Syrie-Kurdistan : À Afrîn, un loup dans la bergerie




Les milices kurdes n’ont pas réussi à tenir seules. Face à la puissance de feu d’Ankara, elles ont consenti à un retour des troupes de Damas dans le canton assiégé. Afrîn vivra. Mais préservera-t-elle son autonomie démocratique  ?

« Kobanê a été le Stalingrad de Daech, Afrîn sera le Vietnam d’Erdogan  »  : ce slogan, sorti des entrailles du mouvement kurde et de ses alliés révolutionnaires, renvoie à un imaginaire puissant  : la défaite du IIIe Reich à Stalingrad en 1943, début de la fin pour Hitler  ; puis la victoire du peuple vietnamien face au rouleau compresseur étatsunien dans les années 1970.

La situation est en réalité plus compliquée pour les Forces démocratiques syriennes (FDS), l’alliance arabo-kurde dont les Unités de protection du peuple (YPG) et les Unités de protection de la femme (YPJ) sont la colonne vertébrale. Surtout depuis que, le 19 février, elles ont accepté l’entrée de troupes de Bachar el-Assad dans le canton d’Afrîn pour faire face à l’offensive turque. Bachar qui n’a rien d’un ami puisque, douze jours auparavant, il avait justement profité de l’offensive turque pour tenter un assaut contre les FDS dans la région de Deir ez-Zor  ! Mais à Afrîn, une fois de plus, la gauche kurde a fait un choix le dos au mur.

Même si elle a été fragilisée par les purges dans l’état-major qui ont suivi le coup d’État raté de l’été 2016, l’armée turque reste redoutable  : c’est la 8e du monde en terme d’effectifs, et la 2e de l’Otan  : 380 000 militaires d’active, 360 000 de réserve  [1], 400 avions de combat, 7 500 véhicules blindés de combat et plus de 2 400 tanks… Elle a cependant limité son engagement au sol, assurant surtout un appui aérien à ses troupes supplétives, les 25 000 hommes de l’Armée syrienne libre (ASL) engagés dans l’opération.

Les atouts d’Afrîn

Cependant d’autres facteurs entrent en ligne de compte. Tout d’abord Afrîn est un canton montagneux, facile à défendre, et que les Kurdes ont fortifié pendant près de six ans en attendant l’attaque. Ensuite, les FDS se sont aguerries tout au long de leur campagne contre Daech. Enfin, les FDS peuvent recevoir des renforts via un «  corridor  » sous contrôle du régime de Damas. Dans un de ses billets de blog, notre camarade Damien Keller raconte comment les officiers syriens ont filtré les renforts convoyés vers Afrîn, tâchant de séparer les Kurdes des Arabes et des Européens  [2].

Résultat, malgré sa supériorité militaire écrasante, l’agresseur n’a pas emporté la victoire. Au 30e jour de l’offensive, il ne s’était emparé que de 8 % du canton, soit près de 30 villages, au prix de 238 morts (dont 37 soldats turcs), contre 197 morts parmi les défenseurs d’Afrîn, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme.

Bachar, un tueur à la rescousse

Malgré cette défense acharnée, les lignes de défense kurdes semblaient arriver au seuil de la rupture. Le 19 février, le commandement des FDS s’est donc résigné à accepter une exigence de Damas et de Moscou  : laisser les troupes de Bachar el-Assad entrer dans le canton, pour défendre l’intégrité territoriale de la Syrie. Le calcul était qu’en acceptant l’implication des troupes syriennes, on incitait Moscou à interdire l’espace aérien à l’aviation turque, qui allait ruiner l’offensive d’Ankara. Le gros problème, c’est que ce faisant, on a laissé le loup entrer dans la bergerie. Bachar el Assad n’aura d’autre objectif, par la suite, que de détruire la Fédération démocratique de Syrie du Nord, dont Afrîn est un pilier.

Le sale jeu des impérialistes

Il est certain que la motivation de l’attaque turque, au-delà de la haine anti-PKK, c’est la volonté d’Erdogan de consolider un bloc électoral nationaliste autour de lui. Mais son parti, l’AKP, semble partagé sur cette campagne  : si Erdogan pousse à la guerre totale – dans les discours du moins –, d’autres, comme le Premier ministre ou le ministre de l’Économie, parlent d’une intervention limitée à quelques mois. Il est difficile d’estimer le soutien réel à cette intervention, car toute voix discordante est brutalement réprimée. Mais cette fuite en avant nationaliste et autoritaire pourrait bien finir par se retourner contre Erdogan. Depuis le début de l’offensive turque, les alliés de la coalition qui avait aidé les FDS contre Daech ont, comme attendu, brillé par leur absence. Paris, Washington et d’autres ont condamné les excès, mais jamais l’agression en elle-même. Il semble toutefois que les États-Unis n’abandonneront pas leur soutien au Nord-Est de la Syrie, y compris à Manbij.

Bachar el-Assad, lui, ne peut que se féliciter de la situation  : à la faveur de cet affrontement en­tre ses adversaires, les troupes de Damas ont repris pied dans le canton d’Afrîn. Quant à Poutine, qui avait donné son feu vert à l’agression turque, serait-il en train de perdre la main sur la situation  ? Sa conférence multipartite de Sotchi, fin janvier, a été un échec total. Et à mesure que de nouveaux fronts émergent – après Afrîn, la tension monte entre Israël et l’Iran –, la perspective d’une pax russia en Syrie s’éloigne.

Faire payer Erdogan

Il est clair que le rôle des organisations révolutionnaires n’est pas de tenter d’influencer l’un ou l’autre des États impérialistes qui défendent leurs intérêts dans ce jeu de dupes international. Mais, à notre niveau, nous pouvons alourdir le coût de cette offensive pour Ankara. Il existe trois points faibles en Europe sur lesquels faire pression  : affaiblir l’industrie touristique, qui est l’un des piliers du PIB turc  ; cibler les intérêts économiques du clan Erdogan  ; viser son complexe militaro-industriel qui est dépendant de l’Europe. Ce n’est que par la solidarité politique et concrète que nous pouvons influer sur ce combat.

Biji YPG, biji YPJ  ! [3]

Arthur Aberlin

[1« 2017 Turkey Military Strength », sur Globalfirepower.com.

[2« Condamné à observer de loin la bataille d’Afrîn », 7 février 2018, sur Kurdistan-autogestion-revolution.com

[3Avanti YPG, avanti YPJ  !

 
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