3e Congrès d’AL - Hérouville-Saint-Clair (mai 1995)

Fédérer la gauche sociale - Pour un front de la solidarité et de l’égalité




Remarque critique : Cette thèse allait servir de stratégie directrice à Alternative libertaire dans les grèves de Décembre 95 et pendant les années suivantes. Un bilan de cette stratégie a été fait au 7e Congrès (Angers, 2004), sous le titre « Bilan de dix ans de stratégie de front social ».

L’accroissement des profits et de la productivité, l’envol des inégalités, un chômage désormais massif, structurel et permanent, les exclusions et la misère, font ressortir de plus en plus fortement les contradictions du système capitaliste qui connaît ainsi, mondialement, la crise la plus longue et peut-être la plus profonde de son histoire. La période est plus que jamais marquée par des tendances lourdes à la régression sociale.

Si le mouvement social reste encore dans une situation très faible, due entre autres à une absence de perspectives, de projet et de vecteurs adéquats, des signes apparaissent, qui indiquent pourtant que quelque chose est en train de changer. L’accroissement des inégalités peut favoriser un réveil des aspirations à la justice sociale. D’autant plus quand les profits ne cessent leur ascension, et quand les « affaires » renvoient chaque jour un peu plus à la société l’image d’un système corrompu par l’argent. Aujourd’hui confrontée à la menace (et en tout cas à la prise de conscience) d’une insécurité sociale grandissante, la grande majorité des salariés pourrait retrouver le chemin de la mobilisation massive.

Dans le contexte présent, et, toujours dans l’hypothèse d’une dégradation continue, les flambées de violences et autres « jacqueries » des temps modernes peuvent faire le lit du fascisme des intégrismes - de toutes sortes -, et des solutions autoritaires en tous genres. Une course de vitesse est en quelque sorte engagée et il est ainsi de notre responsabilité de nous y préparer politiquement.
A l’heure de la « pensée unique » libérale et consensuelle, avatar de la « fin de l’Histoire » et d’un capitalisme qui se veut toujours indépassable, des éléments se dégagent en contre pour un renouveau de la pensée critique et d’une contestation sociale souvent imprégnée d’un humanisme intransigeant, prolongement ou produit partiel de la radicalisation du phénomène de « l’humanitaire », de défense des droits de l’homme et de l’antiracisme des années 80.

C’est notamment autour de la question centrale de l’exclusion perçue en tant qu’enjeu de société (qui apparaît davantage en terme de lutte et non plus comme seule action caritative), que ces éléments se dégagent fortement. Les luttes, les campagnes menées sur le chômage et le logement rencontrent ainsi un écho grandissant. Même si celles-ci restent d’ampleur modeste, elles font converger dans l’action des forces associatives, politiques, syndicales et humanitaires, et révèlent, ce qui est à souligner, de nombreuses disponibilités individuelles à un engagement collectif.
Ces convergences expriment un refus de l’injustice, dans un contexte largement marqué par des luttes défensives et de résistance. Mais elles affirment aussi, sur un mode plus politique qu’autrefois, la solidarité et l’égalité comme valeurs frontalement opposées à la logique du libéralisme.
Cette « gauche de la rue », du syndicalisme combatif et des associations, est porteuse de refus de la compromission politicienne. Les appareils et états-majors de la gauche traditionnelle y sont, sinon totalement discrédités, du moins suspects. Personne n’oublie le rôle actif joué parle PS dans la mise en application du libéralisme ; et le PC, s’il maintient une image d’« appui aux luttes » (existence d’une presse-relais, réseau municipal et expression institutionnelle), n’exerce pas pour autant une attraction politique ; quant aux mouvances dites de la « recomposition », elles n’échappent pas - et à juste titre - à la défiance générale tant elles marquent si peu leur différence.

L’incapacité des partis politiques traditionnels à formuler des réponses face à la crise ou au besoin des jeunes des chômeurs et des travailleurs, a créé un rejet massif de la politique. Nous sommes aujourd’hui dans une situation paradoxale dans laquelle il y a tout à la fois un enfermement dans un individualisme réducteur, un refus de la délégation de pouvoir, une aspiration à maîtriser son avenir et à ne plus se laisser manipuler par les politiques.

Au-delà de sa seule convergence dans l’action, contribuer à fédérer cette gauche sociale sur des bases plus programmatiques est un enjeu central, une tâche prioritaire : la crise du capitalisme va en effet contraindre celui-ci à une nouvelle phase offensive.

Malgré des attaques déjà conséquentes, jusqu’ici, la bourgeoisie ne s’est pas opposée frontalement, brutalement et globalement aux acquis sociaux hérités de 1936, de la Libération, et plus globalement d’un siècle de luttes du mouvement ouvrier organisé. Un « électrochoc » libéral, comparable à celui qu’ont connu les pays de l’Est, est l’horizon probable pour l’ensemble de l’Europe occidentale. Il se produira en partie, par des remises en cause progressives et catégorielles, et en partie par des attaques frontales menées centralement par l’Etat et le patronat.

Concrètement cela signifie, en France, l’explosion du Code du travail, la suppression du SMIC, la généralisation de la précarité et la baisse du coût du travail, la mise en cause globale (la fameuse « capitalisation ») de la protection sociale (retraites, sécu, santé) : une régression historique sans précédent pour l’ensemble des travailleurs.

Pour accompagner et contenir les débordements d’une telle insécurité sociale généralisée - le retour des « classes dangereuses » à une échelle de masse -, le capitalisme a besoin d’ Etats toujours plus répressifs, tant sur le plan strictement policier que dans son dispositif juridique. Les premiers jalons en sont aujourd’hui posés avec les accords de Schengen et en France, avec les lois Pasqua, ainsi qu’avec les nouvelles dispositions visant à criminaliser les associations de lutte.

Ce qui se dessine ainsi est une offensive majeure qui n’est pas seulement l’accélération d’un processus par ailleurs déjà à l’œuvre, et dans lequel autant la droite que la gauche ont leurs responsabilités, mais bien une transformation qualitative, sur les plans social et politique, nécessaire à la survie du système au tournant de ce siècle.

A ce choc, il faut opposer un large front social. En premier lieu pour résister, mais aussi parce que dans le contexte incertain de la période, il n’est pas impossible de marquer des points. Autour des valeurs essentielles de liberté, de solidarité et d’égalité, de véritables majorités d’idées peuvent se dégager, contre la misère, le chômage et les exclusions.

Un programme d’urgence, porté par l’ensemble du mouvement social et reprenant à son compte, dans une perspective globale transformatrice, les revendications-clés de la période est à l’ordre du jour. Pour notre part, nous militerons en faveur d’une plate-forme fédératrice, d’un « contrat de lutte » qui pourrait s’articuler autour des thèmes suivants.

Abolir le chômage par une redistribution des richesses

 L’instauration d’un véritable droit à l’emploi pour tous et toutes : réduction massive du temps de travail avec la création des emplois correspondants, création massive d’emplois socialement, culturellement, écologiquement utiles, transformation des emplois précaires en emplois stables.
Dans une logique de redistribution de tout le travail disponible et des gains de productivité, « Travailler tous pour travailler moins » ;
 Un revenu décent pour tous. Avec l’articulation des luttes pour l’abolition du chômage et des luttes visant à étendre et à revaloriser les revenus des chômeurs et des exclus.

Un toit - un droit

 un logement décent pour tous, l’application massive et générale de la loi de réquisition, l’arrêt des expulsions sans relogement, la baisse des loyers ;
 un plan social du logement axé sur la réappropriation de l’espace urbain parles couches populaires et l’aménagement des quartiers dans le sens de la mixité et d’une juste répartition des services publics ;
 Construction, attributions et réhabilitation des quartiers doivent s’opérer sous le contrôle des associations et des syndicats.

Pour l’égalité

 Contre toutes les exclusions, pour l’égalité des droits et une citoyenneté intégrale, pour le droit de vote des immigrés la liberté de circulation et l’abrogation des lois Pasqua ; pour une véritable égalité hommes-femmes, dans l’entreprise et la société, et contre les mesures sexistes visant notamment le retour des femmes au foyer ; pour la défense d’une couverture sociale égalitaire ; sauvegarder et améliorer la protection sociale : maintenir le système par répartition, seul garant d’une politique de couverture sociale égale pour toutes et tous.
 Refus de tout système par capitalisation, même partiel. La défense et l’amélioration des services publics : pour obtenir des services publics de qualité au service de toutes et tous et préserver l’égalité des citoyens devant les soins, les transports, l’éducation, les télécommunications, etc. Contre leur privatisation et les suppressions d’emploi dans ces secteurs.

Des contre-pouvoirs de la solidarité

La généralisation et la fédération d’espaces de la solidarité, lieux de contre-pouvoirs, d’information et de défense des droits, d’élaboration de projets alternatifs, notamment pour la création d’emplois socialement et écologiquement utiles ; pour la reconstitution d’un tissu social citoyen, favorisant la construction d’une démocratie locale.
Il s’agit de rassembler, bien au-delà du tissu militant, toutes celles et ceux qui sont disponibles à l’action, pour peser sur les choix décisifs. Le pluralisme, la démocratie et l’indépendance sont les conditions absolues de la réussite de ce projet. Pour être à la hauteur des enjeux et préparer la riposte, un tel front doit être l’émanation directe (et donc représentatif) des forces vives et combatives du mouvement social. C’est sur ce terrain, des luttes et des mobilisations, dans le syndicalisme et les associations, que cet objectif pourra peu à peu se préciser et s’élaborer.
Pour autant, des lieux de débat et d’élaboration théorique, pluralistes et indépendants de visées électorales ou politiciennes, associant mouvement social et réflexion sur ce mouvement sont plus que jamais nécessaires pour accompagner cette démarche et contribuer à lui donner tout son sens et son ampleur.
C’est sur ces bases, de complémentarité et d’autonomie, et à ces deux niveaux - émergence d’un front social et élaboration d’une nouvelle perspective politique - qu’Alternative libertaire inscrira prioritairement le sens de son intervention, tout en maintenant le cap de la construction d’un courant révolutionnaire libertaire contemporain.

 
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