Syrie-Kurdistan

Un communiste libertaire dans l’IFB #09 : les angles morts du confédéralisme démocratique




L’implication des « hevals » du PYD peut jouer un rôle à la fois moteur et inhibant.


Alternative libertaire reproduit les billets du blog Kurdistan-Autogestion-Révolution où, après Arthur Aberlin, engagé au sein des YPG, s’exprime à présent Damien Keller, engagé lui dans le Bataillon international de libération (IFB).

Au fil des semaines, il témoignera de la vie au sein de l’IFB, des débats qui s’y mènent et de l’évolution du processus révolutionnaire dans la Fédération démocratique de Syrie du Nord.


Canton de la Cizîrê, 15 mars 2018

Dans le canton d’Afrîn, les destructions sont énormes, mi-mars il y avait déjà plus de 200 morts et des centaines de blessé.es parmi les habitantes et les habitants… On s’achemine vers un siège de la ville. Les FDS et, en leur sein, les volontaires des Antifascist Forces in Afrîn (AFFA) se préparent à résister.

Par ailleurs, des actes de déplacements forcés de population ont été signalés à plusieurs endroits dans le canton de Shabha, majoritairement occupé par l’armée turque et ses supplétifs islamistes. On peut légitimement craindre une opération d’épuration ethnique visant les Kurdes et les Yézidis. Certains supplétifs islamistes d’Ankara en font ouvertement la menace.

Et toujours le silence assourdissant des alliés et partenaires de la Turquie (Londres, Paris, Washington, Moscou…). Le drame de la Ghouta orientale, où l’armée de Damas et la Russie visent également délibérément les civils, a jusqu’ici focalisé l’attention.

Haukur Himarsson, anarchiste islandais tué par l’Etat turc dans le canton d’Afrîn.

Comme promis il y a quelques semaines, je poursuis cependant la publication de quelques commentaires critiques sur le processus révolutionnaire au Rojava et dans la Fédération démocratique de Syrie du Nord, fruits d’observations personnelles et de discussions avec des camarades.

Les limites du pouvoir populaire

L’un des axes principaux du confédéralisme démocratique, c’est la démocratie directe. Comme dans la théorie anarchiste, les conseils de quartiers et de villages sont souverains vis-à-vis des structures fédérales des régions et des cantons, afin que le pouvoir politique soit maîtrisé le plus possible par la population. L’ensemble de ces conseils locaux sont fédérés au sein du Tev-Dem, le Mouvement pour une société démocratique, dont l’auto-administration de chaque canton est l’organe exécutif.

L’enjeu est que l’ensemble des communautés ethno-confessionnelles soient représentées au sein de ces conseils afin que personne ne se sente évincé. Cet aspect est très important dans un contexte où, depuis l’Empire ottoman, le pouvoir central, les impérialistes et les bourgeoisies locales ont toujours monté les communautés les unes contre les autres.

Maison du peuple de Qamislo, en juin 2014.

Ces institutions de base, dans les quartiers et les villages, souffrent cependant d’un manque d’investissement de la population. Le contexte de guerre civile n’aide pas, mais il semble également y avoir une réticence idéologique de la part de certaines catégories de la population restées fidèles au régime de Bachar el-Assad. Ce qui est problématique quand les villages ne sont pas en mixité ethno-confessionnelle, ce qui est souvent le cas.

Il y a également un effet de distorsion, en raison du rôle dirigeant joué par le PYD. Ses militants et militantes sont en effet très actives dans l’ensemble des instances démocratiques, et les non-militant.es peuvent alors considérer ces structures du Tev-Dem comme relevant prioritairement de la compétence des hevals (« camarades »).

Il s’agit là d’une contradiction que les militantes et les militaires libertaires connaissent bien, et qui est celle de « l’animateur autogestionnaire de lutte », qui peut jouer un rôle à la fois moteur et inhibant.

Les contraintes du double pouvoir

Comme il refuse le séparatisme, et ne veut pas remettre en cause les frontières étatiques actuelles, le confédéralisme démocratique s’est construit comme un pouvoir populaire contraint de coexister, pour une durée indéterminée, avec le pouvoir d’État. Dans la pratique, cette situation conduit à une double administration assez lourde pour les habitantes et les habitants qui ont pour référence à la fois le Contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord, et la loi de la République arabe syrienne, c’est-à-dire de l’administration de Bachar el-Assad.

La démocratie prévaut également au sein des forces armées YPG-YPJ où les officiers et les officières de premier niveau sont élu.es par leurs unités. Néanmoins, le haut commandement, qui pilote la stratégie militaire, est nommé par le PYD.

La théorie du confédéralisme n’a pas renouvelé l’analyse de classe. En fait, elle ne l’a quasiment pas abordée, même si la grande bourgeoisie de la région craint certainement le pouvoir populaire qui s’érige actuellement, et que les médias libéraux occidentaux ont bien la conscience que ce qui se joue ici relève de notre camp social. Il apparaît pourtant nécessaire de voir si cette fragilité ne conduit pas, dans les prochaines années, à une omniprésence de la petite-bourgeoisie au sein des conseils. La révolution du Rojava est encore très jeune et c’est l’une des questions en suspens.

La question économique, elle, n’est pas assez travaillée. La Fédération démocratique de Syrie du Nord dépend toujours de la livre syrienne dont la valeur est toujours dictée par la Banque centrale, contrôlée par Bachar el-Assad. Le non-contrôle de la monnaie limite nécessairement l’autonomie économique de la fédération et sa capacité à mettre en place des réformes sociales, alors que la région connaît un chômage important. Par ailleurs, si la Fédération démocratique de Syrie du Nord évolue vers une autonomie économique, ce sera certainement au prix d’un bras de fer avec le régime de Damas, qui ne se laissera pas facilement déposséder des champs céréaliers et pétrolifères situés au Rojava.

Damien Keller

 
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