Afrique : Les Saras, une société sans classes et sans État




Les Saras, une ethnie présente principalement dans le sud du Tchad, constituent un groupe humain soudé par une culture toujours forte et par un même héritage de traditions sociales et politiques. Avant la colonisation française, cette société a pratiqué pendant cinq siècles une forme de démocratie directe et d’égalité économique sur la base de la solidarité familiale, mettant le respect de la vie humaine au premier plan.

Plus étendu que l’Afrique du Sud, le Tchad est un résidu colonial devenu État, peu peuplé, mais où ont été recensés 192 groupes ethniques différents, parlant plus de 100 langues et dont les groupes dominants ne sont que de fortes minorités : Arabes (15 % de la population), Saras au Sud (20 %). La population est estimée à moins de 7 millions d’habitants. Ce territoire se subdivise en trois parties : le Nord, que parcourent des tribus nomades arabes musulmanes ; le Centre, qui regroupe trois anciens sultanats arabes, ébauches d’États ; et le Sud peuplé par des Noirs animistes plus ou moins christianisés, et subissant jusqu’à la colonisation, cinquante ans avant l’indépendance, les activités esclavagistes des nomades du nord.

Une société sans classes sociales

Ce qui caractérise la société sara jusqu’à sa colonisation au début du XXe siècle c’est à la fois l’autonomie politique quasi absolue de chaque village et la quasi égalité économique qui règne entre les différentes familles au sein du village. Une société, non seulement sans classes, mais aussi sans castes [1].

Cliquez pour agrandir.
Cet article a été reproduit dans le journal tchadien Notre Temps, du 18 mai 2010.

La société sara est une société « acéphale ». Il n’y a, en tant que tel, aucun pouvoir politique central. Les seules structures centrales sont constituées par les « centres religieux », dont la fonction principale est l’organisation des rites d’initiation. Dans le déroulement « normal » de la vie sociale, la régulation des conflits au sein de la société sara se règle entre « initiés ». Chaque jeune garçon et chaque jeune fille a vocation à être initié, l’initiation étant le rite de passage à l’état adulte ; une renaissance – l’enfant change de nom [2].

Si dans un village se déroule un drame, un acte de violence grave, un suicide, un acte de pédophilie, un meurtre, le centre religieux délègue un « prêtre » pour procéder à l’expiation collective du village. Car ce désordre n’est pas interprété comme une déviance individuelle, mais comme un problème collectif au sein du village. Mais au-delà de ces accidents de parcours, chaque village organise sa vie politique de façon autonome, ce qui ne fait jamais obstacle à la circulation des individus d’un village à un autre. Chacun peut s’installer au sein d’un autre village, non seulement au sein de son ethnie, mais plus largement dans toute l’aire sara.

Un collectivisme agraire

Le second principe fondamental de régulation au sein de la société sara, une société où les activités économiques se résument presque uniquement aux cultures de subsistance (par exemple, mil, patates douces, ignames, gombos), est la propriété collective de la terre, au sein du village. Comme partout au sein des sociétés traditionnelles, les champs sont cultivés entre les périodes de jachères. L’affectation des champs à chaque famille y est donc nécessairement « temporaire » et est déterminée en fonction des besoins par le « chef de la terre ». La redistribution est donc constante, et l’accumulation de richesse est donc impossible non seulement pour chaque individu, mais aussi pour chaque famille.

Le chef de la terre ne bénéficie pas, de par sa fonction, de privilège économique significatif. D’ailleurs, à quoi pourrait lui servir un surplus de surface cultivable s’il ne dispose pas au sein de sa famille des bras nécessaires pour le cultiver ? Par ailleurs, le terme de « chef » ne doit pas être interprété avec nos concepts occidentaux. Héréditaire, la fonction de chef se transmet de père en fils, en dehors de tout « droit d’aînesse ». Le fils est choisi par le père parmi l’ensemble de sa fratrie, au terme d’un processus où la parole des sages du village est écoutée. Du fait de ce mode de nomination comme du fonctionnement politique du village où la parole de tous doit être écoutée, le chef est plus investi d’une fonction d’interface, de « modérateur » que de décideur. Et les privilèges du chef sont essentiellement d’ordre symbolique, bien plus qu’économique [3].

Les espaces d’expression regroupent en assemblée tous les initiés, en conseil des sages. Chaque personne exprime son opinion sans entraves. Le consensus dégagé a force de loi. Le chef n’a pas prépondérance dans les débats en dépit de son statut. Les femmes représentées par une femme appelée korbégé – elle est élue démocratiquement – participe au même titre que les hommes à diverses organisations politico-religieuses. Elle maîtrise tous les processus des codes secrets des saras. Elle est la voix des femmes auprès des hommes et inversement.

Une société extrêmement organisée

L’individualisme, base de l’organisation sociale occidentale, est inconnu au sein de la société sara. La société est plus organisée pour assurer le fonctionnement collectif que les droits individuels. Cette organisation repose sur plusieurs principes :

– Une société hiérarchisée sur la base des générations. Les rapports interpersonnels sont organisés en fonction de l’âge des protagonistes. La parole de l’aîné prime sur celle du plus jeune. Le plus jeune doit respect, assistance et, au sein de la famille, obéissance aux plus âgé-e-s. La division du travail au sein de la famille s’organise en fonction de cette hiérarchie. Encore aujourd’hui, au sein d’une famille sara, dans la concession familiale [4], la femme et l’homme âgés se font servir par les jeunes hommes et les jeunes femmes de la famille.

– Des relations interpersonnelles codifiées de façon rigide. En extension de cette hiérarchisation générationnelle, ce sont toutes les relations interpersonnelles au sein de la famille qui sont régies par la position réciproque de chaque protagoniste. Non seulement, les parents par rapport aux enfants, mais les jeunes par rapport à leurs oncles et tantes paternels ou maternels, par rapport à leurs cousins, à leurs frères et sœurs… Et encore davantage quand une femme se marie et s’installe au sein de la famille de son mari.

– Une chefferie organisant les décisions collectives du village. Nous avons déjà décrit le rôle du « chef de la terre ». À celui-ci il faut ajouter le chef du village, organisateur de la vie politique ; le chef de la pêche qui déterminera les périodes de pêche ; le chef religieux, organisateur des rites d’initiation. Dépositaires de privilèges symboliques, les chefs sont les garants du fonctionnement autonome du village et de l’égalité économique et politique entre les familles, fonctionnement qui repose d’abord sur la prise de parole de tous sur les problèmes collectifs.

Une société fondamentalement patriarcale

La société sara ne fait pas exception sur cet aspect, aujourd’hui universel, des sociétés humaines, tout ne tombant pas dans les exemples les plus extrêmes du patriarcat. La société est organisée sur une base patrilinéaire (les enfants sont de la lignée du père) et sur la base d’une division sexuée du travail. L’agriculture est d’abord de la responsabilité des hommes, même si les femmes doivent assistance aux périodes critiques de la production. La chasse est d’abord une activité masculine, mais il existe une forme de chasse collective auxquelles les jeunes femmes peuvent participer. Il existe des formes de pêche pour les hommes et des formes de pêche pour les femmes. La construction des habitations est une affaire d’homme. La cuisine est une affaire de femmes, sauf certaines cuisines sacrées réservées aux hommes pendant l’initiation. « Bien entendu » les travaux domestiques sont réservés aux femmes ainsi que l’éducation des enfants jusqu’à 7 ans. Au-delà les garçons sont éduqués par les hommes.

Le pouvoir politique dans le village est d’abord une affaire d’hommes, situation tempérée par la korbége qui jouit du privilège d’ambassadrice des femmes. Une curiosité tout de même : l’image de la femme est moins dévalorisée que dans d’autres sociétés. Au sein des centres religieux, une fonction est réservée à une femme ménopausée, et celle-ci y possède un statut égal à ses pairs. De même, certains mécanismes sociaux permettent d’éviter une dégradation massive du statut de la femme. Si l’homme a le droit de répudier une épouse, celle-ci a le droit de quitter son mari si elle n’en est pas satisfaite. Elle peut alors retourner dans sa famille. Cette situation n’est pas vécue comme dévalorisante pour la femme, mais davantage pour le mari et la dot ne sera remboursée que si la femme se marie à nouveau.

Il n’est toutefois pas possible de passer sous silence les excisions pratiquées massivement chez les Saras. Cette excision s’inscrit toujours dans le processus d’initiation. Les jeunes filles non excisées sont exclues des rites initiatiques et par-là même d’une partie importante de la vie sociale, même si elles ne sont pas, comme dans d’autres sociétés pratiquant cette barbarie, traitées comme des parias. Cette situation perdure, mais pourrait peut-être changer dans un avenir proche : certains groupes saras, en particulier dans la région de Sahr, auraient décidé que des jeunes filles non excisées pouvaient participer aux rites d’initiation, donc intégrer la vie sociale.

Plus qu’une curiosité de l’histoire

La société Sara, sans classes sociales hiérarchisées, sans État séparé du peuple, est évidemment à resituer dans son contexte historique et géographique. Mais elle ne s’inscrit en tout cas dans aucun des grands modèles de société « classiques » – esclavagisme, féodalité ou capitalisme. Il faut d’ailleurs souligner sa grande stabilité, qui en fait plus qu’une simple « curiosité de l’histoire » : constituée dans un environnement hostile, elle a regroupé plus d’un million de membres et a perduré pendant cinq siècles avant d’être déstructurée par le colonisateur français relayé par les religions d’importation – catholicisme, protestantisme et islam.

La démocratie directe était circonscrite à l’espace du village. Pourtant la cohésion politique était forte au sein de « l’ensemble sara ». Une culture fondamentalement égalitaire, les liens familiaux intervillages, les fraternités d’initiés, les centres religieux maintenaient cette solidarité.
Cette société nous rappelle également que l’égalité sociale ne se réduit pas au collectivisme et à l’égalité économique. L’un des piliers de la société sara était la fraternité des initiés, hiérarchisée sur une base générationnelle, l’autre était la division sexuelle, plaçant globalement les femmes dans une situation dominée.

Cette société est aujourd’hui largement déstructurée, même si la vie des Saras est toujours profondément rythmée par les modes de vie traditionnels. Pour ceux et celles qui auront le privilège de les rencontrer dans leurs villages, l’héritage en est, aujourd’hui encore, des rapports humains plus respectueux, beaucoup moins violents, plus attentifs à l’autre et plus accueillants pour l’étranger que dans beaucoup d’autres sociétés - en particulier que dans les sociétés occidentales.

Jacques Dubart (AL Lot-et-Garonne)


UN VASTE ENSEMBLE CULTUREL

La découverte des Saras par les aventuriers du colonialisme français a suscité chez eux une certaine surprise : « Ce nom de Sara m’étonne car c’est ainsi que l’on désigne généralement tous les gens, sans exception, qui habitent ces régions depuis le Logone à l’ouest jusqu’aux frontières ouaddaïennes, raconte un observateur français du début du XXe siècle. Ce sont des Saras depuis Nara jusqu’à Daï. Les observations que j’ai pu faire jusqu’à ce jour chez les Niellims, les Ndams, les Toumoks, les Goulleis, [...] m’ont persuadé que ces groupes ne forment qu’un seul peuple divisé à l’infini, chaque village constituant presque toujours un groupement complet sans rapport avec les villages voisins. […] mêmes armes (surtout le bouclier et le couteau de jet), même langue (dans ses grandes lignes) […] mêmes ustensiles et mêmes ornements » [5].

De fait les Saras sont unis par la langue, les mœurs et coutumes, les mêmes techniques architecturales, la même religion animiste, les mêmes structures sociales. Venus probablement du Nil bleu, près de l’Éthiopie actuelle, ils auraient migré à partir du XVIe siècle en faisant une « étape » au Darfour. Linguistiquement et géographiquement, les Saras se divisent en trois groupes : groupe Logone, groupe Chari-Ouest et groupe Chari-Est qui entretiennent des relations religieuses, culturelles, politiques. D’autres peuples « allogènes », comme les Days, les Noys, les Tomaks, les Tounias, les Ndams, les Gabries ont adopté les coutumes, la religion et les structures sociales des Saras.


[1Le groupe noy vivant dans un rapport social casté au centre religieux de Bedaya constitue une exception.

[2Le principe de fonctionnement des rites d’initiation et de l’organisation entre les initié-e-s est marqué du sceau du secret. D’ailleurs, violer ce principe reste un des actes graves au sein de la société sara. Il sera donc difficile d’en dire beaucoup plus.

[3On peut toutefois imaginer que le chef de la terre ne va pas choisir pour sa famille les plus mauvaises terres…

[4Nom donné aux cases et au terrain constituant le lieu d’habitation.

[5A. Chevallier, L’Afrique centrale française, mission Chari-lac-Tchad, 1908.

 
☰ Accès rapide
Retour en haut