Union européenne : Le droit de grève remis en cause




Droit fondamental issu d’un long combat des ouvriers, le droit de faire grève demeure le premier outil de la lutte des travailleurs. Pourtant, ce droit est en passe de subir une régression sans précédent. Le coupable désigné : l’Union européenne.

Le pouvoir politique en place a déjà clairement montré son hostilité face à la grève, seul moyen légal d’action encore en mesure de le déstabiliser. En effet, les mesures hostiles à l’exercice du droit de grève ne se sont pas faites attendre, en témoigne l’instauration du service minimum dans la fonction publique. De plus, les tribunaux peinent encore à adapter la reconnaissance du droit de grève à certaines nouvelles tendances de lutte, comme les grèves de sans-papiers avec occupation des locaux, ou encore les mouvements de chômeurs. Mais d’une toute autre envergure est la menace qui provient de l’Union européenne (UE). Celle-ci est bien plus profonde, plus structurelle encore, car elle menace l’exercice du droit de grève de manière générale dans des secteurs où sa reconnaissance est bien établie. Cela mérite qu’on s’y attarde pour dénoncer le raisonnement des institutions européennes.

L’Union européenne, ou l’orage qui se prépare

Concernant l’UE, celle-ci n’a, jusqu’à une date récente, que très peu statué sur le droit de grève et les droits sociaux en général. Il existe certes une Charte des droits sociaux fondamentaux des travailleurs datant de 1989 mais dont l’effectivité est très limitée, puisqu’elle est une simple charte politique sans valeur contraignante. Il pourrait paraître étonnant, vu la pulsion viscérale de l’Union à démolir méticuleusement toutes les barrières pouvant se dresser devant la loi du marché, qu’aucune mesure européenne majeure n’ait vu le jour pour mettre au pas le droit de grève. La raison de cette absence vient d’une disposition du Traité sur la Communauté européenne, l’article 137§5, qui interdit aux instances communautaires de prendre des mesures sur le droit de grève. Celui-ci s’est donc trouvé exclu des compétences de l’Union, et le Conseil ainsi que la Commission n’ont jamais édicté de directive ou règlement sur ce point. Puisqu’aucune mesure n’a été prise en la matière, c’est la Cour de justice des communautés européennes qui s’est attelée à définir la conception européenne du droit de grève. Elle l’a fait dans deux arrêts majeurs, les affaires Viking et Laval, du 11 et 18 décembre 2007.

La grève soumise aux libertés économiques

La Cour, dans ces affaires, agit en plusieurs étapes. Dans un premier temps, et par un raisonnement dont elle a seule le secret, elle proclame le droit de grève et affirme sa compétence pour en réglementer l’exercice, contredisant ainsi ouvertement l’article 137§5 du traité précité. Mais la Cour ne s’arrête pas là. Elle ne proclame le droit de grève que pour mieux l’apprivoiser, et le soumettre aux libertés économiques. En effet, elle énonce que bien que le droit de grève soit un droit fondamental, « il n’en demeure pas moins que son exercice peut être soumis à certaines restrictions ». C’est à ce niveau que l’effet pervers du raisonnement de la Cour agit. En substance, elle affirme que le droit de grève doit être concilié avec les autres libertés économiques protégées par le traité. Pour les affaires Viking et Laval, il s’agissait de la liberté d’établissement et la liberté de prestation de services [1]. La protection de ces libertés est d’autant plus choquante dans les affaires en question qu’elles n’ont été mises en œuvre par les entreprises que pour échapper au droit du travail local afin de faire des bénéfices [2]. En abordant un droit social par une approche économique, la Cour en arrive à la conclusion qu’un droit, dont la spécificité, la puissance d’action réside spécialement dans la faculté de porter atteinte aux libertés économiques du pouvoir patronal avec cette violence qui lui est propre, un tel droit devrait s’accorder avec des libertés économiques qui lui sont ennemies par nature. C’est par cette approche réjouissant les bénéficiaires des libertés économiques et écrasant les titulaires du droit de grève, que la Cour en vient à la dernière partie de son raisonnement, qui voue d’ores et déjà le droit de grève à la stérilité : le contrôle des motifs de la grève. Cette action, inconnue du droit français, consiste selon la Cour, d’une part à contrôler que le motif de la grève poursuive un objectif « légitime », et d’autre part que la grève est également « proportionnée » à l’objectif poursuivi. Autant dire de suite qu’un tel raisonnement déclarerait sans doute 80 % des grèves qui se produisent en France illégales. Pour l’instant, la portée de ces deux arrêts est très limitée car elle ne s’applique qu’à des grèves transnationales mettant en cause la liberté de prestation de services ou la liberté d’établissement. Mais maintenant que l’Union a clairement montré ses objectifs, le danger pourrait encore venir de, ce qu’à défaut de directive ou règlement, la Commission pourrait rédiger un accord collectif européen, reprenant les mêmes positions. Cependant, une autre institution européenne est venue prendre position sur le droit de grève, et pourrait peut-être influencer l’Union.

De vagues éclaircies qui se profilent

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a suivi une évolution à peu près similaire à celle de l’UE, pour ce qui est de récupérer la compétence en matière de droit de grève, qui était auparavant régie par d’autres instruments que la Convention européenne des droits de l’homme, et qu’elle encadre maintenant sur le fondement de l’article 11 de la Convention [3]. Dans un arrêt récent, « Enerji Yapi Yol Sen c/ Turquie », du 21 avril 2009, la Cour a apporté également sa conception du droit de grève, et prend du même coup à contre-pied les positions de l’UE. Là où pour l’Union, ce sont les libertés économiques qui priment et le droit de grève qui doit se justifier d’exister, pour la CEDH, c’est bel et bien le droit de grève qui prime, et les libertés économiques qui doivent se justifier de porter atteinte de façon exceptionnelle au droit de grève, recouvrant ainsi le sens absolutiste qu’on lui connaît en France. En théorie, l’UE a déclaré tenir compte des principes élaborés par la CEDH. En pratique, il est toujours permis de rêver pour que l’UE change sa ligne de conduite, même si la saisine de la Cour européenne pourrait apporter une légère accalmie dans l’avancée de la conception communautaire. Laissons le droit aux juristes, la seule réponse appropriée aux tentatives de restriction du droit de grève est sans doute la même qu’il y a un siècle : encore et toujours plus de grèves, quelle qu’en soit la légalité.

Sam Bakou (AL Paris -Sud)

[1Consistant pour une entreprise européenne à pouvoir s’établir à sa guise dans n’importe quel pays de l’Union sans restriction.

[2Dans l’affaire Viking, le navire d’une société de droit finlandais passe sous pavillon estonien (mise en œuvre de la liberté d’établissement) afin de rédiger une nouvelle convention collective selon le droit estonien et revoir ainsi à la baisse le niveau des salaires. Dans l’affaire Laval, une société lettone disposant d’une filiale en Suède y met à disposition des salariés sous droit letton (mise en œuvre de la liberté de prestation de services) afin d’échapper à la convention collective suédoise et donc aux salaires minimaux de ce pays.

[3L’article 11 de cette Convention proclame la liberté syndicale, à laquelle a été rattaché par la Cour, le droit de faire grève.

 
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