1968 : Le tournant ouvrier du mouvement afro-américain




Le 18 mars 1968, des centaines d’éboueurs de Memphis (Tennessee), en grève depuis six semaines, reçoivent la visite de Martin Luther King. Ce dernier défend toujours les droits des Noirs, mais combat désormais pour les pauvres, les sans-logis, les travailleuses et les travailleurs... Cette évolution inquiéte les dirigeants blancs. Deux semaines après, Martin Luther King est assassiné.

Les éboueurs de Memphis en grève, en février-mars 1968.

Les circonstances de la mort de Marthin Luther King sont encore contestées mais une chose est sûre : cet assassinat intervient au moment où il gêne le plus. Tant que ce Noir s’occupait des affaires des Noirs cela pouvait encore passer. Mais qu’il inscrive la lutte antiraciste dans une lutte plus générale contre l’oppression, et l’on risquait de s’acheminer vers une critique globale du système capitaliste. C’est à cette époque que Luther King se voit accusé d’être communiste, révolutionnaire – même si, de fait, il en est bien loin. Son soutien aux éboueurs de Memphis est donc symbolique d’un tournant amorcé trois mois avant, lors du lancement de la « campagne des pauvres gens » (poor people’s campaign).

La ségrégation est toujours là

L’année 1964 marque un tournant dans la lutte pour l’émancipation noire. La loi sur les droits civiques (Civil Rights Act) a banni, du moins en principe, la ségrégation. La réalité sociale est tout autre. Les Noirs sont en grande majorité prolétaires et subissent la double oppression du système capitaliste et du racisme.

En 1963, il y a cinq fois plus de Noirs que de Blancs qui logent dans des habitats insalubres. Les inégalités se creusent : en 1962, les salarié-e-s noir-e-s ont des revenus inférieurs de 45 % en moyenne aux revenus des Blancs, contre 38 % en 1952. Quatre salarié-e-s noir-e-s sur cinq sont des ouvriers non qualifiés. L’évolution des techniques, notamment l’automation, a fait perdre des milliers d’emplois industriels, surtout les moins qualifiés. Dans les chemins de fer par exemple, en quelques années, le nombre de cheminots de couleur est passé de 350 000 à moins de 50 000. Le chômage touche donc 14 % des Noirs, contre 6 % des Blancs.

Dans ce contexte de crise sociale aiguë, la jeunesse noire des ghettos se radicalise. L’impatience grandit, et les mouvements d’émancipation non-violents, comme celui du pasteur Martin Luther King, voient leur influence reculer. Les nouvelles formes de lutte plus virulentes qui ont émergé ces dernières années avec Malcom X ou le Black Panthers Party séduisent davantage une jeune génération qui ne se satisfait plus de la « désobéissance civile ». L’action directe gagne en crédibilité sur l’action légale. L’égalité civique n’est toujours pas réellement acquise, mais les questions sociales s’imposent de plus en plus.

Radicalisation de la lutte

Après une semaine d’insurrection (34 morts, 1.071 blessés et 400 arrestations) dans le quartier de Watts à Los Angeles, à partir du 11 août 1965, les années 1966 et 67 sont marquées par des émeutes dans toutes les agglomérations industrielles du nord et du centre comme Cleveland, Detroit, Omaha, Chicago (164 villes sont touchées en 1967).

En juin 1966, James Meredith, héros du combat pour l’intégration à l’université du Mississipi en 1962, se fait tirer dessus au cours d’une marche de protestation. Stokely Carmichaël, président d’une SNCC qui s’est radicalisée, propose alors de n’admettre désormais que des Noirs dans les manifestations et lance le slogan "Black power" pouvoir noir »). Martin Luther King ne s’y oppose pas clairement mais conteste la violence des méthodes qui sont désormais de plus en plus à la mode dans le mouvement. La vague d’émeutes l’a déstabilisé, et sa stratégie paraît dépassée. On lui reproche d’être beaucoup trop modéré, « embourgeoisé ».

Si le parti de Martin Luther King, le SCLC, continue à prôner l’intégration des Noirs dans la société et un mode d’action non violent, il est critiqué par celles et ceux qui prônent la séparation à travers un nationalisme noir. En 1962, dans Black Nationalism, E.U. Essien-Udom théorise : « Les organisations nationalistes noires […] affirment que la seule solution satisfaisante et permanente du problème des relations entre Noirs et Blancs est la séparation des Noirs d’avec la majorité blanche et l’établissement d’un “foyer noir”, contrôlé politiquement par une majorité noire » [1].

Un mouvement divisé

Les Black Muslims (« Musulmans noirs ») incarnent ce séparatisme. En 1965, leur leader charismatique, Malcom X, rompt avec eux et fonde l’Organisation pour l’unité afro-américaine sur des bases laïques. Il évolue vers une ligne de classe, anticapitaliste et internationaliste et ne renie pas la violence, comme moyen de défense face à l’oppression des classes dirigeantes blanches. Alors que son étoile monte dans le ciel de la cause noire, au détriment du pasteur pacifiste, il disparaît presque aussitôt, abattu en plein meeting, le 21 février 1965.

Une nouvelle organisation vient alors concurrencer le mouvement de Luther King. Il s’agit du Black Panther Party for Self-Defense (« Parti de la panthère noire pour l’autodéfense », BPP), fondé en octobre 1966 par Huey Newton et Bobby Seale, regroupant très vite des milliers d’adhérentes et d’adhérents [2].

Ils mettent sur pied des patrouilles armées dans les rues d’Oakland (Californie), afin de protéger les Noirs victimes des policiers blancs. Narquois, ils emportent toujours avec eux un Code civil pour prouver à la police la légalité de leur action. Petit à petit, ils mettront en place des programmes sociaux (aide alimentaire, cliniques gratuites…), se définiront comme « marxistes-léninistes » et se rapprocheront des organisations en lutte contre l’impérialisme (le FLN au pouvoir en Algérie ou encore l’OLP, l’IRA, le Front de libération du Québec…). Malgré l’arrestation de dirigeants importants dès 1967, l’organisation, très médiatisée, a de plus en plus de sympathisantes et de sympathisants.

L’évolution de Martin Luther King…

En 1966, Martin Luther King choisit Chicago (Illinois) pour mener campagne en direction du ghetto, où lui-même va habiter avec sa famille. Il organise une marche pacifique en juillet, mais les choses dégénèrent en émeutes accompagnées de pillages. Il s’ensuit une opération Breadbasket (« corbeille à pain ») pour que le patronat embauche un nombre de Noirs proportionnel à sa clientèle.

En 1967, à Los Angeles, Martin Luther King déclare : « Les promesses de la grande société ont trouvé la mort sur les champs de bataille du Vietnam [3]. La poursuite de cette guerre, qui va s’élargissant, a rétréci le programme social intérieur, faisant porter le plus lourd de la charge aux pauvres, noirs et blancs […]. On estime que nous dépensons 322.000 dollars par ennemi tué, alors que dans la soi-disant guerre contre la pauvreté en Amérique, nous n’en dépensons que 53 par personne reconnue comme pauvre. » [4]

Il lance alors, en décembre 1967, une campagne bien plus subversive, qui s’en prend aux inégalités économiques dans leur ensemble : la "Campagne des pauvres gens", dans laquelle il affirme qu’au-delà du cas spécifique des Noirs se pose la question de la pauvreté aux États-Unis, d’où une campagne associant Blancs, Noirs, Métis, qui ont des intérêts communs : « La politique du gouvernement fédéral consiste à jouer à la roulette russe avec l’émeute […]. Malgré le chômage, les conditions intolérables des logements, la discrimination dans l’enseignement – fléau des ghettos noirs –, le Congrès et le gouvernement bricolent encore des mesures superficielles et consenties de mauvais gré. » [5]

…le rend trop dangereux !

C’est l’époque à laquelle le SNCC se dégage de ses positions strictement non violentes. En février 1968, le BPP et le SNCC entament une collaboration sous le sceau du « black power ». Les deux organisations dénoncent le capitalisme, le racisme et prônent l’action directe qui doit les libérer du « carcan imposé par la société blanche ». Les émeutes de Watts ont également obligé l’aile modérée du mouvement noir à une évolution vers les questions sociales. Luther King doit bien se rendre compte que le racisme n’est pas seul en cause : « il y a quelque chose qui ne va pas dans le capitalisme ».

Le 12 février 1968, le Syndicat des égoutiers et éboueurs de Memphis (Tennessee) se met en grève pour protester contre les traitements infligés par le maire Henry Loeb. Cette grève a été déclenchée par un incident raciste : 22 éboueurs noirs ont été licenciés sans indemnités à cause du mauvais temps, alors que tous les travailleurs blancs ont pu conserver leur emploi. Le maire refuse de négocier et envoie la police. Cette répression policière va entraîner un mouvement de protestation dirigé par le SCLC et par l’AFL-CIO [6]qui organise une marche de protestation à Memphis le 28 mars 1968, à laquelle participe Luther King.

De violents incidents font un mort. Luther King, afin d’effacer cette image de violence et assurer la bonne préparation de la marche sur Washington qu’il a prévue dans le cadre de sa « Campagne pour les pauvres gens », revient à Memphis pour y diriger la manifestation fixée au lundi 8 avril 1968. C’est là qu’il est assassiné d’une balle en pleine tête, dans son motel, le 4 avril 1968. Sa mort sera suivie d’émeutes dans 125 villes, faisant 46 morts !

Un bilan mitigé

Fin 1968, la collaboration entre le BPP et le SNCC s’est faite au détriment de celui-ci, en perte de vitesse. Le BPP, avec ses 3.000 membres, affirme son leadership sur le mouvement noir. Paradoxalement, vers la fin des années 1960, les ghettos ont retrouvé un certain calme, mais cela n’empêche pas le développement de thèses révolutionnaires au sein de la communauté noire. D’autant que, depuis l’assassinat de Martin Luther King, le SCLC, qui reste ferme sur ses positions non violentes, a perdu beaucoup de son influence.

L’activisme noir a été le catalyseur des idées révolutionnaires portées par la catégorie sociale la plus exploitée de la société américaine (Noirs et prolétaires). Mais il n’est pas parvenu à franchir la dernière étape qui aurait pu aboutir à une prise de position anticapitaliste globale.

L’absence de consistance idéologique du BPP n’a pas donné une image politique structurée à l’organisation, qui oscillera toujours entre le nationalisme des origines et le socialisme proclamé par ses dirigeants : « Nous ne combattons pas le racisme par le racisme. Nous combattons le racisme par la solidarité. Nous ne combattons pas le capitalisme exploiteur par le capitalisme noir. Nous combattons le capitalisme par le socialisme. Nous ne combattons pas l’impérialisme par un impérialisme plus grand. Nous combattons l’impérialisme par l’internationalisme prolétarien. Ces principes sont essentiels dans le parti. » [7] Le mouvement s’épuise dans les années 1970 et subit une répression extrêmement violente. Pour le pouvoir, l’intégration des Noirs au capitalisme peut se concevoir, pas l’anticapitalisme noir !

Mélanie (AL Paris nord-est)


PANORAMA DES ORGANISATIONS

Black Power : « Pouvoir noir », expression empruntée à l’ouvrage de Richard Wright, Black Power écrit en 1945. Mouvement lancé par Stokely Carmichaël (à la tête du SNCC en 1967). Le Black Power est un mouvement radical, qui vise à abattre le pouvoir des Blancs pour affirmer le pouvoir des Noirs.

Black Panther Party : Fondé en octobre 1966 à Oakland (Californie) par Huey Newton et Bobby Seale, sous le nom de Black Panther Party for Self-Defense. Il adopte une orientation révolutionnaire et se réclame du marxisme.

Nation of islam : Organisation politique fondée par Wallace Fard en 1931. Elle prône le séparatisme, met l’accent sur l’« africanisme » des Noirs américains et l’islam comme unificateur des Noirs. Sous l’influence de Malcom X, le parti rassemble près de 40 000 « Black Muslims » (musulmans noirs) en 1964.

Southern Christian Leadership Conference (SCLC) : « Conférence des dirigeants des chrétiens du Sud ». Organisation politique dont Luther King est le président, crée par les élites noires du Sud, en 1957, suite au succès de la campagne de boycott des bus à Montgomery (Alabama). Ce parti se bat pour les droits civiques par la non-violence.

Student Nonviolent Coordinating Comittee (SNCC) : « Comité de coordination des étudiants non-violents ». Créé en avril 1960 à Atlanta (Georgie) par des étudiantes et étudiants favorables à la politique des sit-in. Ce parti apparaît comme le principal défenseur des droits civiques. Fin 1968, il abandonne ses principes non-violents et change la signification de son « N » pour défendre le nationalisme noir et devient le Student National Coordinating Committee.


REPÈRES CHRONOLOGIQUES

1946 :
Décision de la Cour suprême interdisant la ségrégation dans les transports en commun.

1947 :
Premières Freedom rides, manifestations dont le but est d’obtenir l’application de la décision de la Cour suprême de 1946.

1er décembre 1955 :
Rosa Parks, à Montgomery (Alabama) refuse de céder sa place à un Blanc, conformément à la loi. Début d’un scandale et d’une lutte fondatrice.

Février 1960 :
Sit-in de Greensboro (Caroline du Nord), contre la ségrégation dans une cafétéria, point de départ du mouvement pour les droits civiques.

28 août 1963 :
Marche sur Washington de plus de 200.000 personnes. Discours de Martin Luther King « I have a dream » dans lequel il aspire à une Amérique unie, sans ségrégation.

4 juillet 1964 :
Adoption par l’administration Johnson du Civil Rights Act :
désormais, la justice peut intervenir pour mettre un terme à la ségrégation raciale dans les lieux publics.

21 février 1965 :
Assassinat de Malcom X, en plein meeting.

11 août 1965 :
Emeutes de Watts, Los Angeles, qui durent une semaine (34 morts, 1.071 blessés, 400 arrestations).

Juin 1966 :
Lancement du Black Power par Stokely Carmichaël.

Octobre 1966 :
Fondation du Black Panther Party for Self-Defense (BPP).

4 décembre 1967 :
Luther King lance la Poor People’s Campaign.

12 février 1968 :
Début de la grève des éboueurs de Memphis (Tennessee).

18 mars 1968 :
Luther King prend la parole devant les éboueurs en grève à Memphis.

28 mars 1968 :
Luther King conduit à Memphis une manifestation dispersée avec violence.

4 avril 1968 :
Assassinat de Martin Luther King au Lorraine motel, à Memphis.


[1Essien Udosen Essien-Udom, Black Nationalism, A Search for Identity in America, 1962, p. 62.

[2Mumia Abu Jamal, We want freedom : Une vie dans le parti des Black Panthers, Le Temps des cerises, 2004, pp. 11-42.

[3Martin Luther King s’était prononcé contre la guerre du Vietnam dès 1965.

[4Gérard Plon, Anticolonialistes et anti-esclavagistes : les défenseurs des droits de l’homme, Martinsart, 1978.

[5Martin Luther, Autobiographie, Bayard, 2000, p. 417

[6American Federation of Labor-Congress of Industrial Organisations, la plus puissante centrale syndicale des États-Unis, née à New York en 1955.

[7Bobby Seale, À l’affût. Histoire du Parti des Panthères noires et de Huey Newton, Gallimard, 1972.

 
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