, que leur nature oppressive est mise à nu et qu’elles sont incapables de se justifier face aux critiques, que l’agitation devient mouvement.

L’administration et les autorités policières se trouvent impuissantes face à ce mouvement déconcertant, ne se laissant pas encadrer, sans revendications matérielles qu’on puisse satisfaire immédiatement.

La question du pouvoir

Après le 13 mai, le mouvement ouvrier va s’engouffrer dans la brèche. Les grèves avec occupation qui débutent le 14 mai à Claas (près de Metz) et à Sud-Aviation (près de Nantes) se propagent à travers la France à l’initiative de la base, et en particulier de sa frange jeune.
Comment l’agitation étudiante a-t-elle pu déboucher sur un tel mouvement ? Dès juin 1968, les sociologues Edgar Morin, Claude Lefort et Cornélius Castoriadis expliqueront qu’en s’attaquant à l’Université, les étudiants et les étudiantes s’attaquaient en réalité à un modèle bien plus large de domination qui s’imposait à tous les cadres sociaux : celui de la bureaucratie et de la « féodalité » [2]. Cette lame de fond anti-autoritaire s’attaquait à tous les instruments de contrôle social : la censure des médias, la morale sur les sexualités, l’autoritarisme du pouvoir gaulliste comme celui des petits chefs d’ateliers ou de l’école.

Malgré la faiblesse des organisations libertaires, Morin ira jusqu’à écrire qu’on assiste alors à une véritable « renaissance intellectuelle de l’anarchisme, teinté de marxisme et de situationnisme ».

Le spectacle d’un pouvoir visiblement débordé par la mobilisation fait également tomber bien des inhibitions. « En un instant, écrira Lefort, l’on découvre que la prétendue nécessité de la soumission est fondée sur un rapport de forces et que ce rapport de forces peut être inversé. »

Dès lors, la question de l’organisation de la société est posée même si bien sûr, parmi les 10 millions de grévistes, tout le monde ne le comprenait pas au même rythme.

Pourtant, si la question de l’organisation de la société est posée, elle n’est pas vraiment reliée à la question du pouvoir. Faut-il, peut-on renverser De Gaulle ? Et surtout, pour le remplacer par quoi ?

Le PCF au secours de l’ordre

La solidarité affichée par le PCF et la CGT contre la répression le 13 mai ne masque pas leur inquiétude lorsque des grèves avec occupations éclatent en-dehors de toute consigne syndicale. Comme en 1936, comme en 1945, les staliniens se démènent, du début à la fin, pour canaliser la mobilisation et éviter que ne se crée une véritable situation révolutionnaire. Tout d’abord en interdisant le contact entre le mouvement ouvrier et le mouvement étudiant. Ensuite en cantonnant les grèves à de simples revendications quantifiables appelant une négociation. Pour forcer le retour au calme, L’Humanité ira jusqu’à inventer que 100 000 soldats avaient été massés non loin de la capitale, pour faire planer la peur d’un bain de sang.

Manifestation monstre du 29 mai
à l’initiative de la CGT, « pour un gouvernement populaire ».
A toute force,
le PCF essaie
de ramener l’ordre en orientant
la colère de la rue vers un débouché institutionnel.
Ce sera un échec pour lui :
les élections législatives
des 23 et 30 juin se traduiront par
un raz-de-marée gaulliste. Photo Jean-Claude Seine.

Mais la peur de l’appareil stalinien, les deux pieds sur les freins, ne suffit pas à expliquer la passivité politique du prolétariat qui, mis à part sa frange jeune, témoigne d’une relative indifférence envers ce qui ne relève pas directement de la revendication économique.

Il semble alors que l’idéal majoritaire, ancré par plus de vingt ans d’hégémonie stalinienne et réformiste, se soit réduit à une meilleure intégration dans la société de consommation. Si les accords de Grenelle sont rejetés à Billancourt, c’est avant tout parce qu’ils constituent une arnaque sur le plan économique.

Le 29 mai, PCF et CGT organisent des manifestations monstres pour réclamer un « gouvernement populaire ». C’est un appel du pied très clair au pouvoir gaulliste qui, rassuré sur les intentions du PCF, n’a plus qu’à inviter son opposition à s’exprimer sur le terrain électoral. Le lendemain, il dissout l’Assemblée nationale. Une stratégie payante puisqu’au plus fort de la crise politique, soulignera Castoriadis, « les Sganarelle de la gauche », que ce soit Mitterrand, Mendès-France, Edmond Maire ou Waldeck Rochet [3], n’auront « rien d’autre à proposer que des combines électorales ».

Malgré la résistance des manifestations qui scandent « élections trahisons », le mouvement finit piteusement sur le champ électoral. Il n’a pas été en mesure d’imposer l’auto-organisation autonome à la base (des « soviets ») pour dépasser les directions syndicales et politiques. Il a manqué de temps, de volonté ou d’expérience pour sortir de la routine idéologique.

De par leur forme et leur contenu anti-autoritaire, les événements ont cependant renoué avec la grande tradition libertaire du mouvement ouvrier français, comme le pointera Castoriadis : « Ce n’est qu’en dépassant les simples revendications économiques que Mai 68 est devenu ce qu’il est devenu (et à l’inverse ce n’est qu’en assurant la fermeture du mouvement des salariés dans des revendications strictement économiques que les bureaucrates syndicaux ont tenté de réduire la fracture du régime). »

Une situation prérévolutionnaire

Une grève généralisée, un pouvoir paniqué, quasi vacant pendant toute une période, des ministères désertés, une bourgeoisie tétanisée, dont une partie s’est enfuie à l’étranger… La situation pouvait être caractérisée comme prérévolutionnaire. Ce qui l’a empêché de passer au stade supérieur et de mettre en danger non pas seulement le régime gaulliste, mais tout le système capitaliste, c’est la faiblesse de l’auto-organisation dans les entreprises. La « Commune de Nantes » et les « soviets de Saclay » (lire la chronologie commentée), c’est un peu court pour rejouer 1917. On ne bouleverse pas en huit semaines vingt ans de culture légaliste inculquée par les appareils staliniens et réformistes.

La crise avait néanmoins eu le mérite de révéler le rôle d’arrière-garde des « porte-parole » de la classe ouvrière [4].

Pour exploiter cette situation prérévolutionnaire et pousser l’avantage, il aurait fallu une minorité révolutionnaire libertaire expérimentée et influente dans un mouvement syndical libre, bien implanté et acquis aux pratiques d’auto-organisation et d’autogestion. Ces deux éléments n’existaient pas en Mai, et leur émergence devait être la grande question dans les organisations communistes libertaires des années suivantes. Le développement de la CFDT et le phénomène LIP [5] témoigneront alors de l’infiltration de l’« esprit de Mai » dans les usines et de son cheminement dans le syndicalisme.

C’est cet introuvable « moment révolutionnaire », du fait des tendances lourdes au sein du mouvement ouvrier, qui va conduire la plupart des courants d’extrême gauche à présenter Mai 68 comme une « répétition générale », précédant une nouvelle conflagration. Dans l’intervalle, il ne resterait qu’à se retrousser les manches pour rééquilibrer les forces au sein du mouvement ouvrier. Afin que, la fois suivante, on ne manque pas le rendez-vous de l’Histoire.

Tristan (AL Toulouse), Renaud (AL Alsace), Guillaume Davranche (AL
Paris-Sud)


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[1Du nom de Henry Ford (1863-1947), fondateur de l’entreprise du même nom.

[2Edgar Morin, Claude Lefort, Jean-Marc Coudray (Cornélius Castoriadis), Mai 1968, la brèche ; premières réflexions sur les événements, Fayard, juin 1968. Réédition augmenté en 1988 et en 2008.

[3Respectivement dirigeants de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS), du Parti socialiste unifié (PSU), de la CFDT et du PCF.

 
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