Entretien

Mélissa Blais (sociologue) : « Des objectifs politiques qui visent à renforcer les privilèges masculins »




Cette article est la version longue (avec un développement sur la résistance au masculinisme en France et au Québec) de l’article paru dans le numéro de mai 2013 du mensuel Alternative libertaire.

Nous avons rencontré Mélissa Blais, militante féministe, doctorante en sociologie à l’UQAM et professionnelle de recherche à l’Institut de recherches et d’études féministes (Iref), membre du Groupe interdisciplinaire de recherche sur l’antiféminisme (Giraf).

On connaît la misogynie, le machisme, le virilisme, mais moins le masculinisme. Quelle est la spécificité de ce mouvement ? En particulier, peux tu nous expliquer comment est né ce mouvement, ce qu’il « revendique » et comment il agit aujourd’hui ?

Mélissa Blais : Comme le note l’historienne Christine Bard à propos de l’antiféminisme, à la différence notamment de la misogynie (la haine des femmes) ou du machisme (la supériorité des hommes), qui sont des comportements répandus, le masculinisme est une forme d’antiféminisme qui – se nourrissant à même la misogynie – s’arrime aux luttes féministes pour en contester les revendications, la portée et les projets de transformation sociale. En ce sens, le masculinisme est organisé et entretient un rapport d’opposition mimétique (récupération/renversement) avec le féminisme que l’on dit de la « deuxième vague ». En d’autres termes, les militants masculinistes prétendent que les hommes sont victimes des femmes et du féminisme, en témoignent selon eux les statistiques sur le suicide des hommes. En vue de s’en prendre au féminisme, ils récupèrent à la fois le vocable féministe (le patriarcat se transforme en matriarcat par exemple), les modes d’organisations (dont la non-mixité organisationnelle et les groupes de conscience), et parfois même la couleur (le violet) ainsi que les noms des organisations.

Même si on retrouve des éléments du discours masculiniste dans l’histoire de la France par exemple, soit cette idée voulant que la masculinité soit en « crise » à cause d’une trop grande féminisation de la société, le masculinisme organisé se développe davantage durant les années 1980 à tout le moins en Europe (Grande-Bretagne, France, etc.) en Amérique du Nord (États-Unis, Canada) et en Australie avec la multiplication des groupes de pères et des groupes de « conscience » pour hommes. En prenant le Québec en exemple (puisque c’est la province du Canada que je connais le mieux), on observe que le masculinisme naît d’initiatives d’hommes alliés des féministes (proféministes) durant les années 1980. Au départ, des proféministes se regroupaient pour réfléchir à la masculinité dominante. Une scission apparaît assez rapidement entre les groupes d’hommes qui réfléchissent aux rapports sociaux de sexe du point de vue des femmes, c’est-à-dire entre ceux qui pensaient la domination et l’exploitation des femmes par les hommes et ceux qui réfléchissent à une masculinité en soi et pour soi, c’est-à-dire une masculinité désincarnée, qui existe sans ces rapports sociaux.

Le glissement une fois opéré a ouvert la porte au discours actuel sur la « crise de la masculinité ». Une crise occasionnée par les féministes qui seraient allées trop loin et par les femmes qui, grâce aux féministes, imposeraient désormais une soi-disant culture de la féminité notamment sur le marché du travail. Pouvant plus facilement être qualifiées d’antiféministes, d’autres organisations apparaissent dans les années 90 et 2000, plus précisément au moment où des mesures gouvernementales rappellent aux pères qu’ils doivent payer leurs pensions alimentaires. En général, les organisations masculinistes actives aujourd’hui revendiquent davantage de droits pour les pères et plus de ressources pour les hommes. Ils se structurent essentiellement autour de trois types d’organisations soient 1) les groupes de père, 2) les groupes d’aide pour hommes violents et hommes violentés et 3) les groupes de conscience de tendance psychanalytique.

À première vue, leurs revendications apparaissent légitimes et en phase avec certaines revendications féministes. Le travail de recherche consiste précisément à analyser l’argumentaire qui accompagne les revendications ainsi que leur discours, car sous ces revendications se cachent des objectifs politiques qui visent à renforcer les privilèges masculins. Ainsi, il faut être attentive et attentif, car de la même manière qu’une personne raciste ne dit pas « je suis raciste », les antiféministes qui s’identifient comme tels sont plutôt minoritaires. Comme je le disais précédemment, tout le travail consiste justement à analyser le contenu des sites Internet des groupes de père et des ouvrages portant sur la masculinité pour y voir de plus près.

L’un des épisodes noirs lié à ce mouvement est le massacre de Montréal en 1989. Peux tu nous relater les faits ? Le tueur doit il être rattaché au « masculinisme organisé », et réciproquement les masculinistes théorisent ils l’emploi de la violence comme mode d’action ?

Mélissa Blais : J’aimerais d’abord préciser que le masculinisme organisé et les intellectuels masculinistes fournissent des arguments rhétoriques à ceux et celles qui sans être des militants masculinistes les reprennent pour mieux attaquer les féministes. Je pense ici autant à des intellectuels de gauche, des femmes politiques, et des anarchistes. En ce sens, les concepts de « gauche » et de « droite » limitent trop souvent notre compréhension de l’antiféminisme.

Au sujet du tueur de l’École Polytechnique de Montréal (le 6 décembre 1989), aucune source consultée ne me permet de dire qu’il militait dans une organisation masculiniste. Il avait cependant sur lui une lettre de suicide lorsqu’il est entré à l’École Polytechnique, armé d’une arme semi-automatique où, ne visant que des femmes, il a assassiné 14 femmes avant de s’enlever la vie. Au cours de son assassinat politique, il a également séparé les hommes des femmes à l’intérieur d’une classe et avant de tirer sur les femmes il a dit « je hais les féministes ». Dans sa lettre de suicide, il nous fait part de ses motivations qu’il qualifie lui même de politiques. Il emprunte la même logique argumentative que les masculinistes allant même jusqu’à dire que les féministes « lui ont toujours gâché la vie ».

Cet événement a profondément marqué le mouvement féministe québécois. Depuis, des féministes organisent chaque année une commémoration à la mémoire des 14 femmes, dénonçant pour l’occasion les violences contre les femmes. Inversement, des antiféministes cherchent année après année, soient à dépolitiser le crime en disant qu’il s’agit d’un geste de folie ou à faire du tueur un héros. Réduire la portée du geste à la santé mentale du tueur est la stratégie rhétorique la plus commune. Cette dernière est antiféministe dans la mesure où, se faisant, ces porteurs de discours accusent les féministes d’avoir récupéré le geste d’un fou pour attirer l’attention sur un faux problème (celui des violences contre les femmes) et accaparer les fonds publics pour des organismes qui luttent contre les violences masculines. Les antiféministes qui cherchent à transformer les tueurs en héros sont beaucoup plus marginaux. Même si le phénomène s’avère marginal, il m’apparaît inquiétant, car des hommes incitent à la violence et au meurtre contre de féministes (ou des femmes identifiées comme féministe).

J’en aurais beaucoup à dire sur les réflexions masculinistes touchant à la violence des hommes contre les femmes et pas seulement en terme de moyen d’action. Malheureusement, je vais limiter mon propos. Je tiens seulement à insister sur le fait que certains masculinistes justifient l’utilisation de la violence masculine comme faisant partie des réactions « naturels » des hommes en situation de conflit. D’autres disent que dans certains cas, il s’agit de « légitime défense » de la part des hommes injustement traités par les tribunaux de la famille. Certains vont même jusqu’à faire usage de violence en menaçant des féministes.

Y a t -il déjà au Québec des formes de résistance organisée à ce masculinisme (à la fois au niveau théorique et au niveau pratique) , et ont-elles donné des résultats ?

Mélissa Blais : Oui, il y en a eu et il y en a toujours. Récemment, disons depuis 2005, différentes résistances ont vu le jour. Des luttes ponctuelles comme celle de la coalition antimasculiniste en 2004, 2005 qui visait à contrer la tenue du Congrès Parole d’Hommes à Montréal. Cette coalition se voulait temporaire. Durant l’année de mobilisation, elle a également fait de la sensibilisation dans les milieux anarchistes et étudiants, produit des brochures, mis sur pied différents ateliers en parallèle du congrès, dont des ateliers sur la lesbophobie du discours masculiniste.

Certaines organisations du mouvement féministe ont fait du masculinisme un axe de lutte prioritaire. Elles ont réalisé des ateliers sur la symétrisation de la violence conjugale et des formations qu’elles dispensent dans les milieux d’éducation populaire et d’éducation féministe. Des recherches ont été réalisées, notamment l’étude sur les attaques antiféministes qui vise à mieux documenter les actions qui ciblent les organisations du mouvement et leurs effets sur les féministes. Le tout, sans compter l’ouvrage collectif sur le masculinisme au Québec

Par contre, pour analyser les résultats de ces pratiques militantes il me faudrait réaliser une étude sur le sujet. Le peu que je peux dire en terme de résultat c’est que grâce à ces mobilisations les féministes les connaissent et reconnaissent. Elles sont d’ailleurs plus nombreuses qu’en France à reconnaître leurs discours et à être ainsi en mesure de répliquer en cas de besoin. Elles sont parvenues à contrer un certain nombre de projets masculinistes, dont un projet de transformation d’un conseil gouvernementale féministe, en conseil de l’Égalité. Ce dernier leur aurait permis d’obtenir des ressources et d’élargir les espaces de véhicule de leur discours, des espaces où l’on traite de façon symétrique les rapports entre les hommes et les femmes.

Si je compare le Québec à la France, c’est que depuis que je suis en France, soit depuis mars, j’observe que la recherche qui se réalise ici peine à franchir les murs de la tour d’ivoire universitaire. J’ai l’impression que les chercheuses et les chercheurs ne parviennent pas à se faire entendre. Peut-être qu’un autre aspect du problème est l’absence d’ouvrage « grand public » sur le sujet. Bref, on me dit qu’il n’y a pas de recherche ici ou que le phénomène n’existe pas en France, ce qui est faux. La recherche existe et les masculinistes sont actifs. Les médias grand public ont laissé entendre que l’action des « hommes à la grue » constitue le moment X, le jour 1 de l’apparition du masculinisme en France. Il serait plus juste de dire que le masculinisme a commencé à être médiatisé largement avec l’action des hommes à la grue. Le masculinisme existait avant cette action, il suffit de se renseigner un peu. D’ailleurs des groupes militants comme Stop masculinisme existaient avant février 2013. Ce dernier a produit une brochure et poursuit son excellent travail de sensibilisation. Je crois que certaines organisations féministes en France tentent aussi d’instaurer un rapport de force. Il m’apparaît cependant important de multiplier les initiatives en France afin d’éviter qu’il ne gagne du terrain.

Propos recueillis par la commission Antipatriarcat

 
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