Les Chroniques du travail aliéné : « Vite fait, bien fait » Gabrielle, aide à domicile




Les Chroniques du travail aliéné, par Aline Torterat, psychologue du travail.


« Vite fait, bien fait » Gabrielle [1], aide à domicile

J’ai commencé à travailler en usine à quinze ans et demi. J’ai toujours fait des travaux assez pénibles d’ouvrière d’usine, ce qu’on fait faire aux femmes en général : toujours debout, avec des manutentions et des gestes répétés. Du rendement et de la minutie… Puis un jour, l’usine a fermé. J’arrivais à 55 ans. Pour retrouver un vrai travail, c’était pratiquement impossible. Alors, je me suis lancée dans l’intérim. Ça a duré plusieurs années, mais je travaillais ! C’était tout le temps dans le conditionnement. Mes dernières missions ont duré quatre ans dans la même entreprise de sous-traitance d’emballage d’échantillons pour la cosmétique. Boucher le flacon, mettre dans le carton avec la notice, fermer le carton. Quatre cents petits échantillons à l’heure. Impossible de parler. Dur, dur, mais je ne faisais jamais d’erreurs. D’ailleurs, on n’avait pas intérêt !! Parce que, s’il y avait des erreurs, le client renvoyait les palettes, et là, ça voulait dire qu’on en avait fait des erreurs ! Et, à ce moment-là, ça criait, ça criait… On voyait comment ils prenaient les vieilles pour des moins que rien. « Alors, l’ancienne, il faut y aller ! », braillait la cheffe, à l’envolée. On apprenait vite à ne pas faire d’erreurs. Je n’avais aucune reconnaissance de la cheffe. Je souffrais du dos, je dormais de plus en plus mal.

Finalement, un jour j’ai tout lâché et je me suis lancée dans l’aide à domicile auprès des personnes âgées. Pourquoi ? Parce que je veux finir ma carrière comme il faut. En étant bien traitée. Si je peux rester jusqu’à ma retraite où je suis maintenant, ce sera très bien ! Ça peut être parfois pénible, mais on s’organise, ce n’est jamais la même chose, on est utile ! Les douleurs lombaires se sont atténuées, elles vont et viennent quand même, mais je n’ai pas retrouvé le sommeil. J’ai pris du recul par rapport à cette histoire. Maintenant, quand je croise la cheffe au supermarché, elle me saute au cou. Comme si de rien n’était ! Au fond, c’est une gentille femme quand elle n’a plus à exploiter au maximum les gens qu’elle fait travailler pour une production vite faite et bien faite. Quand elle me criait dessus, c’est à se demander si ce n’est pas parce qu’elle appréciait mon travail ! À certaines personnes, on leur fait faire n’importe quel travail, même s’il faut se montrer méchant et insultant, alors, qu’apparemment, on ne l’est pas, méchant. À certaines personnes seulement ? Je me le demande…

[1Seul le prénom a été changé, le reste est authentique

 
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