Lire : Helie, « Les débuts de l’autogestion industrielle en Algérie »




De 1963 à 1966, Damien Hélie (jeune chercheur décédé en 1967) a observé concrètement le secteur autogestionnaire de l’économie algérienne, qui coexistait avec un secteur étatisé et avec un secteur privé plus classique.

Au lendemain de l’indépendance algérienne, l’étude de Damien Hélie nous plonge dans la problématique concrète de la reconstruction d’un pays décolonisé. Pour commencer, il précise quelques concepts comme «  aliénation  » (l’aliénation se termine à partir du moment où chaque travailleuse et travailleur devient acteur de son travail par les prises de décision) ou «  spontanéité  » (capacité à s’organiser en dehors des cadres). Il rappelle également qu’à cette période, le «  socialisme apparaît comme une technique de renouveau économique au lendemain des colonisations  ». Centralisation ou autogestion sont vues moins comme des projets socio-politiques que comme des «  techniques  » à juger sur leur efficacité. Par ailleurs, il explique que la notion de solidarité n’a pas le même sens dans le socialisme et dans la société traditionnelle. Cette dernière fonde sa solidarité sur la notion de famille élargie, alors que dans le socialisme, le lien de parenté n’est pas la base de la solidarité. Damien Hélie fait ensuite une description sociologique fondée sur des rencontres et des entretiens, qui éclaire les visions différentes de cette autogestion industrielle par les acteurs de l’époque  : cela va d’ouvriers peu politisés qui voient surtout la faiblesse des salaires, à l’enthousiasme pour l’édification d’une société nouvelle. La lecture de ces entretiens peut faire réfléchir le lectorat de 2019 sur plusieurs points.

L’autogestion comme obligation. Le socialisme sous sa forme centralisée (la nationalisation), tel qu’il s’est imposé en Algérie dans la seconde moitié des années 1960, est connu. Ici, les témoignages nous font découvrir un autre socialisme, fondé sur l’autogestion, inspiré par un marxisme antibureaucratique, mais aussi rendu obligatoire par une réalité  : les cadres et les patrons étaient des colons qui avaient, sans transition, abandonné les usines en 1962, sans avoir au préalable formé des cadres algériens pour les remplacer. Cela créait de facto un espace pour l’intervention des travailleuses et des travailleurs dans la gestion. De riches graphiques démographiques permettent de comprendre ce mécanisme.

L’assemblée est au cœur des entreprises autogérées analysées dans la dernière partie de l’ouvrage. La description concrète de leur fonctionnement permet de comprendre comment est possible la reprise en main du travail par les travailleuses et les travailleurs eux-mêmes. Mais elle déconstruit aussi des mythes «  assembléistes  » parfois associés au syndicalisme révolutionnaire ou à l’expérience espagnole de 1936. Ainsi, page 49, on assiste à une assemblée qui entraîne plutôt une désorganisation de la production.

La place cruciale de l’assemblée

Il faut donc voir l’assemblée comme un outil. Comme chaque outil, il doit être adaptée à la situation. Je peux avoir un marteau formidable, si je veux couper une feuille de papier, cela restera fort compliqué. Dans certaines situations, l’assemblée est un outil démocratique efficace, mais pas automatiquement. Cette vision critique de l’autogestion algérienne est loin de l’idéalisation qu’en fait la gauche française au lendemain de l’indépendance.

Damien Hélie juge que le FLN, qui était le parti révolutionnaire en Algérie, s’est intéressé aux entreprises autogérées, mais sans développer une véritable orientation à leur égard. Le discours sur les entreprises autogérées s’est donc fait à deux voix. Pendant que la hiérarchie du FLN faisait l’éloge un peu abstrait de la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, les travailleuses et les travailleurs se montraient plus critiques, confrontés aux bas salaires et aux difficultés quotidiennes.

Le socialisme yougoslave, également fondé sur une forme d’autogestion encadrée par l’État a joué un rôle de modèle et, en mars 1963, une série de décrets de l’État algérien ont visé à réguler l’autogestion. Dans des industries autogérées, l’assemblée générale est décisionnaire et prend les décisions sur la stratégie de l’entreprise, ainsi que sur le règlement intérieur. Elle organise les élections et contrôle les comptes chaque trimestre. L’assemblée élit également un organe exécutif et un président, pas particulièrement anti-autoritaires, mais qui tiennent leur légitimité de l’assemblée. Car en parallèle existe un directeur nommé, lui, par l’État.

La majorité des conflits entre les ouvriers et les responsables, ont porté sur l’augmentation des salaires, et sur les inégalités de salaires. La rétribution supérieure des tâches d’encadrement a en particulier été contestée. D’où une fuite des rares cadres vers le secteur privé classique, alors que leurs compétences pouvaient être précieuses.

Sans formation adéquate, les travailleuses et les travailleurs ont du mal à se réapproprier la gestion de l’entreprise. Page 123, Damien Hélie fait explicitement référence, aux travaux du sociologue Robert Michels. Dès 1914, dans Les Partis politiques, celui-ci analysait la loi de fer de la bureaucratisation des organisations ouvrières. Il en voyait la cause dans l’incapacité de la masse des adhérentes et adhérents à diriger la vie quotidienne de l’organisation en raison des spécialisations qui conduisaient à l’émergence d’experts occupant bientôt une place prépondérante. Damien Hélie souligne que si l’on peut appliquer cette analyse aux entreprises autogérées algériennes, il existe néanmoins une différence de taille avec les organisations politiques. En effet, on adhère volontairement à celles-ci, alors qu’on travaille par nécessité.

L’ouvrage, très analytique, est néanmoins facilement lisible. C’est surtout un témoignage historique rare sur la question de l’autogestion algérienne. Malgré son érudition, comme en témoigne sa bibliographie, il ne s’alourdit pas de kyrielles de références et présente un bon nombre de réflexions utiles aux militantes et militants contemporains.

Anna Jaclard (AL Auvergne-Paris)

  • Damien Hélie, Les débuts de l’autogestion industrielle en Algérie, L’Asymétrie, 2018, 196 pages, 12 euros.
 
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