Lois Perben : La justice de classe renforcée




Nous publions une contribution de Gilles Sainati, vice-président du Syndicat de la magistrature, sur les évolutions en cours au niveau judiciaire et policier, qui conduisent à réduire encore plus les droits des accusé(e)s et renforcent le caractère de classe de la justice.

Alors que traîne depuis plusieurs années le chantier d’harmonisation européenne de la loi informatique et liberté de 1978, les gouvernements et les législatures successifs s’acharnent à développer d’énormes et irréversibles fichiers.

La fascination pour l’instrument technologique joue a plein ici avec son accompagnement idéologique issu des théories comportementalistes nord-américaines : ce que l’on nomme en langage policier le profiling criminal.

Cette nouvelle doctrine d’investigation présuppose que les criminels ont toujours le même mode opératoire et que donc en rentrant dans une mémoire selon un protocole donné de ces divers modes il serait possible d’orienter l’enquête vers les coupables de faits nouveaux recensés et triés.

Des fichiers de précédents policiers...

Outre le fichier des personnes recherchées (FPR), il existait celui des contraventions, et celui des véhicules volés, mais c’est sous le gouvernement de la « gauche plurielle » qu’ont été régularisé le Système de traitements des infractions constatées (STIC), créé le Fichier national automatisé des empreintes génétiques et interconnectées (FNAEG), interconnectés les fichiers sociaux et fiscaux. Parachevant le grand œuvre, la loi sur la sécurité intérieure du 18 mars 2003 entreprend de croiser les fichiers police et gendarmerie (STIC et JUDEX) qui contiennent l’état civil, l’adresse et la profession de la totalité des personnes mises en cause lors d’enquêtes judiciaires.

Dans un avenir proche, c’est une quinzaine de millions de personnes qui seront fichées pour une durée de 20 ans, même si la procédure a été classée sans suite, même si elles ont bénéficié d’un non-lieu. Ces fichiers seront consultables lors des enquêtes de moralité pour l’accès à différents emplois publics ou privés ou pour l’acquisition de la nationalité française. Dans le même ordre d’idée, la loi sur la sécurité quotidienne (loi Vaillant) du 15 novembre 2001, a prévu l’extension de ce fichier d’empreintes génétiques aux auteurs de délits ordinaires, concernant des petites atteintes aux biens ou aux personnes.

Ce fichier a de nouveau été étendu par la loi du 18 mars 2003, de sécurité intérieure, aux trafics d’armes et aux recels et blanchiment, des infractions déjà envisagées mais, après tergiversations, ont été exclues du fichage les personnes soupçonnées, par exemple, de corruption, de prise illégale d’intérêts ou d’abus de biens sociaux, mais non celles soupçonnées de vol à l’étalage ou de dégradation. Subsistance merveilleuse de la présomption d’innocence pour la France d’en-haut.

Enfin, la loi relative à la maîtrise de l’immigration et au séjour des étrangers en France crée un nouveau fichier des demandeurs de visas, des contrôlé(e)s aux frontières avec des titres irréguliers, des étranger(e)s en situation irrégulière. Le rapporteur du texte à l’Assemblée nationale escompte un fichage de 3 millions de personnes par an.

... aux fichiers de sûreté

À côté de ces fichiers « police » existe un nouveau fichier « justice ». Sur la base d’une « idée » du ministre de l’Intérieur, le garde des Sceaux a obtempéré en proposant, lors de la discussion sur le projet de loi sur la criminalité organisée, votée le 21 février 2003, la création d’un fichier des délinquants sexuels géré par le casier judiciaire et accessible aux administrations et aux services de police et de gendarmerie. Des obligations seront imposées à vie à certains condamnés, concernant par exemple la déclaration de leur adresse, et créant une peine perpétuelle, s’ajoutant à celle déjà effectuée.

Ainsi, les nouveaux articles 706-53-1 du Code de procédure pénale fixent les nouvelles règles applicables : il sera possible d’inscrire pendant 30 ans sur ce fichier des personnes condamnées à des peines légères comme l’amende ou le travail d’intérêt général, voire des personnes dispensées de peines. De même les mineurs qui n’ont fait l’objet que d’une mesure éducative ou d’une remise à parents ou d’admonestation seront aussi inscrit 30 ans et soumis aux lourdes obligations prévues : obligation d’informer un service de police pour tout changement d’adresse et de justifier de son adresse (pointer) une fois par an à ce service à défaut de quoi la personne sera inscrite... sur le fichier des personnes recherchées et passible d’une peine de deux ans d’emprisonnement. L’amnistie n’effacera pas l’inscription au fichier. Il faut noter enfin que ce fichier est accessible aux autorités judiciaires, administrations, notamment pour l’examen des demandes d’agrément concernant des activités ou professions impliquant un contact avec les mineurs...

Le Conseil constitutionnel, à partir de 1971, a ouvert la voie à l’élaboration jurisprudentielle d’un véritable droit constitutionnel de la justice pénale.

Au fil de décisions se sont dégagés des principes dans le respect desquels doivent s’inscrire les règles de droit pénal et de procédure pénale élaborées par le législateur au titre de l’article 34 de la Constitution. Ces principes, pour l’essentiel, se traduisent par des exigences très strictes quant à l’égalité de tous devant la justice pénale, la légalité des délits et des peines, la nécessité et la proportionnalité des peines, la nature et l’effectivité des garanties assurées aux personnes pour la sauvegarde de leurs droits, le respect des attributions exclusives des juges pour le jugement des infractions à travers le principe de séparation des autorités de poursuite et des autorités de jugement...

Police partout, justice nulle part !

Cet édifice est en voie de disparition par une prééminence donnée à la sécurité et à la police d’ordre public dans l’intégralité du nouveau système pénal créé. À partir du ministère de Jean-Pierre Chevènement, le choix systématique a été donné d’étendre la suprématie policière sur tout autre principe ou règle de droit. Petit à petit, ce sont d’abord des textes réglementaires et circulaires qui ont transféré le pouvoir décisionnel absolu aux services de police. Nous avons déjà vu la création des fichiers et notamment du STIC, l’expérimentation de recrutements de délégués du procureur, principalement dans les cadres retraités de la police et de la gendarmerie, afin d’occuper progressivement la place des parquets et des juges dans le cadre de « rappels à la loi » ressemblant de plus en plus à des peines et dans de nouveaux lieux : les maisons de justice. Puis ce fut la mise en place du traitement en temps réel.

Ce nouveau mode de travail transforme les parquets en chambre d’enregistrements des procédures de police. Au lieu de vérifier la régularité et l’opportunité des procédures pénales qui leur sont soumises, les substituts émettent un avis favorable quasi systématique à la poursuite sur indications téléphoniques de l’officier de police judiciaire.

À partir du 11 septembre 2001, la lutte contre le terrorisme, puis la « sécurité quotidienne », et enfin la « sécurité intérieure » ont été les prétextes au recul historique des libertés et de l’État de droit.

Mais c’est au cours de l’année 2002 que le principe de présomption d’innocence a été totalement laminé. On ne mesurera jamais assez la portée symbolique du débat qui a enflammé la France politique et médiatique à la suite de la contestation violente de la loi du 15 juin 2000 par les syndicats de policiers. Techniquement, la discussion portait sur la possibilité de placer en garde à vue les témoins, supprimée par la loi du 15 juin 2000. Les policiers, soutenus par la droite et une bonne partie de la majorité gouvernementale (de gauche) du moment, revendiquaient le pouvoir de priver de liberté une personne contre laquelle n’existait pourtant aucun indice de participation à la commission d’une infraction. Afin de satisfaire les exigences policières tout en sauvegardant l’apparence du respect des libertés individuelles, la garde des Sceaux socialiste diffusa le 10 janvier 2002 une circulaire élargissant la définition du suspect. Assez habilement, Marylise Lebranchu justifiait sa position par la mise en conformité avec la Convention européenne des droits de l’homme, moins protectrice en la matière que le droit français. Limitée par la loi du 15 juin 2000 à la personne contre laquelle existent des indices faisant présumer qu’elle a commis une infraction, la garde à vue devenait possible, selon la garde des Sceaux, dès lors qu’existait une raison plausible permettant de soupçonner l’intéressé. Ainsi la garde à vue restait-elle bien exclue pour les témoins, mais la catégorie des témoins était vidée de toute substance tandis que celle des suspects s’hypertrophiait.

Paradoxalement, c’est le projet de renforcement du principe de la présomption d’innocence qui aura accouché, dans l’hexagone, de la figure du suspect.

Forte de cette nouvelle philosophie de la présomption d’innocence comme suspicion généralisée, la droite triomphante peut alors tracer les grandes avenues de l’arbitraire policier et de la répression des pauvres et rabattre définitivement un couvercle de plomb sur l’indépendance de la justice.

Le contexte de l’époque était déjà fortement propice à tous les dérapages, en effet la loi « sécurité quotidienne » du 15 novembre 2001 avait déjà accru les moyens de coercition sur les individus et, sous couvert de rechercher les infractions de terrorisme, de stupéfiants et de trafics d’armes, avait autorisé les fouilles de véhicules sur réquisitions du procureur. La loi sur la sécurité intérieure généralisait ces pratiques en instituant des possibilités quasi illimitées de fouilles des véhicules. Désormais, les réquisitions du procureur de la République pourront être destinées à rechercher les infractions de vols et de recels, et, même en l’absence de poursuites, les personnes fouillées alimenteront le vivier de suspects que constitue le STIC. Les fouilles des véhicules seront également possibles s’il existe des indices laissant penser que le conducteur ou le passager ont pu commettre une infraction, et même simplement « pour prévenir une atteinte grave à la sécurité des personnes et des biens ». Dans ce cas, et si l’intéressé refuse de se plier au contrôle, précisément parce qu’il n’a rien à se reprocher, le procureur pourra ordonner la fouille.

Après la lutte antiterroriste, c’est celle contre la criminalité organisée qui va devenir la nouvelle justification de la restriction des libertés individuelles.

Perben II

Le texte de la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité boucle cette série de textes sécuritaires et crée un nouvel état institutionnel ou le ministre de la Sécurité devient l’unique acteur judiciaire et pénal. Cette loi dite Perben II, concoctée par les services de Sarkozy, met en place un état d’exception permanent à travers un dispositif procédural dérogatoire caractérisé par un accroissement démesuré des pouvoirs d’investigation de la police judiciaire au détriment des droits de la défense. Ce texte transfère des attributions des juges vers le parquet, dont la subordination hiérarchique renforcée à l’égard du ministre de la Justice, promu chef de l’action publique, rend illusoire la participation de ses membres à la garantie de la liberté individuelle, il réduit de façon systématique le périmètre d’intervention des juges du siège, seuls magistrats disposant de garanties statutaires fortes.

Cette loi va permettre en utilisant de manière arbitraire la notion floue de « bande organisée », de placer 4 jours et 4 nuits en garde à vue une personne, d’effectuer des perquisitions de nuit, des écoutes téléphoniques, des « infiltrations » par la police, y compris en enquête préliminaire, à l’encontre des personnes soupçonnées de s’entendre pour commettre une infraction contre les personnes.

Par ailleurs, la possibilité d’appliquer à de nombreuses infractions, y compris contre les biens, le statut du « repenti » est une prime inquiétante à la délation. La dénonciation permettra de bénéficier d’une réduction ou d’une annulation totale de sa peine, au risque de graves erreurs judiciaires, comme en Italie. Le doublement de la durée de l’enquête de « flagrance » de 8 jours à 15 jours, qui donne aux seuls policiers de grands pouvoirs de perquisitions et d’investigations sera le principe, pour toutes les infractions. Les policiers pourront choisir leur juge et leur procédure de jugement, de la comparution immédiate (toujours privilégiée) à la procédure sur reconnaissance préalable de culpabilité, pour les délits les plus courants. Celle-ci permet au parquet de faire entériner par un juge des peines pouvant aller jusqu’à 12 mois d’emprisonnement ferme ; cette procédure élimine le débat, élude la question de la culpabilité, et réduit les droits de la défense, surtout pour les personnes les plus démunies face à la complexité de la justice.

Le rôle du juge d’instruction sera marginalisé au profit des prérogatives de la police et du parquet, l’objectif affiché étant de moins saisir les juges d’instruction, ces derniers opérant dans un cadre procédural garantissant à l’heure actuelle le mieux les droits de la défense.

Bien entendu, ces procédures se surajoutent aux dispositions inaugurées par Elisabeth Guigou, qui permettent déjà au parquet de prononcer des peines à l’issue de la garde à vue, sans débat et sans défens véritable.

Enfin, encore plus qu’avant mais dans le même mouvement, les premiers touchés sont les jeunes, les précaires, et les étrangers. Avec Chevènement, la chasse aux « sauvageons » était ouverte. Elisabeth Guigou signa une circulaire pour demander aux parquets de retenir la circonstance aggravante de bande organisée (déjà) pour incarcérer plus facilement, puis ce furent les centres éducatifs renforcés sans réels dispositifs d’insertion, puis les centres fermés, un dans chaque départements depuis Perben. Les diverses lois sur la sécurité intérieure, sécurité quotidienne de Vaillant et Sarkozy se sont préoccupées des jeunes qui ne payaient pas les tickets de transports (6 mois d’emprisonnement ferme), ceux qui étaient dans les halls d’immeuble, des prostituées, des nomades, des mendiants. Les projets en cours sur la prévention de la délinquance et sur les peines automatiques proposés par Sarkozy établissent des impératifs de surveillance, d’intrusion dans la vie des familles, de délation dans toutes les relations sociales. Le secret professionnel des travailleurs sociaux est supprimé et remplacé par le secret partagé avec les services de police, la vidéosurveillance rendue incontournable et obligatoire dans les halls et parkings est reliée à la police municipale. Le maire devient le responsable du rappel à l’ordre des familles. Lorsqu’il est informé automatiquement par l’Éducation nationale de l’absentéisme ou qu’il a constaté sur une caméra que vos deux derniers enfants sortent tard le soir, il vous proposera un contrat parental. Si vous n’obtempérez pas, ce sera un stage qui vous sera proposé par le parquet et sinon la prison. Bien évidemment les aides sociales (ou ce qu’il en reste) seront suspendues, et ce projet de texte est jumelé avec celui sur les peines automatiques qui prévoit des peines équivalant à la peine encourue au bout de la troisième récidive.

Gilles Sainati, vice-président du Syndicat de la magistrature

 
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