Entretien

Pierre Tevanian : « On est passé d’un racisme tranquille à un racisme inquiet »




Pierre Tevanian est professeur de philosophie et cofondateur du collectif Les mots sont importants (LMSI). Lors du vote de la loi sur le voile en 2004, il participe à la création du collectif Une école pour toutes et tous. Il a publié de nombreux ouvrages sur la question du voile.

Nico et Salima : Vous animez avec Sylvie Tissot le site « Les mots sont importants » depuis 2000. Pouvez-vous nous parler de votre
travail ?

Pierre Tevanian : Nous faisons la critique du discours politique et la critique politique des discours médiatiques et intellectuels. Il s’agit de les déconstruire par des textes de fond, d’autres satiriques, qui tentent de débusquer les formes policées et euphémisées du racisme, du sexisme ou du mépris de classe. Le travail porte sur des concepts dont le sens est à la fois très flou et très clair comme les termes de « diversité », « intégration », « communautarisme », etc. Flous d’un point de vue intellectuel car jamais définis clairement mais très clairs une fois mis en rapport avec le contexte – de qui, de quoi parle-t-on ? quand ? – pour ceux qui sont visés ou ceux qui sont « dragués ». Quand on a pris acte de la clarté du terme, on comprend son caractère odieux et à la fois politiquement très efficace. Pour le bilan, on peut dire que c’est une forme d’intervention politique qui n’est pas suffisante mais qui est nécessaire.

Cette année vous avez publié Dévoilements : du Hijab à la Burqa. Comment a-t-on construit le voile et le Niqab comme un problème ?

Pour comprendre, nous analysons justement les discours et les contextes. D’où le discours vient-il ? D’en haut ou d’en bas ? On nous dit toujours qu’il y a un peuple en demande de repères, des medias objectifs qui relaient, notamment par des sondages, et une classe politique de bonne volonté qui tente ensuite d’apporter des réponses. Notre travail montre que c’est exactement l’inverse : on part de données objectives (sondages, nombre d’heures de télé sur tel sujet, etc.), on produit des analyses plus ciblées (comment la question fut-elle posée et comment induisait-elle la réponse ?) et on se rend compte à chaque fois que les prétendues « demandes venues d’en bas » sont en fait des initiatives politiques venues d’en haut, relayées ensuite par les médias et finalement acceptées à l’usure par l’opinion, via des sondages souvent très orientés... Le peuple est donc davantage en situation de consentement qu’en position de demande.

Comment en est-on arrivé à légitimer des lois racistes avec des arguments féministes et laïques ?

Dans beaucoup de nos productions, on prend les discours dominants au mot, on leur accorde un crédit a priori, et on les analyse. Et là, rapidement, leurs contradictions apparaissent. L’argument du droit des femmes par exemple ne tient pas. Au nom du féminisme, on vote des lois qui punissent des femmes. Il y a aussi deux poids deux mesures : ce qu’on dit pour le voile n’est pas appliqué pour d’autres vêtements genrés. On décide, et cela quoi qu’en dise la personne concernée, que le voile est un symbole d’oppression, ce qu’on n’affirmera pas, par exemple, pour les talons aiguilles ou les mini-jupes.

Autre contradiction : on construit d’abord la femme voilée comme personnage aliéné et victime afin qu’elle ne soit pas entendue. Mais lorsqu’il s’agit ensuite de la punir, elle redevient sujet responsable. Jamais auparavant des féministes n’avaient revendiqué des restrictions de droits pour les femmes. Alors quand une loi entre autant en contradiction avec les motifs invoqués, on se demande : pourquoi ? On se rend compte que l’objectif est en fait, ni plus ni moins que ne plus voir le voile. Sur la laïcité même chose : les lois Ferry et la loi 1905 n’exigent aucunement une quelconque neutralité vestimentaire, elles séparent les institutions politiques et religieuses et garantissent la liberté religieuse et de conscience. La loi de 2004 interdit au contraire une expression. C’est la neutralité du service public et de ses agents qui était auparavant exigée, jamais celle des usagers. La neutralité de l’espace public était conçue comme une neutralité de l’espace seulement pour que le public puisse ne pas l’être.

On peut faire la comparaison avec un match de foot sur terrain neutre : la neutralité permet qu’aucun supporter ne puisse favoriser une des deux équipes. La nouvelle laïcité exigerait que les équipes restent neutres, ce qui reviendrait à ne pas jouer au football ! Enfin, cette neutralité ne s’adresse qu’à une seule des deux équipes : celle des musulmans ! Il y a donc un premier niveau d’analyse de ces lois, qui permet de dire qu’il s’agit d’une remise en cause de la liberté d’expression, un deuxième, qui souligne sa dimension sexiste puisque ce sont avant tout des femmes qui sont ciblées, enfin un troisième : de fait ces lois ne visent que les musulmans, et elles sont donc racistes.

Les attaques islamophobes ont été nombreuses ces dernières années, comment peut-on les comprendre ?

Déjà comme des attaques racistes, alors que le discours dominant nous dit que ce n’est que la légitime critique d’une religion. Car il y a toujours inégalité de traitement. Prenons l’exemple du cas des animateurs faisant le ramadan suspendus à Gennevilliers : si le motif explicite n’est pas raciste (un animateur doit être en forme pour s’occuper des enfants), le problème est qu’on ne traite pas avec autant de zèle les autres cas : le moniteur est-il fatigué ? Boit-il de l’alcool, fume-t-il ? Ces attaques sont l’expression d’un racisme décomplexé, qui s’exprime au bas de l’échelle sociale comme en haut, en prenant des formes différentes : agressions, insultes, jusqu’aux discriminations diverses et aux lois... Ça ne s’arrête jamais : après avoir enlevé leur voile, les filles ont encore la robe trop longue !

En deux mots, je dirais que les origines de ce racisme sont coloniales, et quant à sa réactivation actuelle, elle peut s’expliquer de plusieurs façons. Il y a l’analyse marxiste : une opération idéologique destinée à diviser ceux qui devraient s’unir et unir ceux qui devraient être divisés. Et une dimension plus spécifiquement raciste : une espèce de mouvement de panique à un moment précis, une situation ambivalente où l’on passe d’un racisme tranquille à un racisme inquiet : le racisme tranquille c’est quand l’ordre inégalitaire imposé au Noir, à l’Arabe ou au musulman n’est pas perturbé, et qu’il n’y a donc pas besoin de stigmatiser, d’injurier et de faire des lois. En revanche, quand ces derniers deviennent visibles, quand ils refusent la place où on les assigne, c’est là qu’on passe à un racisme agressif, bavard, et qu’on a soudain besoin de stigmatiser. La radicalisation actuelle peut donc aussi être interprétée positivement : les dominés se sentent assez en confiance pour investir des terrains où ils n’osaient pas aller auparavant. La loi écrite est le dernier rempart du dominant quand l’ordre non écrit qui allait de soi auparavant est remis en cause, et que ce qui suffisait avant ne suffit plus...

Propos recueillis par Nicolas Pasadena (commission antiraciste d’AL) et Salima (Val-de-Marne)

 
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