antiracisme

Police : des fiches de profilage ethnique dans les formations




Samedi 2 janvier paraissait sur Mediapart un article sur la formation policière publiant des fiches destinées aux policiers stagiaires en formation. Un condensé de racisme d’État décomplexé qui essentialise des populations et explique bien des choses sur les comportements des forces de répression dans les quartiers populaires.

Depuis des dizaines d’années que les contrôles au faciès sont dénoncés, les statistiques montrent qu’ils ne diminuent pas. Simple bon sens, diront certains notamment au sein de la police, la majorité des délinquants étant issus des minorités d’origine africaine, il est normal de les contrôler plus assidûment. Une population est donc ciblée comme délinquante en puissance, là est la racialisation : un ensemble d’individus est socialement constitué comme race, ce qui a pour principal effet de les criminaliser.

Voyons ce processus à l’œuvre au sein de la formation policière quand elle aborde le problème des « Normes socioculturelles des principales communautés étrangères vivant en France », titre d’une des fiches publiée par Mediapart. La journaliste du site d’information note un « objectif louable » malgré une approche « culturaliste » et quelques « stéréotypes non évités ». Voyons ce qu’il en est.


L’article de Mediapart : « Les écoles de police tournent à plein régime » (2 janvier 2016)


« eux » et « nous »

La troisième partie de cette fiche explique par exemple comment « intégrer les normes sociales et culturelles des populations originaires du Maghreb ». Premier principe de compréhension de ces normes : « La vie quotidienne des musulmans est rythmée par les préceptes issus de la religion, ce qui est difficile à comprendre pour nous qui avons élaboré des normes de droit dont nous affirmons qu’elles sont représentatives et fondatrices d’une république laïque et démocratique. » Le ton est donné : il y a « eux » et « nous ».

Les musulmans et musulmanes aux croyances religieuses qui les enferment dans leur particularisme, et « nous », aux valeurs républicaines universelles. L’idée de choc des civilisations sous-jacente à la fiche est clairement énoncée. Mais le ou les auteurs de la fiche, grands seigneurs, rappellent tout de même qu’au « début de l’ère chrétienne » également notre vie était religieuse. On aurait pu tout aussi bien dire que « nous aussi étions cannibales avant le néolithique »… Tendance faussement respectueuse mais vraiment raciste à vouloir mettre l’Europe en haut de l’échelle de l’histoire, prétextant la mettre au même niveau que les autres en leur accordant une place sur la même échelle.

L’islam est alors décrite comme une « religion récente » : infantilisation de l’indigène musulman qui rappelle les anciennes circulaires administratives coloniales. Très vite, on note d’ailleurs que la laïcité est un processus ancien dans l’histoire européenne. Passons sur le fait que la fiche évoque Louis XIV – celui qui a révoqué l’édit de Nantes, promulgué par Henri IV, qui était alors un premier pas vers la tolérance du culte protestant – comme ayant « initié un premier effort de codification juridique laïcisé » : lorsqu’on on est si haut sur l’échelle de l’histoire, regarder vers le bas donne le vertige. On pardonnera donc cette bévue historique à nos alpinistes en herbe.

On continue avec une présentation de l’histoire de l’islam et de sa pratique qui va se concentrer sur l’attitude des « musulmans » envers les femmes, qui va cristalliser une bonne partie de la fiche, allant jusqu’à affirmer que « par essence, par principe, la femme est en situation d’infériorité dans la société musulmane par rapport à l’homme, ce qui n’est pas sans poser problème dans nos sociétés tendant à l’égalitarisme ». Le terme est posé, on parle d’essence, c’est-à-dire de ce qui constitue en propre et de manière éternelle et immuable une catégorie.

L’islam serait par essence sexiste patriarcale, tandis que « nos sociétés » – entendez « nous les Blancs » – seraient égalitaristes. Est-il besoin de rappeler la structure patriarcale de nos sociétés à « nous » les Blancs ? Il est étonnant de voir à quel point un mouvement révolutionnaire et émancipateur (le féminisme) peut être détourné et récupéré comme instrument d’une domination.

On apprend ensuite par exemple que « le mariage (musulman) est rarement consenti par la jeune fille » : nul besoin de source ou de vérification par les faits, le but étant de différencier une culture universaliste et égalitaire d’une culture barbare et oppressive.

Style de circulaire coloniale

Continuons : « Par essence, tout musulman se sait membre d’une grande famille. »

Entendez par là qu’ils sont solidaires entre « eux ». L’idée d’une solidarité familiale à toute épreuve entre les membres d’une communauté dont on cherche à montrer en quoi elle est étrangère et incompatible avec la nation a un ­arrière-goût historique fascisant qui a du mal à passer : une méfiance qui existait déjà dans l’antisémitisme d’un Charles Maurras depuis l’affaire Dreyfus. Le problème est justement que ce type de fiche « passe », c’est-à-dire puisse être diffusée dans des centres de formation policière sans obstacle, sans objection de conscience, sans même la prise de conscience du racisme de son contenu (ou bien la société civile est-elle tellement atteinte par le racisme d’État qu’elle y adhère de son plein gré ?).

L’opposition entre deux civilisations est même l’occasion du rapprochement le plus abject entre la circoncision (ablation du prépuce, sans conséquence sur le développement génital et la sexualité, parfois pratiquée pour raisons médicales) et l’excision (ablation du clitoris, dont les conséquences sur le développement génital et la sexualité ont à peine besoin d’être formulées) : « D’une manière générale, on peut considérer que la circoncision et l’excision sont des actes qui n’ont de sens que parce que l’on marque pour démarquer ; le raisonnement est à l’opposé de celui des civilisations occidentales qui tendent vers l’égalitarisme des sexes (on nivelle les différences). Il s’agit de clairement marquer la différence homme-femme. » Comme si la différence sexuelle et le patriarcat qui en découle n’étaient pas également structurels dans « notre » société…

Enfin, le point culminant de la racialisation arrive, la criminalisation : « Le rapport à la loi et à ses représentants était une notion forte chez les immigrés de la première génération, malgré leur difficulté à comprendre que la loi républicaine n’est pas celle du Coran. La situation a bien changé et l’on sait ce qu’il en est aujourd’hui du comportement des jeunes communautaires dans les quartiers difficiles, notamment celui des garçons vis-à-vis des membres féminins du corps enseignant. Nous n’insisterons pas dans ce domaine car il s’agit là d’un problème clairement identifié. »

Nul besoin d’insister sur ce domaine, il est bien connu que les musulmans sont des délinquants, que contrairement à leurs parents ils ne respectent même pas la morale coranique, et qu’ils maltraitent les enseignantes. D’un style de circulaire administrative coloniale on est passé au style des criminologues du XIXe siècle, qui pensent trouver dans les critères biologiques de la race la source de la délinquance. Les critères de la race ne sont plus biologiques, ils sont culturels, mais ils fonctionnent de la même manière, produisant un ensemble d’individus racisés et criminalisés.

Les races sont bien constituées, et la fiche prend soin de distinguer les « Arabes » des « populations originaires d’Afrique subsaharienne ». Si l’Arabe est violent, le Noir est stupide et archaïque, voilà l’ignominie professée à mots à peine couverts à travers l’histoire d’un « maçon sénégalais » : « Ayant été rapidement payé pour ses travaux, lui, le vieux chef de famille musulman, avait remis à notre compatriote une petite corne d’animal contenant une sourate du Coran et rebouchée à l’aide d’un… chewing-gum ; il lui avait recommandé d’enterrer cet objet dans le jardin devant sa maison et lui avait indiqué que cela aurait pour effet de le faire rester éternellement dans cette maison. »

L’anecdote a peut-être pour but de faire rire, mais d’un rire de supériorité, au pire comme on rit plein de mépris et d’un air moqueur de celle ou celui qui nous paraît inférieur, au mieux (ça n’a rien de mieux en réalité) comme on rit de manière condescendante d’un enfant et de ses facéties. Si l’archaïsme d’une croyance se mesure par son absence totale de concordance avec les faits, alors croire qu’enterrer un chewing-gum rend éternel n’est pas plus archaïque que de croire que la répression policière empêche ce qu’elle est censée réprimer.

Production de la race

La suite a de quoi faire « naître en soi des lames de couteau » selon l’expression de Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs. Car les Noirs ne sont pas seulement assujettis à des croyances archaïques, ils parlent, et ils parlent fort : « Pour ce qui est des rapports sociaux, les Africains attachent beaucoup d’importance au débat et à la parole ; ils prennent le temps de discuter, les échanges sont bruyants et démonstratifs. Une certaine forme de fatalisme teinte leur vision des choses, qui est largement imprégnée de croyances diverses et de superstition. Au-delà d’une certaine insouciance apparente, ils font souvent preuve de la fierté et de la susceptibilité des gens qui se recommandent de l’islam. »

En plus d’être bruyants, ils ont en commun avec les « Arabes » d’être susceptibles, et d’être délinquants : « C’est dans les milieux des jeunes “Blacks” de banlieue que les problèmes sont actuellement les plus cruciaux, les garçons adhérant volontiers à la sous-culture des rues issue du mouvement hip-hop américain et aux valeurs de mensonge et de violence qui y sont inhérentes. » La « sous-culture des rues » représentée par des « Blacks » s’oppose à la sur-culture des Blancs. Il aurait fallu ajouter qu’au « mensonge et à la violence » des Noirs on devrait opposer l’amour et la fraternité des Blancs.

Amour et fraternité qui passeront par les coups de matraque des néopoliciers qui auront à cœur d’imiter leurs aînés dans leur violence ciblée. Bien formés, ils sauront sur qui frapper. Et bien que les musulmans et les musulmanes soient les principales cibles de cette racialisation, les « populations du Sud-Est asiatique », que la fiche nomme ensuite plus commodément les « Chinois » sont également criminalisés : « On les ­retrouve dans bon nombre d’activités clandestines de confection textile ou de trafic de stupéfiants. »

On peut maintenant s’étonner de l’indulgence de l’auteure de l’article (qui a le mérite d’avoir publié cette fiche) qui n’y voit que des « stéréotypes ». Ce sont bien plus que des stéréotypes, c’est-à-dire des descriptions grossières de la réalité. Il ne s’agit nullement dans cette fiche de décrire une réalité, mais bien de la produire. Les races n’ont pas disparu. Non pas qu’elles aient de tout temps existé dans nos gènes, mais elles sont le produit d’une racialisation politique, avec pour conséquence une criminalisation.

L’État y trouve son compte, un bouc émissaire sert à consolider la nation réunie autour d’un ennemi commun, une main-d’œuvre bon marché sert à faire le sale boulot (sans papiers c’est encore mieux, il n’y a même pas besoin de passer par la case destruction du code du travail, qui ne s’y applique pas), la domination de classe est renforcée d’une domination de race, la dénonciation raciste du ­sexisme et du patriarcat des racisé-e-s sert à masquer la domination de genre de l’État bourgeois, sexiste et raciste, la criminalisation d’une race légitime l’existence d’une police servant à réprimer toute velléité émancipatrice, qu’elle soit de classe, de genre ou de sexe.

Peur de la dénaturation

Enfin, finissons par le plus abject, le souhait à peine voilé de voir disparaître ces races, responsables d’une surpopulation : « Enfin ce qu’il ne faut surtout pas oublier c’est que le retour au pays n’est qu’un mythe et qu’il nous faudra composer avec toutes ces populations qui ne rentreront ni en Afrique ni ailleurs car le pays d’accueil est devenu celui des enfants et la “première génération” s’est accommodée des inconvénients liés à une intégration difficile car les avantages sont autant de motifs de non-retour. Signalons en dernier lieu le fait que la courbe démographique de notre pays est positive exclusivement en raison du taux de fécondité des femmes d’origines maghrébine et africaine. Il faut cependant indiquer que ce taux était de 8 pour la femme maghrébine il y a vingt ans ; il est descendu à 4 de nos jours ; on peut penser qu’il en sera de même pour les populations originaires d’Afrique subsaharienne dans les années à venir. »

Il est bien précisé que « leur retour au pays n’est qu’un mythe ». Cela exprime bien la contradiction de toute procédure de racialisation d’État : elle tend à désirer la disparition de ce qu’elle a elle-même constitué, mais l’État a besoin de ces races pour se maintenir comme État répressif. C’est pourquoi ce retour, bien que d’une part souhaité, est irréalisable.

On tombe à la fin dans la plus profonde abjection lorsque la fécondité des femmes « maghrébines » et « africaines » est évoquée. On ne sait pas par quel bout le prendre. D’une part, et l’auteure de Mediapart le précise bien, les chiffres sont entièrement inventés, et il n’y a pas de différence significative entre « leur » fécondité et la « nôtre ». Mais d’autre part cette évocation est lourde de signification : la peur de la dénaturation d’une nation par le péril démographique rappelle certains slogans nazis.

Avec une telle formation on ne s’étonnera pas des contrôles au faciès et des « bavures » policières sur les racisé.e.s. Mais avec une telle racialisation, on ne s’étonnera alors pas non plus des effets qu’elle produit, l’intégrisme étant un de ces multiples effets, une fois dit que donner des explications de l’intégrisme n’implique pas de déresponsabiliser les individus qui font ce choix. Une chose est de juger la responsabilité individuelle, une autre est de rechercher les conditions sociales favorisant un type de pratique.

Bernard Goujon (AL Toulouse)

 
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