IXe congrès d’Alternative libertaire - Saint-Denis, mai 2008

Les raisons de la victoire de la droite décomplexée en 2007




A) Un double coup de barre à droite

a) Le sens du vote en 2007

Une partie non négligeable, mais certes pas majoritaire, des classes populaires a voté pour Sarkozy, alors que celui-ci défendait ouvertement un programme politique au service de la bourgeoisie. Sarkozy comme Royal ont tenté de pallier à l’absence de différences de fond entre leurs programmes en tirant le débat sur le terrain personnel. La personnalité des candidats, leur charisme et les différents coups médiatiques que ceux-ci ont pu réaliser ont ainsi surdéterminé la campagne électorale. Dans ces conditions, le vernis démagogique du discours de Sarkozy, ses qualités politiques et le soutien inconditionnel d’une bonne partie des médias bourgeois l’ont largement aidé à parvenir au pouvoir.

Cette personnification n’est pas nouvelle et sa principale conséquence est une volatilité croissante des votes, touchant l’ensemble des courants politiques. On ne peut raisonnablement plus relier le seul score d’un candidat à une pénétration politique de son programme, comme le prouvent des revirements étonnants et non négligeables en pourcentage, allant de la gauche à l’extrême droite ou de l’extrême gauche à la droite, ou encore le ralliement à gauche d’une partie des électeurs et électrices de Sarkozy suite à l’annonce de création d’une TVA sociale entre les présidentielles et les législatives.

Mais, l’analyse inverse serait également fausse : cette personnification ne suffit pas pour expliquer la victoire de Sarkozy. Se contenter de cette simple explication pour comprendre l’adhésion d’une partie des classes populaires à son programme peut mener à des conclusions dangereuses.

b) Sarkozy et la rupture individualiste

La droite n’a pas attendu les élections de 2007 pour se décomplexer et opter pour une posture plus radicale. De ce point de vue, l’année 2002 a marqué un tournant déterminant. La présence de Le Pen au 2e tour de l’élection présidentielle a poussé Chirac et Sarkozy, mais aussi l’UMP dans son ensemble, à adopter le projet d’un Etat fort qui s’emploie à restaurer son autorité (programme du candidat Chirac) et donc à ne pas céder face aux revendications sociales. Cette volonté d’assécher l’espace politique du FN a donc amené l’UMP à jouer la surenchère dans tous les domaines (sécuritaire, immigration, fiscalité, déréglementation…).

Le tour de force de Sarkozy a été de réussir à donner l’illusion d’une volonté de rupture qui persiste chez les opprimé-e-s. Les conditions de travail et de vie en général deviennent de plus en plus difficiles pour l’ensemble du prolétariat, et celui-ci a exprimé, de façon confuse, une volonté de rupture avec l’ordre social et politique actuel. Le vote Bayrou est révélateur de ce point de vue : son programme politique était des plus effacés et consistait presque uniquement à se démarquer d’avec les politiques précédemment menées, ce qui a suffi à lui donner une quantité honorable de suffrages.

A l’inverse de Bayrou, Sarkozy a incarné cette volonté de rupture avec un véritable programme politique. Face au recul de l’organisation collective des opprimé-e-s, l’individualisme, la débrouille, le « chacun pour soi » deviennent le dernier recours de nombreux-ses travailleur-se-s. « Travailler plus pour gagner plus », baisse des impôts pour les plus riches et hausse pour les plus pauvres, défiscalisations multiples… Sarkozy a axé son programme sur cet individualisme croissant et son élection montre à quel point les défaites sociales encaissées ces dernières années ont fait des ravages dans la conscience de classe du prolétariat. Sarkozy a d’ailleurs recueilli une bonne partie de ses suffrages parmi les catégories sociales les moins organisées collectivement : chômeur-se-s, retraité-e-s, femmes au foyer…

L’élection de Sarkozy est donc une vraie défaite idéologique et non pas un simple coup médiatique comme voudrait le faire croire le PS. Trop de Sarko ne va donc pas nécessairement tuer le Sarko. L’impasse individualiste va sans doute devenir flagrante pour les travailleuses et les travailleurs qui ont voté Sarkozy, mais pour qu’elles et ils sortent de cette impasse, encore faut-il montrer que la solidarité et l’organisation collective constituent une vraie alternative. Il a suffi de quelques mois pour avoir la confirmation que la gauche parlementaire ne ferait rien dans ce sens et se contenterait d’attendre que l’orage passe. La reconquête idéologique repose donc sur la capacité politique du mouvement social, ce qui signifie clairement que les militantes et militants anticapitalistes ont un rôle à jouer pour l’impulser et la mettre en œuvre.

c) L’impossible « Etat impartial »

Le projet social-démocrate, incarné principalement par la candidature Royal, et dans une moindre mesure par Buffet, c’est borné à la mise en avant d’un « Etat impartial », qui n’a jamais existé à part dans leurs rhétoriques politiciennes. L’Etat n’a jamais été impartial, il est au service de l’intérêt général de la bourgeoisie, jouant pour elle un rôle de régulation en tempérant la concurrence entre les intérêts privés existants au sein de la celle-ci.

Cet « Etat impartial », régulateur de l’économie, est aujourd’hui encore plus qu’hier impossible, et la gauche parlementaire le sait parfaitement. Les États-nations participent activement à la mondialisation de l’économie, à la fois à travers les institutions internationales, auxquelles ils remettent leur pouvoir de régulation de l’économie, et en tant qu’acteurs directs dans la concurrence internationale, en soutenant les grandes firmes nationales. Les institutions internationales sont des instruments de la domination capitaliste (Banque mondiale, OCDE, G8), militaire (OTAN) et servent de couverture politique aux puissances impérialistes (ONU).

L’ « Etat impartial » n’a donc plus aucun sens à l’heure actuelle. La seule chance pour la social-démocratie de sortir de cette impasse, au moins temporairement, c’est de voir émerger une institution de régulation à une échelle assez grande pour avoir une influence. D’où le ralliement inconditionnel du PS et des Verts au projet de Constitution Européenne, qui aurait sans doute, redonné un coup de tonus aux illusions keynésiennes.

En l’absence d’une telle institution, le PS n’a pas d’autre choix que de se rallier au libéralisme dérégulé. Le bilan de la « gauche plurielle » est particulièrement révélateur de ce point de vue, des réformes sociales ont eu lieu à la marge, mais pour l’essentiel la politique a été la même que celle de la droite.

d) La claque électorale de la gauche parlementaire

Ne portant plus depuis longtemps de projet politique alternatif à celui de la droite, le PS a néanmoins réussi à s’ériger en rempart contre Sarkozy, bénéficiant de la peur que celui-ci inspire à de nombreux travailleurs et travailleuses. Une majorité d’électrices et d’électeurs de gauche ont donc voté « utile », mais sans grande illusion, considérant le PS comme un frein à l’avancée en apparence inexorable du libéralisme. Une autre partie importante, en général issue des catégories intermédiaires, a voté Bayrou, soit par protestation envers le PS, soit par ralliement à un programme de droite. Enfin une faible proportion a voté à gauche du PS, et ce malgré les nombreux appels du pied du PC, de LO, de la LCR ou des Bovéistes.

Pour les Verts et le PCF, la débâcle électorale a été double, puisqu’ils ont non seulement subi la conséquence de leurs alliances passées avec le PS, mais également le poids du « vote utile » en faveur de celui-ci.

Sarkozy entend profiter de cette débâcle grâce à une « ouverture à gauche », qui permet à quelques personnalités sociales libérales de se recycler sans trop de difficulté dans la droite institutionnelle (Bernard Kouchner, Martin Hirsch, Fadela Amara, Jacques Attali…). La nomination de Dominique Strauss Kahn à la présidence du FMI confirme cette tendance. Le libéralisme a cette force de dépasser les clivages politiques et les querelles de chapelle.

e) Une contre-offensive idéologique nécessaire… et possible

Les élections présidentielles de 2007 ont donc été marquées par un double coup de barre à droite. La bourgeoisie est mise en confiance par ses victoires sur le terrain social et entend faire sauter toutes les résistances existantes. Face aux attaques qui pleuvent et continueront de pleuvoir, une riposte sociale est nécessaire. Mais face à la cohérence du projet de la droite décomplexée, des luttes défensives éparses ne suffisent pas. Une réponse politique est plus que jamais nécessaire.

Mais se borner à cette nécessité serait désespérant si elle n’était pas doublée par la possibilité de cette riposte. Les premières attaques de la droite ont laissé le PS complètement aphone, appelant au mieux à des amendements à la marge des réformes. En assumant sans complexe son adhésion au libéralisme, le PS libère un espace considérable. Plus que jamais, il faut occuper ce vide à gauche : c’est nécessaire et possible.

B) Partage des richesses

a) Travailler plus pour gagner plus : slogan gagnant

Un élément-clé de la victoire de la droite décomplexée fut le slogan « Travailler plus pour gagner plus ». Incontestablement, il a porté et permis à Sarkozy de se positionner comme porteur d’espoir. En effet, les seuls ressorts sécuritaires et xénophobes, bien qu’essentiels dans sa stratégie, n’étaient pas suffisants pour le démarquer suffisamment d’un Le Pen, et lui assurer la victoire. La question du pouvoir d’achat (le « gagner plus ») lui a servi à donner des perspectives et un élan.

Sarkozy a entretenu un flou volontaire sur la déclinaison concrète de ce slogan afin que chacun y entende ce qu’il voulait. Beaucoup de salariés et salariées, en particulier les plus bas salaires, n’ont voulu retenir que le « gagner plus ». « Enfin notre travail serait rémunéré à sa juste valeur », ont-ils pensé. Or ce n’est pas ce que Sarkozy a dit : il n’a jamais été question de rémunérer correctement le travail réalisé, mais de donner quelques miettes supplémentaires en échange d’un travail rémunéré de façon toujours aussi déséquilibrée.

« Enfin nous allons sortir de la précarité et du temps partiel imposé », ont pensé les salariés, et surtout les salariées, plus particulièrement victimes des limitations d’accès à la production de richesse imposées par le patronat. Le « travailler plus » a été interprété comme un droit nouveau, alors que dans l’esprit de Sarkozy, il s’agit d’un devoir. Qui plus est, ce devoir est conditionné par le bon vouloir patronal. Sarkozy n’a jamais dit qu’il serait possible de travailler plus si on le souhaitait ; il a dit qu’il n’y aurait aucun partage de richesse, même inégalitaire, sans exploitation supplémentaire consentie par le prolétariat. Les conflits du début 2008, par exemple au magasin Carrefour de Grand-Littoral (Bouches-du-Rhône), illustrent cette divergence profonde entre ce que Sarkozy a laissé entendre, ce qu’il pensait réellement, et ce que les salarié-e-s ont cru entendre.

b) Le partage des richesses en échec

Comment ces boniments ont-ils pu passer ?

Il y a là un échec historique de la gauche, en particulier de la gauche anticapitaliste, sur la question du partage et de la redistribution des richesses. Le sarkozysme, c’est l’idée que l’amélioration des conditions de vie passerait par un meilleur « pouvoir d’achat », qui lui-même relèverait de la « débrouille » individuelle ou du mérite individuel. Gagner plus ne passerait plus par le partage collectif des richesses produites, mais par le « travailler plus » individuel. Il s’agit là d’une immense mystification que nous n’avons pas su démonter.

Tout d’abord, les discours autour du pouvoir d’achat servent d’abord et avant tout à éviter de parler des salaires. On le voit avec la politique du gouvernement depuis un an : le pouvoir d’achat, ça se résume à faire croire qu’on va limiter les hausses de prix. Ça ne passe pas, pour le gouvernement, par l’augmentation des salaires. Alors que la richesse produite continue d’augmenter malgré ses lamentations sur la croissance, cette richesse n’est pas redistribuée. Elle continue à être accaparée par les possédants et possédantes, ce qui est la base même du capitalisme. Pour camoufler ce hold-up, le « pouvoir d’achat » sert d’écran de fumée. Indépendamment d’une augmentation du nombre d’heures réalisées, le travail, et en particulier le travail manuel, est de moins en moins rémunéré, au point qu’il n’est plus absurde d’affirmer, qu’en moyenne au niveau mondial, il tend à devenir quasi gratuit.

La part de la rémunération du capital dans l’utilisation de la richesse produite ne cesse de croître au détriment de la rémunération du travail. Pour gagner plus, il faut payer plus le travail et moins le capital.

Jamais le capital n’a accepté de rééquilibrer le partage de la richesse produite avec le monde du travail sans rapport de force. « Travailler plus pour gagner plus », ça signifie « lutter moins pour gagner plus ». En ce sens, Alternative libertaire a eu raison de lancer le slogan « Lutter plus pour gagner plus », même si cette réponse a été tardive et insuffisamment développée.

Enfin, cette manière d’aborder le partage des richesses fait l’impasse sur le fait que la richesse principale est collective. La part socialisée de rémunération du travail, sous forme de prestations sociales et d’infrastructures collectives est très largement plus importante en terme de qualité de vie que la part individuelle.

Le slogan de Sarkozy a toutefois, paradoxalement, une vertu : repositionner le travail comme seul créateur de richesses. La droite a pris la gauche à contre-pied sur la « valeur travail ». Or la droite défend historiquement la rémunération du capital contre le travail. « Travailler plus pour gagner plus », c’est donc aussi, d’une certaine manière, la reconnaissance par la droite que seul le travail (et non le capital) est producteur de richesses susceptibles d’être partagées. Oui, c’est le travail, donc le monde salarié, qui permet de « gagner » ; pas l’investissement, ni la spéculation.

c) Reprendre l’offensive

Sur ces points, nous n’avons pas su développer et surtout diffuser suffisamment un argumentaire convaincant mettant en échec cette idéologie individualiste. Une reconstruction d’ensemble d’un rapport de force idéologique sur le partage et la redistribution des richesses est une nécessité.

Cette question du partage des richesses est le point d’achoppement pour la droite décomplexée. Elle a suscité une adhésion sur une interprétation erronée d’un projet d’accaparement des richesses. Alternative libertaire a déjà produit du matériel de qualité sur le partage et la redistribution des richesses. Il mérite d’être actualisé, ressorti, enrichi et décliné sous des versions plus « grand public » que nos versions actuelles insuffisamment « grand public ».

C) Le projet politique de la droite décomplexée

a) Un gouvernement pantin du patronat

Le programme de la droite décomplexée pourrait se résumer en un objectif : « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ». Cet objectif n’a pas été formulé par Sarkozy, mais par Denis Kessler, ancien vice-président du Medef. Pourtant, force est de constater que le gouvernement essaie de remplir cet objectif avec zèle.

Les liens entre Sarkozy, ses sbires et le patronat ne sont plus à démontrer. Le programme économique de la droite décomplexée est orienté vers la seule satisfaction des intérêts du patronat. Elle entend bien détricoter le code du travail, réduire le service public à sa plus simple expression, réduire au maximum toutes les formes de salaires socialisés (retraites, Sécurité sociale, assurance-chômage) alimentés par les cotisations sociales. Plus généralement, c’est toute la bourgeoisie qui est favorisée par ses réformes de l’impôt.
Par ces mesures de dérégulation, Sarkozy satisfait toutes les couches de la bourgeoisie (patronat industriel, financier, petit patronat, professions libérales…) qui lui ont d’ailleurs largement accordé leurs suffrages. Mais à terme, cette dérégulation du marché ne peut jouer qu’en faveur du grand patronat : la loi de la jungle, c’est la loi du plus fort.

b) Casser les mouvements sociaux

Pour mener à bien ce projet, le gouvernement doit casser les reins des mouvements sociaux. La droite décomplexée a ainsi commencé par attaquer les catégories sociales et professionnelles les plus en pointe ces dernières années, les cheminotes et cheminots, et les étudiantes et étudiants. En espérant casser ces catégories, il voulait affirmer sa puissance avant de passer à des réformes touchant l’ensemble du prolétariat, à l’image du texte dit de modernisation du marché du travail, cosigné en janvier 2008 par les « partenaires sociaux » avant d’être transcrit dans la loi.

Du point de vue syndical, le gouvernement cherche à isoler et à diaboliser les organisations les plus combatives, tout en tentant de dégager un pôle de négociation docile. Il exacerbe ainsi les contradictions au sein des organisations refusant de trancher entre les deux options, la CGT en premier lieu.
Si nous souhaitons évidemment qu’un conflit entre une partie majeure du prolétariat et le gouvernement se déclenche, il faut bien avoir en tête que celui-ci souhaite également un tel affrontement, espérant ainsi pouvoir infliger une défaite au mouvement social qui s’inscrive durablement dans les mémoires.

Le premier affrontement sérieux entre le tandem Sarkozy-Fillon et les travailleuses et travailleurs a porté sur la contre-réforme de certains régimes spéciaux de retraite.

À la RATP, à la SNCF et à l’Opéra de Paris, ces derniers s’y sont opposés par la grève. Mais celle-ci, du fait de la stratégie de négociation des cinq confédérations et de leur opposition à toute épreuve de force, n’a pu s’installer dans la durée, s’élargir et vaincre. Même si, dans ces entreprises publiques, les travailleuses et travailleurs se sont battus et n’ont pas eu le sentiment d’être vaincus, le fait que le gouvernement n’ait cédé sur aucun des points contestés par les assemblées générales de grévistes constitue bel et bien une défaite.

Certes le gouvernement n’a pas eu à déployer tous les ressorts de l’arsenal répressif comme Thatcher face aux mineurs britanniques en 1984-1985. Mais pourquoi l’aurait-il fait alors même que la plupart des syndicats lui proposaient de négocier les conditions de la défaite ? Cette attitude est bien différente de celle du syndicat des mineurs britanniques qui, en dépit d’erreurs dans la conduite de la lutte, s’est battu sincèrement jusqu’au bout.

En revanche, contre le mouvement étudiant hostile à la LRU de Valérie Pécresse, qu’aucun syndicat institutionnel n’était en mesure d’enrayer, le pouvoir a davantage opté pour une victoire à la Thatcher : envoi de CRS sur les campus, matraquages, arrestations, fermetures administratives des facs bloquées…
Cette double victoire de la droite l’a amenée à tenter de pousser son avantage en programmant un agenda de démolition sociale (code du travail, service public, retraites…) sur toute l’année 2008.

c) Diviser pour mieux régner

Bien conscient de cela, Sarkozy enfonce le clou en opposant les différentes catégories composant le prolétariat. Ainsi, les lois anti-immigrés, la chasse aux chômeuses et chômeurs, la dénonciation des statuts de la fonction publique ou des régimes spéciaux, les déclarations réactionnaires et patriarcales participent d’une même logique : dresser les travailleurs les uns contre les autres et faire oublier l’ennemi commun, le patronat.

Cette stratégie constitue l’aspect réactionnaire du programme de la droite décomplexée. Elle n’a souvent aucun intérêt économique direct, mais uniquement un but idéologique. Par exemple la réforme des régimes spéciaux ne rapportait presque rien à l’État.

L’importance de la construction d’une nouvelle identité prolétarienne, qui prendrait en compte toutes les différences qui existent au sein du prolétariat, a été soulignée par l’AL quasiment depuis sa création. Force est de constater que nous n’avons jamais vraiment réussi à progresser sur cette question et que les avancées sur le sujet n’ont pas compensé les reculs au sein du prolétariat.

D) Un racisme d’État au service du capital

Après le reflux des mobilisations antiracistes des années 80, les luttes des sans-papiers aussi n’ont cessé de s’affaiblir depuis ces dernières années sous les coups de la répression, des lois de plus en plus restrictives et des dissensions internes au mouvement. Malgré quelques vagues de régularisation, les garanties et les protections fondamentales des personnes se réduisent comme peau de chagrin. Les travailleurs et travailleuses étrangers sont devenus les boucs émissaires de tous les maux de la société, et sont condamnés à la clandestinité à vie ou à l’expulsion.

a) L’Europe forteresse

Le durcissement des conditions d’entrée et de séjour des étrangers et des étrangères et du droit d’asile en France s’inscrit dans une politique européenne migratoire de forteresse assiégée.

Les conditions de vie de misère que génère le capitalisme mondialisé, les ajustements structurels imposés aux pays les plus pauvres, ainsi que les conflits armés dont sont victimes les populations civiles les contraignent à l’émigration pour survivre.

Aucune frontière n’étant jamais étanche, l’immigration perdure, plus clandestine que jamais, et tandis que le spectre de l’invasion par les non-Européens et les non-Européennes est érigé en vérité intangible et brandi comme une menace à des fins politiciennes, au mépris d’ailleurs de toutes les données chiffrées sur les flux migratoires mondiaux, la législation européenne s’organise en machine de guerre contre ceux et celles qui ont pu entrer, malgré tout et parfois au péril de leur vie, dans l’espace Schengen : « système européen de sélection », règles communes concernant le retour forcé d’immigrés illégaux, etc.

À l’intérieur de l’Europe elle-même, les pays riches se prémunissent contre les Européens et les Européennes les plus pauvres en n’accordant pas le même droit d’installation aux citoyens des derniers entrés dans l’UE, tels la Bulgarie et la Roumanie, et expulsent leurs ressortissant et ressortissantes manu militari.

Des campagnes ouvertement racistes se développent à l’encontre des roms, fuyant les discriminations ancestrales de leurs pays d’origine, ou contre les musulmans, à la faveur d’un amalgame avec les conflits du Proche-Orient et avec Al-Qaida et d’une accréditation de la notion de « choc des civilisations ».

b) En France, un traitement de l’immigration au service du libéralisme économique

La victoire de N. Sarkozy s’est construite sur deux axes étroitement liés : l’un économiquement libéral, l’autre idéologiquement démagogique, nationaliste et xénophobe. Le discours et la politique annoncée avant et pendant la campagne présidentielle ne laissent aucun doute : il s’agissait bien de séduire l’électorat d’extrême droite en reprenant l’esprit et des mesures prônées par le programme du Front national.

Les objectifs de la politique économique libérale de N. Sarkozy et de ses alliés ne peuvent être atteints qu’au prix de la casse de la solidarité ouvrière et du détournement de l’attention de la question sociale vers celle de l’immigration, présentée comme un « problème ».

La division est organisée au sein des travailleurs et des travailleuses entre les personnes ayant un travail, entre celles qui ont un emploi et celles qui n’en ont pas (les « fraudeurs » et les « fainéants »), entre les Français et les Françaises et les étrangers et étrangères (qui profiteraient des largesses des subsides des services sociaux), entre les travailleurs et travailleuses étrangers désirés et les indésirables (immigration choisie) et entre travailleurs et travailleuses étrangers en situation régulière et les sans-papiers. À l’appartenance de classe on substitue l’identité nationale. Aux conflits de classe, on substitue l’ethnicisation des rapports sociaux.

Pour parfaire le dispositif, les « émeutes de banlieues » de 2005 sont vidées de leur dimension sociale et analysées d’un point de vue racial et culturel, rappelées et utilisées pour stigmatiser les enfants d’immigré-es et entretenir le racisme dont ils sont l’objet.

c) Un écran de fumée démagogique

Pour promouvoir et installer durablement cette politique, N. Sarkozy, ministre de l’Intérieur, était au poste décisif. Il a construit patiemment la machine répressive, saupoudrant son avancée de mesures sporadiques et de circonstance, soi-disant humanistes.

Il met en place les premiers quotas d’expulsions et justifie le refus de toute régularisation massive par sa volonté de lutter contre la mafia des filières clandestines (que pourtant les mesures drastiques de limitation des entrées sur le territoire favorisent).

Il multiplie les circulaires restreignant le droit au séjour et au regroupement familial, allonge la durée de rétention administrative, augmente les quotas d’expulsions, mais parallèlement répond à une partie de l’opinion publique, qui commence à s’émouvoir du sort des enfants de sans-papiers, en garantissant qu’aucun parent d’enfant scolarisé ne sera expulsé pendant l’année scolaire 2005-2006.

À l’approche du débat sur la réforme du CESEDA (Code d’entrée et de séjour des étrangers et demandeurs d’asile), il publie la circulaire du 16 juin 2006 sur la régularisation des parents d’enfants scolarisés, qui sera mise en œuvre pendant l’été, en même temps qu’il organise, tambour battant, l’adoption de ce nouveau code qui durcit les conditions d’entrée et de séjour des personnes étrangères.

E) Sarkozy et l’extrême droite

Une raison majeure de la victoire de la droite décomplexée en 2007 est l’utilisation consciencieuse de l’extrême droite par Nicolas Sarkozy. Jusqu’à présent la droite et l’extrême droite s’étaient mutuellement courtisées ; Sarkozy a attiré les électeurs du Front national pour son élection, notamment en le surclassant sur son propre terrain. En 2002, Le Pen était au second tour grâce au vide laissé par les autres partis ; le FN apparaissant alors comme le parti des idées non expérimentées. En 2007, le score du FN dégringole parce que Sarkozy l’a dépouillé de ses idées force.

a) Une collaboration dans la durée

Les sollicitations de Sarkozy envers l’électorat d’extrême droite n’est pas nouveau. Ainsi, dès 1998, Sarkozy invite non seulement les sympathisants, mais également les militants frontistes à le rejoindre : « Si des électeurs ou des militants du FN souhaitent se détourner de cette formation pour nous rejoindre, nous les accepterons. Je parle des militants et sympathisants. » (Le Figaro, 11 décembre 1998).

Ces appels n’ont pas cessé depuis. Durant la campagne présidentielle de 2007, Sarkozy a répété qu’il voulait récupérer les électeurs et électrices du FN. De plus, les élections municipales de 2008 se sont traduites dans plusieurs villes par l’accueil sur les listes UMP de militants et militantes issus du FN et du MNR, mais aussi par des listes communes UMP-MPF, voire UMP-MPF-Modem.

b) Du parasitage à la symbiose

Sarkozy a très tôt établi une stratégie de collaboration avec le FN. Il a toujours refusé de dénoncer vigoureusement les idées du FN (ce que certains appellent « diabolisation »). Une partie de la droite considère que le FN est une concurrence dangereuse et doit être combattue. Ce n’est pas le cas de Sarkozy. Le FN est pour lui un excellent laboratoire. Il assume pleinement la reprise à son compte des idées du FN « qui marchent » : « Dans le discours des dirigeants du FN, tout n’est pas inacceptable. Mais la partie inacceptable pollue tout le reste du programme. » (N. Sarkozy, 9 avril 1998).

Au lieu de considérer le FN comme une concurrence ou une opposition, il le considère comme son éclaireur. Il laisse le FN tester les discours les plus réactionnaires, faire le travail d’intoxication des esprits et se prendre les coups sur les thèmes les plus inacceptables. Mais tout ceci sert à sélectionner parmi les idées nauséabondes du FN celles qui semblent trouver un écho dans la société pour mieux les reprendre.

L’intelligence de Sarkozy dans son utilisation du FN vient de sa compréhension que « reprendre » ne veut pas dire « copier ». Il utilise les idées d’extrême droite comme une « base de communication », mais n’hésite pas à les remodeler pour les faire siennes. C’est pourquoi Sarkozy a pleinement réussi son hold-up sur les électeurs du FN. Ceux-ci n’ont pas préféré « la copie » à « l’original ». Ils ont préféré le dépassement, la refondation des idées d’extrême droite pour une « efficacité » optimale. Il reste que l’UMP n’est pas le FN. Les méthodes sont différentes. La montée de la répression et de la violence policière due au gouvernement Sarkozy reste très en deçà de la violence minimale dont le FN est capable.

Mais l’idéologie diffère également. Certes les liens sont de plus en plus forts entre les idées des deux partis. Certes l’UMP se sert du FN comme d’un labo. Mais l’UMP réalise une transformation « MEDEF-compatible » des idées du FN. Sarkozy prend dans le programme du FN ce qui est compatible avec le programme du MEDEF, c’est-à-dire avec un capitalisme transnational. Il transforme le reste pour l’aligner sur les exigences du MEDEF. Car le FN est lui centré sur un capitalisme national, d’où un certain nombre d’incompatibilités entre les démarches UMP et FN. La réussite de Sarkozy tient au tri qu’il a réussi à faire.

Le FN se plaint d’ailleurs de ce « pillage » et ce « détournement » de ses idées (voir par exemple www.lepenblog.com, vraiment explicite à ce sujet). Le FN, aigri par son faible score à la présidentielle de 2007, n’a pas encore pris conscience que Sarkozy au pouvoir assure sa pérennité, au lieu de le faire disparaître comme certains optimistes le prédisent.

Tout d’abord, la politique sarkoziste va renforcer le désespoir social sur lequel le FN s’est bâti en fournissant des boucs émissaires. Ensuite, Sarkozy a toujours besoin du FN pour tester jusqu’où il peut aller, pour lui servir de laboratoire. Enfin, le FN peut toujours se révéler utile comme repoussoir en cas de situation sociale tendue, Sarkozy se gardant la carte du « réflexe républicain » dans la manche (sur le thème « mieux vaut des idées d’extrême droite appliquées par un républicain comme moi que par un fasciste comme Le Pen », ce qui est un non-sens mais peut marcher auprès d’une partie de la population).

C’est pourquoi Sarkozy a reçu Le Pen à l’Élysée peu de temps après son élection et continue à le recevoir lors de ses consultations, contrairement par exemple à Chirac. C’est aussi pourquoi Le Pen, pour ne pas insulter l’avenir, a toujours dit que « Sarkozy est un homme avec qui on peut parler » (Nouvel Observateur, 11 avril 2007).

Après que le FN a vécu en « parasite » sur la droite classique, après que Sarkozy a parasité le FN pour assurer son succès, nous allons vers une phase de symbiose entre droite et extrême droite.

c) Immigration et sécuritaire

Deux éléments sont particulièrement centraux dans l’utilisation sarkoziste des idées frontistes : l’immigration et le sécuritaire.

Sur le premier point, Sarkozy reprend l’« immigration zéro » et la transforme en « immigration choisie ». Le terreau xénophobe nécessaire a été mis en place par le FN. L’immigration zéro n’étant pas totalement acceptable pour le MEDEF, qui a besoin de main-d’œuvre au rabais, il l’a adaptée aux « contraintes du marché ».

Déjà, l’existence de travailleurs en situation irrégulière et rendus de ce fait taillables et corvéables à merci est une aubaine pour le patronat. Néanmoins, il fallait y ajouter un moyen efficace de faire venir une main-d’œuvre choisie pour s’adapter aux demandes patronales : c’est le rôle de l’« immigration choisie ».

Traduit par le FN, cette différence donne : « Obsédé par l’idée de satisfaire un certain patronat en main-d’œuvre soumise à bon marché et ainsi accélérer l’adaptation de la France à la mondialisation, le tandem Sarkozy-Hortefeux vient d’autoriser la régulation massive de centaines de milliers de travailleurs étrangers en situation irrégulière. Avec sa loi sur l’immigration, en effet, un emploi ou une promesse d’emploi suffiront désormais pour obtenir un titre de séjour. » (Communiqué du Front national, 19 octobre 2007)

Ainsi, même avec une « immigration zéro », il y a des flux de populations, mais faute de pouvoir être régularisée, cette main-d’œuvre ne peut qu’être encore davantage exploitée. Néanmoins, la politique d’immigration choisie permet de satisfaire avec davantage d’efficacité les demandes spécifiques des patrons et garantit par ailleurs la pérennité de la masse de travailleurs en situation irrégulière. Sur le second point, Sarkozy s’est rallié totalement à la logique purement répressive du FN. Il a « nettoyé » les aspects tels que le rétablissement de la peine de mort mais s’est bien inscrit dans la logique de toujours plus d’enfermement et de répression prônée par le FN.

Enfin et surtout, Sarkozy a repris telle quelle l’idée frontiste essentielle : « insécurité = immigration ». Ainsi, dans interview du 29 novembre 2007, il déclare à propos des émeutes à Villiers-le-Bel : « La vérité, c’est qu’il y a des trafics, il y a des trafiquants, il y a de la drogue, il y a des voyous. [...] Il y a une immigration qui, pendant des années, n’a pas été maîtrisée, des ghettos qui ont été créés, des personnes qui ne se sont pas intégrés. C’est la raison pour laquelle le gouvernement met en œuvre, avec mon soutien et à ma demande, une politique d’immigration choisie. C’est la raison pour laquelle les forces de l’ordre ont des consignes de sévérité à l’endroit des délinquants. » On ne fait pas plus clair, plus explicite, plus repris quasi mot pour mot du programme du FN.

d) Échec du mouvement antifasciste

Le mouvement antifasciste n’a pas réussi à empêcher les idées d’extrême droite de devenir une référence politique.

Une première raison de cet échec est sa dispersion. Le mouvement antifasciste s’est épuisé à voir des fascistes partout. Certes, il y avait le plus souvent une part de vérité dans ces dénonciations des dérives lepénistes des positionnements de l’UMP ou du PS. Mais l’énergie passée à dénoncer ces contaminations n’a pas été utilisée à combattre la source de ces idées : le FN. Au lieu de « casser le labo de production », le mouvement antifasciste s’est concentré de plus en plus sur les « revendeurs » des idées d’extrême droite.

Une deuxième raison, liée à la première, est la banalisation du FN, par le mouvement antifasciste lui-même, à travers ce « tous fachos ». Cette stratégie non différenciée a contribué à légitimer le FN, ses idées et leur récupération. Le fait que l’UMP et le PS soient contaminés par le FN ne signifie pas que l’UMP et le PS soient le FN. L’absence de recul et de différenciation a discrédité le mouvement antifasciste et l’a affaibli.

Une troisième raison est la volonté d’hégémonie sur le mouvement antifasciste. Certaines organisations ont considéré l’antifascisme comme leur « marché réservé ». Ces démarches ont contribué à diviser le mouvement antifasciste. Ce qui séparait ses différentes composantes a été mis en avant de façon beaucoup plus forte que ce qui les rassemblait.

La situation actuelle est difficile à double titre. En premier lieu, les idées d’extrême droite sont intégrées, diluées, répandues. L’ennemi est plus insaisissable que jamais. En deuxième lieu, le mouvement antifasciste est plus faible et divisé que jamais. La propagande sur la « fin du FN » contribue à une démobilisation accentuée.

Il y a donc deux enjeux essentiels dans les années à venir. D’abord, un réel travail d’analyse actualisée des idées d’extrême droite et la manière dont elles irriguent les autres partis est nécessaire. Ensuite, la reconstruction d’un mouvement antifasciste large, avec une volonté de mobilisation de masse, est indispensable.

F) Le pouvoir à l’offensive contre les travailleuses et les travailleurs

Si l’on veut cartographier la réalité des luttes syndicales, et si l’on veut recouper cette carte avec celle, distincte, des luttes des classes laborieuses, que constatons-nous ? C’est une carte syndicale fragmentée, s’affaissant en de nombreux endroits, résistant à d’autres, alors que le monde du travail ne cesse pas de subir les coups de boutoir les plus brutaux de la part d’un capital en quête effrénée de relance de ses taux d’exploitation et de profit. Ici c’est le chiffre continuellement faible de salarié-e-s syndiqué-e-s en France (8 % du salariat) ; là ce sont les sévères échecs pour préserver des assises solides au système de retraite par répartition lors des grandes grèves de mai 2003 et de novembre 2007.

D’un côté, nous constatons les maigres relais syndicaux existant entre le monde salarial et le hors-travail, et, de l’autre, la juridisation croissante des luttes syndicales (l’invalidation du CNE) en l’absence de mobilisation de grande ampleur.

D’une part, ce sont les divisions accrues au cœur même des appareils syndicaux entre la base et la structure dirigeante (sans même parler des difficultés de l’établissement de fronts syndicaux durables, s’effritant à la moindre occasion), et, de l’autre, nous avons des grèves carrées de 24 heures ou des journées d’action symbolique sans suite qui fatiguent de plus en plus celles et ceux qui se demandent toujours davantage en quoi de telles initiatives peuvent permettre de contrecarrer l’offensive néolibérale en cours (d’où l’initiative pétitionnaire « Ensemble sauvons la grève »).

Ici encore nous constatons un regain de combativité salariale, même parcellaire, dans le secteur privé après la victoire de Sarkozy (grande distribution, Peugeot Aulnay, précaires chez MacDo et Virgin), mais ailleurs un front de lutte unissant secteurs public et privé reste utopique et largement à faire. Tout cela ne fait pas un beau paysage après la bataille. Et tout cela nous oblige à redéfinir les grandes lignes de notre combat anticapitaliste sur son versant syndical.

Il y a d’abord eu la décision prise par Bernard Thibault de la CGT d’accepter de négocier contre quelques maigres mais réelles contreparties salariales la fin des régimes spéciaux des cheminots et cheminotes et des agents RATP après la lutte de fin 2007. Puis la signature, par quatre syndicats dits majoritaires, d’un accord sur la « modernisation du contrat de travail », c’est-à-dire sa flexibilisation accrue.

Est-on en train de vivre un virage du syndicalisme français, vers une approche moins contestataire et plus cogestionnaire, plus consensuelle et « négociatrice », plus « allemande » ? La CFDT s’est réformée en 1978 et prolonge l’éternel recentrage cogestionnaire de sa ligne syndicale. FO a toujours eu une tradition négociatrice inscrite dans une stratégie de défense corporatiste des droits acquis, malgré les propos souvent contestataires de ses dirigeants, Blondel ou Mailly. Le recentrage de la CGT, s’il est réel, ne doit pas être non plus exagéré.

Après la rupture du programme commun jusqu’en 1992, la CGT ne signait plus aucun accord. Cette centrale a alors acquis une image contestataire, mais dès l’arrivée de Louis Viannet il y a quinze ans, elle a renoué avec cette tradition « pragmatiste » qui consiste pour elle à accumuler des progrès sociaux, même relatifs, suivant la ligne : « La CGT a toujours considéré que pour être attirant, un syndicat doit obtenir des résultats. »

On peut se demander si effectivement Bernard Thibault ira plus loin dans le recentrage, motivé par l’adhésion de la CGT à la Confédération européenne des syndicats. Il serait hâtif de le déduire du seul fait qu’il ait accepté de négocier la fin des régimes spéciaux de retraites pour les cheminots et agents de la RATP, jugeant que le rapport de force n’était pas favorable. On peut aussi légitimement estimer que cette tactique relève de la « prophétie autoréalisatrice » : considérant que le rapport de forces n’est pas favorable, on ne fait rien pour qu’il le soit, avalisant ainsi le statu quo et le défaitisme ambiants.

L’influence cédétiste se fait malgré tout ressentir et elle est dénoncée parmi les militants et militantes syndicaux. Les désaccords entre ces derniers et la direction ont eu la possibilité de s’exprimer exemplairement lorsque Thibault, Le Duigou et Dumas ont voulu faire faux bond sur la question cruciale du référendum sur le traité constitutionnel européen le 29 mai 2005, ces derniers clamant une neutralité qui ne pouvait apparaître que suspecte du point de vue de la base.

Preuve encore (la CGT s’est finalement officiellement prononcée contre le TCE) qu’il ne faut pas surenchérir sur la contradiction entre base militante et bureaucratie : un syndicat est aussi le produit actif de ses adhérents et adhérentes et des luttes internes promues par ces derniers pour infléchir la ligne.

La nouveauté résiderait dans la conjoncture politique (ce problème structurel n’est d’ailleurs pas propre à la France) qui voit la gauche gouvernementale se droitiser sur le plan économique et rater deux fois de suite le coche de l’élection présidentielle. Ce qui a un impact sur le comportement des syndicats qui subissent une même désaffection que la gauche institutionnelle. Et du coup les jeunes ne se pressent aux portes ni des organisations politiques ni des organisations syndicales. Pour preuve manifeste, la mobilisation contre le CPE (Contrat première embauche) n’a pas été suivie d’une progression de la syndicalisation, ni chez les étudiants et étudiantes, ni chez les jeunes salarié-e-s.

La faiblesse de la représentativité des syndicats en France trouve aussi son origine dans une triple absurdité, législative, fiscale, et enfin comportementale :

  1. L’arrêté de 1966 reconnaît comme représentatifs les syndicats résistants pendant la guerre de 1939-1945. Tout syndicat créé ultérieurement est exclu du jeu paritaire et social (ce qui est évidemment dommage pour Solidaires entre autres).
  2. Les syndicats n’ont pas l’obligation de tenir une comptabilité. L’absence de comptabilité entraîne une absence de transparence, et donc cela induit des problèmes sérieux en termes de confiance.
  3. Les syndicats sont restés des défenseurs des salarié-e-s de leurs entreprises. Ils ont ainsi manqué vers le milieu des années 1970 un tournant historique du capitalisme qui indexe désormais ses gains de productivité sur la mise au chômage forcé de plusieurs millions de salarié-e-s.

Les syndicats auraient dû accompagner les salarié-e-s licencié-e-s dans leurs parcours extraprofessionnels, de l’inscription à l’ANPE jusqu’aux radiations abusives des ASSEDIC, en passant par le soutien lors des dossiers de RMI, pour le retour à l’emploi, et même pour l’accompagnement au moment de la retraite. Les syndicats n’ont pas vu à temps que les salarié-e-s avaient besoin d’une protection syndicale continue. L’idée d’une « sécurité sociale professionnelle » fait alors son chemin et s’explique pour partie sur la base de ce constat, même si l’on n’ignore pas qu’un tel dispositif peut aussi avaliser la violence des nouveaux rapports de production capitalistes.

Que nous donne au final la cartographie syndicale ?

L’ensemble des syndicats aurait donc pris acte de la contre-révolution néolibérale et ne chercherait alors plus à proposer un autre modèle de société (sauf pour Solidaires et la CNT, minoritaires), seulement à ralentir le processus actuel de privatisation de la société. Face à la somme des contradictions, reste-t-il un espace de mise en relation dialectique des luttes salariales avec les moyens syndicaux existants ? Nous répondons oui si nous refusons l’analyse léniniste du « trade-unionisme », considérant fallacieusement que la lutte finale saura se dispenser des appareils syndicaux au profit de l’avant-garde éclairée du Parti.

Une marge de manœuvre existe encore à la CGT, et les militants qui en sont devraient s’en saisir activement.

Une union syndicale fait figure d’exception dans ce triste paysage, il s’agit de Solidaires, qui, contrairement à la CNT, gagne du terrain, sait se faire entendre et séduire (voir les dernières élections professionnelles à la SNCF), sans céder sur une critique radicale sur le plan économique. Solidaires peut, s’il s’en donne les moyens et s’il ne rabat pas toutes ses énergies sur ses seuls processus d’institutionnalisation, réussir à toucher les plus jeunes et moins jeunes travailleuses et travailleurs afin que toutes et tous s’engagent dans l’avenir de la lutte syndicale axée sur l’horizon anticapitaliste.

G) Une politique internationale atlantiste et néo-colonialiste

C’est essentiellement sur son programme de politique intérieure que Sarkozy a été élu. Pour autant, il est impossible d’ignorer le contexte international dans lequel sa victoire s’est inscrite.

En Europe, l’idéologie capitaliste est partout à l’offensive, quelle que soit l’étiquette et la « couleur » politique annoncée des gouvernements à l’œuvre. L’Union européenne la met en œuvre à travers une guerre sans limites contre tout ce qui relève des droits collectifs (droit du travail), de la solidarité (service public et protection sociale) et du lien social. À l’échelle mondiale, les diverses instances internationales et gouvernements des grandes puissances relayent ce projet de casse sociale.

Cette idéologie et cette politique visent à créer les conditions d’une soumission des exploité-e-s à l’ordre établi et favorise le repli identitaire et nationaliste qui permet de faire avaler l’hypocrisie de la fermeture des frontières. Le discours sur le « choc des civilisations » en constitue le pendant. En France, les tentatives de réhabilitation de la colonisation (loi du 23 février 2005, discours de Sarkozy à Dakar en juillet 2007) s’inscrivent dans la même logique.

Afin de masquer l’offensive de classe du capital, il s’agit d’imposer dans la conscience des dominé-e-s la vision d’un monde binaire qui se partage entre les forces du bien et celles du mal, entre les représentants et représentantes incarnant la civilisation blanche, chrétienne et la liberté et toutes celles et ceux qui refusent l’hégémonie de l’impérialisme et du capitalisme, et qui relèvent au moins d’une politique du maintien de l’ordre et au pire de la lutte antiterroriste, et ce, quelles que soient leurs motivations.

Cette idéologie vise à tout amalgamer et à semer la confusion entre les esprits. Car qu’est-ce qu’il y a de commun entre des islamistes qui prétendent contester l’impérialisme mais incarnent un ordre social réactionnaire et des anticapitalistes dont la contestation vise à une transformation égalitaire de la société et à une émancipation débarrassée des préjugés sexistes, racistes ou fondés sur les croyances religieuses ? Rien.

Cette politique impulsée par les grandes puissances et soutenue par les bourgeoisies locales permet de camoufler des guerres d’intérêts économiques et géopolitiques visant l’exploitation de ressources humaines, naturelles et intellectuelles au profit des dominants – et au mépris total de l’environnement.

Si la domination capitaliste et impérialiste est bien réelle et si les fortes contestations à tonalité anticapitaliste (Amérique latine pour l’essentiel) n’ont débouché sur aucune rupture de type socialiste (y compris au Venezuela), il n’en demeure pas moins que l’impérialisme occidental et la mondialisation capitaliste sont travaillés par des éléments de crise qui minent leur hégémonie.
La crise de l’impérialisme étatsunien et occidental se caractérise par plusieurs traits. Du point de vue économique, les deux piliers occidentaux, les États-Unis et l’Union européenne, sont touchés par l’émergence de nouveaux géants économiques en Asie avec la Chine et l’Inde (et en Amérique latine dans une moindre mesure avec le Brésil) et le retour en force de la Russie.

La puissance financière change de main, d’un côté les pays occidentaux s’endettent, de l’autre les pays asiatiques accumulent les réserves financières. C’est ce qu’a révélé la crise boursière de janvier 2008 à l’occasion de laquelle les « fonds souverains » de Chine et d’Inde sont intervenus pour soutenir le système bancaire des pays de la triade.

Du point de vue militaire, malgré une puissance militaire colossale, les États-Unis s’enlisent en Afghanistan et en Irak, deux pays d’environ 25 millions d’habitants et habitantes ! Cette impuissance et les conséquences humaines de ces deux fiascos font que de plus en plus de régimes résistent plus ou moins aux diktats des États-Unis. C’est vrai au Moyen-Orient mais aussi en Amérique latine où les États-Unis, trop occupés par leur guerre contre l’« axe du mal » (Afghanistan, Irak, Iran, Corée du Nord), ont laissé les oligarchies locales se débrouiller seules contre la montée de la contestation politique et sociale au prix de mouvements de résistance collective, syndicale et/ou communautaire (exemple de la Bolivie, du Chiapas, d’Oaxaca) et de défaites électorales (Venezuela, Bolivie, Équateur) au profit de pouvoirs remettant en cause les systèmes d’alliances contractées avec eux.

La crise de la mondialisation néolibérale prend plusieurs visages. On peut citer ainsi les négociations de l’OMC (le cycle de Doha) qui sont dans l’impasse en partie parce que les pays du Sud sont plus combatifs.

La forte croissance mondiale a fait grimper les prix de certaines matières premières, ce qui permet à quelques pays émergents d’être moins dépendants d’organismes comme le FMI (organisme lui aussi traversé par une crise), voire à gagner du terrain économique et géopolitique sur les puissances dominantes traditionnelles. Pour autant, les inégalités économiques et politiques structurelles de l’ordre international, fruit d’une histoire faite de domination coloniale et néocoloniale, maintiennent beaucoup de pays du Sud dans une dépendance vis-à-vis des pays industrialisés et des bailleurs institutionnels et privés, dépendance accrue par le système d’endettement/ajustements structurels/PTTE toujours d’actualité.

On assiste par ailleurs à un retour des nationalisations dans le secteur énergétique avec le gaz en Bolivie et le pétrole au Venezuela ou les deux en Russie. L’interventionnisme économique des États est réactivé, à supposer qu’il eût vraiment disparu, après des années d’offensive libérale. Le phénomène le plus intéressant est, de ce point de vue, la crise financière provoquée par l’effondrement du marché immobilier états-unien. Le développement incontrôlé des marchés financiers est peut-être arrivé à son terme car la crise des subprimes (ces prêts immobiliers à hauts risques) se propage à tous les « outils financiers » mis en place par la mondialisation. On voit ainsi le gouvernement Bush prendre des mesures de type keynésien pour essayer d’enrayer la crise.

La crainte que la contagion atteigne les fonds de pension et autres fonds d’investissement – et provoque une catastrophe de type Enron à l’échelle des États-Unis – grandit. Du jour au lendemain, des millions de gens pourraient perdre leurs retraites et leur couverture santé, etc. après avoir perdu leur logement.

Enfin sur le plan politique, l’ordre capitaliste international est contesté.
L’Afrique de l’Ouest et du Sud ont été traversées ces toutes dernières années par des grèves et des luttes sociales plus ou moins massives et mettant parfois en cause la nature dictatoriale du pouvoir en place (Guinée), c’est également le cas de l’Égypte et au Moyen-Orient de l’Iran.

En Europe, les politiques de casse de la protection sociale et des services publics ont entraîné de fortes ripostes dans certains pays (Grèce, France, Allemagne), mais ces dernières se sont pratiquement toutes soldées par des défaites, faute d’une mobilisation entraînant une majorité de salarié-e-s, du fait de la faiblesse relative du syndicalisme de lutte et en l’absence d’actions coordonnées à l’échelle continentale pour faire échec à un plan concerté à l’échelle des États de l’Union européenne.

Enfin, c’est en Amérique latine que les remises en cause sont les plus fortes et que l’auto-organisation dans les luttes est la plus poussée. La composante populaire des mouvements sociaux y est bien plus représentée qu’en Europe. Ces derniers s’appuient sur la jeunesse scolarisée (Chili) et sur les travailleurs des villes qui s’opposent au démantèlement du secteur public (Uruguay, Paraguay) et à la perte de contrôle des États sur les ressources énergétiques (Bolivie, Équateur), mais aussi sur la petite paysannerie, les Indiens et Indiennes, les chômeurs, chômeuses et précaires qui comptent parmi les premières victimes de la mondialisation du capital.

La réforme agraire, la souveraineté énergétique et sur les richesses naturelles, le refus du pillage des économies nationales par les oligarchies sont autant de points de tension.

À la différence de ce qui se passe en Europe, les mouvements sociaux arrivent à exercer un pouvoir de veto sur certains aspects des politiques néolibérales pouvant également déboucher sur des crises politiques et même des défaites des anciennes oligarchies à l’issue de processus électoraux. Pour autant, aucune n’a débouché à ce jour sur une alternative rompant radicalement avec le capitalisme.

Deux courants aux visées et pratiques contradictoires émergent de ces mouvements de contestation : le nationalisme radical incarné par Chavez, Correa et Moralès et le zapatisme.

Ce ne sont bien sûr pas les seuls référents politiques dans la région, mais ils servent d’aiguillons au débat sur l’alternative.

Le nationalisme radical ou bolivarisme dans sa version vénézuélienne, s’il se réclame parfois du socialisme, s’apparente davantage à un capitalisme régulé qui vise à intégrer économiquement les classes populaires tout en s’appuyant sur les classes moyennes et une partie des classes possédantes. Si les politiques sociales sont parfois très avancées dans certains domaines (éducation, santé), la rupture avec le capitalisme est plus présente dans les discours que dans les faits, et les pratiques politiques (corruption, clientélisme, autoritarisme) démontrent que la rupture avec les anciennes oligarchies est toute relative.

Le zapatisme s’apparente davantage à la praxis du socialisme anti-autoritaire et constitue un des points de ralliement pour toutes celles et ceux qui aspirent à une transformation autogestionnaire de la société.

Pour conclure, l’hégémonie occidentale semble de plus en plus contestée tandis que la contre-révolution libérale s’essouffle, ce qui ouvre des perspectives d’évolution des rapports de forces internationaux, sans que l’on puisse préjuger de ses effets dans les années à venir.

Dans ce contexte, la politique extérieure de Sarkozy marque une radicalisation de ce processus dans certains domaines et s’inscrit dans la continuité pour d’autres.

C’est dans les relations avec les États-Unis que le pouvoir issu des urnes en 2007 a apporté la plus forte inflexion à la politique suivie jusque-là. Elle se caractérise par une diplomatie atlantiste, faisant de la France un des plus fidèles alliés de Bush (réaffirmation de l’intervention occidentale en Afghanistan, reconnaissance du gouvernement fantoche irakien, discours bellicistes à l’encontre de l’Iran, soutien à la politique coloniale du gouvernement israélien en Palestine, réaffirmation d’un interventionnisme opportuniste en Afrique).

En ce qui concerne l’Europe, Sarkozy incarne la revanche des élites politiques et financières contre les peuples qui avaient rejeté le traité constitutionnel européen en 2005, et une volonté de relancer la dynamique de la construction capitaliste de l’Europe avec l’adoption du traité soi-disant simplifié, copie quasi conforme de celui rejeté au printemps 2005 en France et aux Pays-Bas.

Aujourd’hui la majorité des lois dans les pays membres de l’Union européenne passent par les instances décisionnelles européennes. Les réformes capitalistes sont dissimulées derrière un fédéralisme européen supposé dépasser les concepts de nation, voilà un pouvoir parfait à la fois invisible et omnipotent. Ceci est d’autant plus facile qu’il n’y a pas de liens entres les différentes organisations politiques et syndicales européennes pour s’opposer à ce processus. Il est important de construire avec nos organisations sœurs les bases d’un contre-pouvoir populaire face à ces instances « euro-nationales ».

La logique actuelle de la France est de passer par des instances européennes et internationales (ONU, Eufor…) pour défendre ses propres intérêts. Dernier exemple en date, l’intervention française au Tchad. À la différence du conflit en Côte d’Ivoire, celle-ci n’a presque pas été médiatisée, et s’est déroulée dans l’indifférence générale de l’opinion publique.

Il temps de mettre en place une dynamique de mobilisation contre l’intervention française en Afrique. En effet, contrairement au conflit israélo-palestinien ou à l’intervention américaine en Irak, aucun collectif ne s’est mis en place pour dénoncer et combattre cette intervention au Tchad. Le mouvement communiste libertaire a toujours été parmi les premiers à combattre l’impérialisme français que ce soit durant la guerre d’Algérie ou lors de la mobilisation (CJL) contre la guerre en Irak (1re guerre du Golfe 1991). Il est donc logique qu’Alternative libertaire soit plus réactive à ce sujet.

En ce qui concerne la Françafrique, le pouvoir sarkozyste, malgré ses dénégations, poursuit sur le terrain les politiques néocoloniales qui confortent le pouvoir des oligarchies africaines et les intérêts des multinationales françaises.

 
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