politique

De quoi Macron est -il le rejeton ?




La dernière séquence électorale s’est soldée par un bouleversement de la scène politique. Un parfait inconnu des électeurs et électrices il y a encore un peu plus de trois ans a été élu président. Il aura effacé aisément un FN condamné, en l’état, à servir d’épouvantail. La République en marche (LREM), mouvement « nouveau », fondé au printemps 2016, a bousculé le champ politique français. Retour sur le moment Macron.

Les deux grandes formations qui s’étaient depuis plus de trente-cinq ans partagé les responsabilités gouvernementales ont vu leurs candidats éliminés dès le premier tour de la présidentielle. Si la droite (LR-UDI) a sauvé les meubles lors des législatives avec 131 députés, ce n’est guère le cas de la gauche PS qui enregistre le pire score de son histoire avec 29 député.es. Ce premier bouleversement s’est accompagné d’un profond renouvellement du personnel politique [1].

L’art de faire du vieux avec du neuf

Cet apparent chamboulement masque de profondes continuités. L’objectif macronien affiché est de transcender les clivages traditionnels, ce qui est atteint : l’opposition qui existait depuis des décennies entre la droite et la gauche et qui a structuré la vie politique du pays n’existe plus [2].

Voici plus de trois décennies que droite et « gauche » se succèdent au pouvoir pour pratiquer, à quelques nuances près, les mêmes politiques d’inspiration néolibérale (chômage structurel élevé, développement du travail précaire, démantèlement de ­l’État providence, augmentation de l’intensité et de la productivité du travail, austérité salariale…) conduisant à une aggravation des inégalités de toute espèce, et s’accompagnant de politiques sécuritaires menaçant les libertés publiques tout en s’en prenant aux immigré.es des couches populaires, semant par conséquent la misère, la désespérance et le ressentiment. Le tout sur fond et sous couvert d’une circulation transnationale du capital, orchestrée par l’UE, l’OMC, le FMI [3], etc.

Ces politiques ont progressivement discrédité les gouvernements qui les conduisaient. Chaque nouvelle majorité a succédé à la précédente en faisant croire qu’elle réussirait là où la précédente avait échoué, avant que la médiocrité de ses propres résultats, voire son échec franc, ne conduisent à son rejet au profit de son adversaire qui, entre-temps, s’était refait dans l’opposition une virginité politique, lui permettant le moment venu de reprendre le flambeau pour poursuivre dans la même voie.

Dans ces conditions, il devait nécessairement advenir un moment où, à force de répétitions, ce faux-semblant d’alternance se ruinerait lui-même. Où le crédit des anciennes formations politiques de droite et de gauche serait également compromis par leurs échecs répétés tandis que la soi-disant opposition de leurs orientations, qui leur avait jusqu’alors permis d’organiser alternativement une illusion de changements moyennant… des changements d’illusion, apparaîtrait au plus grand nombre pour ce qu’elle est devenue : l’opposition entre le blanc bonnet et le bonnet blanc.

Ce moment s’est présenté à la suite du quinquennat bling-bling de Sarkozy et de celui d’abord grisaille puis franchement sinistre d’un Hollande qui, pour avoir déclaré son désamour de la finance, restera comme l’ordonnateur des plus somptueux cadeaux faits au patronat [4].

Macron a compris que le moment était venu de ne plus faire semblant d’opposer cette droite et cette gauche, toutes deux soumises au modèle néolibéral, et de profiter de leur commun épuisement pour rallier à lui tous les partisans de ce modèle.

Pour juger des enjeux de ­l’opération en cours, des chances de sa réussite et des moyens de la contrer, il faut passer derrière ce théâtre d’ombres qu’est la scène politique et scruter les profondeurs des changements à l’œuvre entre les classes sociales. Ce qui se joue n’est en effet que la dernière péripétie en date de la formation d’un nouveau bloc social dominant.

La formation d’une nouvelle classe dominante

À la fin des années 1970, en réponse à la crise économique issue du régime fordiste de reproduction du capital, à l’instar et sous la pression concurrentielle de ses homologues des autres principaux États capitalistes, une partie de la grande bourgeoisie industrielle, commerciale et financière française a impulsé et relayé, sous couvert de politiques néolibérales, le mouvement général de transnationalisation du capital. Mais pour asseoir son pouvoir sur la population laborieuse, il s’est posé la question de la reconstitution, autour d’elle et sous sa direction, d’un bloc social apte à assurer son hégémonie, c’est-à-dire sa domination culturelle à partir d’une base sociale conséquente dans la population.

En effet, il a fallu s’appuyer sur de nouvelles catégories socio-professionnelles pour trouver une « majorité » à la classe dominante en constitution depuis le milieu des années 1970. En effet, la libéralisation de la circulation du capital sous toutes ses formes au niveau mondial, en abolissant les protections et protectionnismes nationaux de tous types, en déréglementant les marchés, en abandonnant toute redistribution des richesses au niveau national, en mettant systématiquement en concurrence capitaux, travailleurs et travailleuses, territoires régionaux et nationaux, ont sapé la base de l’ancien bloc social sur lequel, depuis la fin du XIXe siècle, la bourgeoisie française avait fondé sa domination. C’est ce que l’on appelait le « bloc des possédants », fondé sur une alliance avec le gros des classes moyennes traditionnelles (paysannerie, petits commerçants et commerçantes, employé.es de bureau et de commerce, petit capital, professions libérales), politiquement représenté par un ensemble de formations de la droite et du centre, et qui était dirigé contre le « bloc des partageux » unissant le prolétariat (artisans prolétarisés, ouvriers d’industrie) et différentes catégories de l’encadrement naissant, notamment de sa fraction publique (enseignants et enseignantes du primaire, petits fonctionnaires, etc.), représenté par la SFIO [5] en rivalité avec le PCF.

Le « bloc des partageux » va toucher au but et en même temps se suicider. Ainsi, en 1981, la gauche PS-PC arrive au pouvoir avec un programme qui, derrière un verbiage révolutionnaire, se propose de répondre à la crise par la poursuite de l’ancien modèle. Son échec va dès 1983 contraindre une partie des élites politiques (du côté du PS) et syndicales (du côté de la CFDT) à se couler elles aussi dans le moule des politiques néolibérales. C’est le « choix européen » [6].

Le divorce entre ces élites et une majeure partie de leur base sociale, prolétariat et encadrement, ne fera que s’accentuer au fur et à mesure des alternances politiciennes qui leur permettront de reprendre le pouvoir périodiquement.

Dans ces conditions, un nouveau bloc hégémonique [7] s’est formé entre d’une part, la fraction de la grande bourgeoisie impulsant et dirigeant le mouvement de transnationalisation du capital, et, d’autre part, les couches supérieures et moyennes de ­l’encadrement, public et privé.

La constitution continuelle de ce bloc aura été favorisée par un certain nombre de transformations socio-économiques, politiques et idéologiques induites par le processus de transnationalisation du capital lui-même. Y aura contribué la crise du mouvement ouvrier, de ses ­formes d’organisations et de lutte comme des projets et utopies de transformation sociale.

Enfermé dans une image du monde assise sur les États-nations, le mouvement ouvrier a été pris au dépourvu par la transnationalisation du capital, contournant et affaiblissant ­l’État-nation, le privant du même coup de toute stratégie – comme on l’a vu en 1981. Les gauches françaises comme européennes se sont de ce fait soit épuisées à persister dans cette voie de plus en plus inopérante, soit se sont converties elles-mêmes au modèle néolibéral, faute d’avoir anticipé la nouvelle dynamique du capitalisme et de sa bour­geoisie financière montante.

La capacité de lutte des travailleurs et travailleuses s’en est trouvée affaiblie. Il faut ici souligner que la gauche PS-PCF des années 1970/1980 a contribué grandement au désarmement des travailleurs et travailleuses en priorisant le changement par les élections au détriment de l’action directe sur les lieux de travail et de vie. La concurrence entre les salarié.es, la montée de l’individualisme, la passivité et l’indifférence politique ont permis à la fin des fins un consentement passif à cette défaite de la gauche qui a ouvert la voie à la domination d’une nouvelle bourgeoisie.

Simultanément, la scène politique et idéologique a été bouleversée à partir du milieu des années 1980 par l’émergence du FN. Son installation durable s’explique elle-même par l’éclatement des deux anciens blocs sociaux de droite et de gauche, privant de représentants et de représentation politique à la fois une partie des classes moyennes traditionnelles et une partie du salariat d’exécution (ouvriers, ouvrières et employé.es). Bénéficiaire de la crise de l’ancien ordre social et idéologique, le FN n’en aura pas moins apporté sa pierre à la mise en place du nouveau. D’une part, en contribuant à diviser les ouvriers, ouvrières et employé.es en dressant les uns contre les autres salarié.es réputé.es français de souche et salarié.es stigmatisé.es comme étrangers (« immi­gré.es »), d’autre part, en servant d’épouvantail.

Telles sont les conditions et les modalités d’établissement de la nouvelle bourgeoisie à laquelle nous sommes confronté.es. Celle-ci va donc asséner des coups durs à tous les travailleurs et travailleuses... À moins que ces derniers et dernières changent le cours de l’histoire. Une histoire que les luttes façonnent !

Rémi Ermon (Lorient) et Nico (Moselle) d’après un article d’Alain Bihr *
* « France, le moment Macron », à lire sur Alencontre.org


Concentrons nos tirs !

Quelles sont leurs chances de réussite de l’entreprise macronienne ? Au titre de ses atouts, on peut compter sur une majorité absolue LREM à l’Assemblée nationale, flanquée d’alliés de vraie droite et de fausse gauche gagnés au néolibéralisme.

Son avenir dépendra tout d’abord de sa capacité à fidéliser sa base électorale, pour conquérir d’autres positions institutionnelles lors des prochaines élections. Ce qui se présente plutôt bien, son homogénéité et sa composition sociologiques semblent plus porteuses que celles du PS et de LR.

Mais ces quelques atouts de la Macronie ne doivent pas masquer son principal handicap : la faiblesse de sa base sociale. Minoritaire au sein de l’ensemble de la population, la Macronie l’est même pour l’instant au sein de sa propre base sociale (cadres et professions intermédiaires). Pour renforcer son assise et souder sa base, il lui faudra gagner le gros des couches moyennes et inférieures de l’encadrement. En attendant d’avoir réussi cette opération, la domination de la bourgeoise financière transnationale ne pourra compter que sur la résignation de la majorité des exploité.es et dominé.es.

Mais cette résignation est précaire. Comme on l’a vécu avec les grèves de 2003 et 2010 contre la « réforme » des retraites, au printemps 2016 contre la loi travail. Cette conflictualité pourrait manifester dès cet automne contre la loi travail 2. Ou si ce n’est à ce moment, les contre-réformes programmées seront source d’explosions sociales ultérieures.

À condition que la résignation soit battue en brèche par l’émergence d’une alternative au néolibéralisme, dont la priorité soit au développement des solidarités au travail et dans les quartiers par les organisations qui se réclament de la transformation sociale.

Le problème actuel peut se résumer ainsi : faire advenir les classes populaires en un nouveau bloc social, celui des ouvriers, ouvrières et employée.s avec une partie des couches moyennes, capable de peser par ses luttes en rendant à nouveau crédible une perspective d’émancipation.

[1Près de trois quarts des nouveaux élu.es en sont à leur premier mandat. La moyenne d’âge passe de 54,1 ans à 48,6 ans et l’Assemblée compte plus d’un tiers de femmes.

[2Ainsi le gouvernement d’Édouard Philippe comprend des personnes issues (en plus de LREM) de LR-UDI, du Modem ou du PS. En réalité, il s’agit moins de génie que d’opportunisme...

[3L’UE (Union européenne), l’OMC (Organisation mondiale du commerce), le FMI (Fonds monétaire international).

[4Le soi-disant « pacte de responsabilité et de solidarité »
(40 milliards d’euros en année pleine).

[5SFIO, Section Française de l’Internationale Ouvrière, l’ancêtre du PS.

[6Le pari engagé d’un renforcement de la « construction européenne » comme solution à la crise leur servant déjà d’alibi.

[7Sur les notions de bloc historique et d’hégémonie, un court ouvrage pour comprendre ses origines et celles de son penseur Antonio Gramsci : Introduction à Antonio Gramsci, collection Repères, La Découverte, 2013. 10 euros.

 
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