Portrait

Pierre Naville, Socialisme et Anticapitalisme




Le parcours de l’ancien militant trotskiste Pierre Naville évolue du surréalisme vers le socialisme anti-autoritaire dont il deviendra l’un des théoriciens.

Attiré par la modernité littéraire et artistique, Naville étudiant en philosophie, rejoint à vingt ans les rangs du surréalisme à l’invitation de Louis Aragon. Directeur de La révolution surréaliste avec Benjamin Péret, Il pose très tôt la question de l’engagement de l’intellectuel face au pouvoir en place au travers d’une fertile controverse avec André Breton [1].

Servir la révolution

Il choisit de se mettre au service de la révolution et de bousculer l’ordre établi. La découverte de Marx et de Lénine le conduit à condamner la logique d’oppression du capitalisme. Désormais le mot d’ordre de Marx « transformer le monde » et le slogan de Rimbaud « changer la vie » repris par les surréalistes, deviennent les repères fondamentaux qui guideront toute sa vie. Disciple de Trotski durant l’entre-deux guerres, il se bat avec la plus grande énergie aux côtés des militants de l’opposition de gauche en France. Il veut assurer le plein développement de l’humain, qu’étouffent les structures économiques et sociales du pouvoir comme celles de l’État stalinien tout puissant en Union soviétique. Sa fidélité au marxisme et sa foi révolutionnaire dans le prolétariat ne se démentent pas. [2]

Au cœur du renouveau de la pensée socialiste

Après le choc de 1945, Naville entreprend un travail de rénovation du socialisme marxiste, qui le conduit à jeter les bases d’une démocratie placée prioritairement au service des forces populaires. Prenant définitivement ses distances avec le trotskisme militant, il fonde désormais sa démarche idéologique sur un marxisme autonome et critique, seul capable d’appréhender la complexité du terrain historique engendré par la deuxième guerre mondiale. Il devient un acteur politique majeur de la Nouvelle Gauche, tour à tour dirigeant du MSUD, du PSG, de l’UGS, du PSU. Il redoublera d’efforts pour rassembler dans un front unitaire les forces de gauche communiste et non communiste. Il se bat sur tous les fronts : au jeu des blocs il oppose le neutralisme et la construction d’une Europe sociale au service du peuple. Il combat sans relâche la répression coloniale de la IVe et de la Ve République. À l’avènement du gaullisme, il démontre avec sagacité l’emprise de l’appareil d’État sur l’économie nationale, sa planification bureaucratique, le rôle central du complexe militaro- industriel et critique violemment les radicaux et les dirigeants de la SFIO, séduits par cette orientation planificatrice libérale. Il sanctionne de la même manière les dirigeants communistes qui dans leur conception de la gestion économique nationale se satisfont d’une étatisation globale de la production sur le modèle soviétique, dont le mécanisme bafoue les droits élémentaires des travailleurs russes. Dans le cadre de ses recherches en sociologie, Naville montre que l’introduction des innovations techniques découle des lois du marché et de l’évolution de la rentabilité du capital, et entraîne une intensification mécanique de l’exploitation salariale. Dès 1959, il revendique l’application des 35 heures. En 1961 [3], il se démarque des conclusions optimistes de ses pairs sur les « bienfaits » de l’automation qui pénalise les travailleurs en réclamant d’eux polyvalence et mobilité forcée.

Il alerte ses camarades de la Nouvelle Gauche qui affirment doctement que l’automation conduit à la renaissance d’une classe ouvrière largement bénéficiaire de cette technologie, croyant naïvement qu’elle peut aider à mettre fin à l’exploitation capitaliste. Il promeut dès les années soixante une pratique autogestionnaire : contrôle ouvrier des nationalisations, planification populaire et décentralisée, mise en place de comités permanents de citoyens pour gérer démocratiquement finances et industries. Il réinvestit ces analyses lors de la crise pétrolière des années soixante dix, avec l’appui de la CFDT.

Lorsque s’établit le Marché commun, Naville, dès les années 1956,1957, il enjoint les responsables politiques et syndicaux à définir un programme socialiste – mise en place d’une législation sociale communautaire, adoption d’une durée et d’un salaire minimum européen, d’un code du travail et d’un système de sécurité sociale européens, application de conventions collectives européennes... Dans le cadre de cette réflexion politique originale, Naville s’en prend aux tenants d’un capitalisme moderne qui, à l’instar de Pierre Mendès France, se disent partisans d’une gestion effective de l’économie capitaliste, alors qu’ils réduisent le socialisme à un simple outil de régulation du marché, où les prix à la consommation seraient le seul enjeu de la lutte sociale. Il ne peut supporter de voir ces responsables associer capital et travail, au mépris des rapports de domination qui sont au cœur de la réalité capitaliste. Dans sa volonté de construire un front socialiste avec le PCF, Naville encourage ses militants à renouveler le mouvement ouvrier en s’affranchissant du modèle soviétique. Sa brochure L’intellectuel communiste dénonce l’attitude complice et aveugle de l’intelligentsia communiste et des compagnons de route dont la servilité a cautionné la terreur stalinienne. Dans sa série du Nouveau Léviathan [4], Naville montre avec précision les contradictions du socialisme marchand, qui maintient une nomenklatura toute puissante.

Marxisme et sciences

Dans cette approche innovante de la pensée socialiste, il se réfère au marxisme comme méthode d’investigation du terrain historique contemporain. Repoussant la dimension hégélienne du marxisme, il retient le Marx savant, fondateur de la sociologie moderne, celui du « Capital » qui révèle le mécanisme des rapports de production. Mariant marxisme et science, il prône un objectivisme radical et démontre comment l’homme et l’ordre social sont directement conditionnés par l’évolution du système de production. Dans cette perspective de travail originale, Naville s’attache à produire un corpus scientifique engagé au service du mouvement ouvrier et syndical. En s’appliquant à donner toute sa place au contrôle démocratique et citoyen du processus de gestion et de production, Naville remet en cause la démarche convenue d’une social-démocratie prête à s’accommoder du capitalisme et de sa logique d’exploitation. Par ses interpellations et ses mises en garde répétées, il appelle ses partenaires de la gauche unie à travailler à l’avènement d’un socialisme anticapitaliste satisfaisant scrupuleusement aux attentes des travailleurs.

Alain Cuenot , professeur agrégé, docteur en histoire contemporaine

[1Pierre Naville, La révolution et les intellectuels, Paris, 1924.

[2Alain Cuenot, Pierre Naville, biographie d’un révolutionnaire marxiste, Ed. Bénévent, 686p.

[3Pierre Navilel, L’automation et travail humain, Paris, 1961.

[4Pierre Naville, Le Nouveau Léviathan, Le salaire socialiste, t2, Paris, 1970, Bureaucratie et révolution, t.4, Paris, 1974.

 
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