Lire : Meffre, « Carl Einstein ; itinéraire d’une pensée moderne »




Commençons par la fin : Carl Einstein s’est suicidé le 5 juillet 1940 en se noyant dans le gave de Pau pour se soustraire aux persécutions nazies. Arthur Kœstler, alors sous l’uniforme de la Légion étrangère pour échapper aux nazis, apprit son suicide dans la presse du sud-ouest et lui dédia son roman, La Lie de la terre, ainsi qu’aux autres intellectuels allemands antifascistes qui se donnèrent la mort à la même époque (Walter Benjamin, Walter Hasenclever, Otto Pohl, Ernst Weiss). Cependant, si Walter Benjamin est désormais reconnu à sa juste place dans l’histoire intellectuelle du XXe siècle - et, en particulier, dans celle d’une pensée émancipatrice au milieu des temps les plus sombres -, il n’en est pas de même pour Carl Einstein. Après les nombreux travaux que Liliane Meffre lui a déjà consacrés, cette biographie, Carl Einstein 1885-1940. Itinéraires d’une pensée moderne, vient à son heure pour juger d’un seul tenant une vie qui méprisa souverainement « l’indolente tranquillité » et voulut lier avant-garde esthétique et révolution sociale.

Né le 26 avril 1885 à Neuwied (Palatinat rhénan) dans une famille juive, Carl Einstein fit des études d’histoire, d’histoire de l’art et de philosophie à l’université de Berlin sans jamais solliciter de titres universitaires. Lié à la revue Die Aktion de Franz Pfemfert (1879-1954), il s’intéressa à la culture française, publia Bébuquin ou les dilettantes du miracle (1912) - un exemple de « prose absolue [qui défiait] les lois de l’écriture comme les cubistes défiaient alors celles de la peinture » -, fut le véritable découvreur de l’art africain avec La Sculpture nègre (1915), puis La Sculpture africaine (1921) et un analyste hors pair de l’art du XXe siècle.

Mobilisé durant la Première Guerre mondiale, il fut blessé en Alsace, puis muté à Bruxelles où il fréquenta les intellectuels belges et allemands de la ville, avant de jouer un rôle de premier plan dans le conseil des soldats, après la défaite allemande. Rentré à Berlin, il participa au mouvement spartakiste et assista à l’enterrement de Rosa Luxemburg. Installé à Paris en 1928, il fonda la revue Documents avec Georges Bataille [1]. En 1934, il fut scénariste et conseiller artistique de Jean Renoir pour son film Toni (1935), dont l’action se déroulait parmi des immigrés venus chercher du travail et une nouvelle vie à Martigues, près de Marseille, film qui inaugurait « une nouvelle forme d’esthétique cinématographique » annonçant le néoréalisme.

 

Avec Durruti

Au début des années 1930, il avait déjà pris radicalement ses distances avec des avant-gardes artistiques qu’il considérait comme « vendues aux idéologies régnantes, vidées de force productrice, asservies au profit ». En 1936, il partit en Espagne combattre avec les anarcho-syndicalistes de la colonne Durruti, dans la centurie Erich Mühsam qui regroupait les volontaires de langue allemande. Il prononça l’éloge funèbre de Durruti dans lequel il déclarait : « Le milicien n’obéit pas : il poursuit en commun avec ses compagnons la réalisation de son idéal, d’une nécessité sociale » [2]. En mai 1937, il écrivit également un rapport sur l’état du front en Aragon. Revenu en France après la défaite des républicains, il fut interné dans un camp. On connaît la suite…

Dès 1914, Carl Einstein avait jugé que « la social-démocratie amènera seulement l’accomplissement de l’État capitaliste qu’elle prohibe ». C’est aussi l’un des seuls - sinon le seul - à demander aux intellectuels d’avant-garde des années 1930 de « retrouver le sens de la collaboration utile [avec les travailleurs] et [de] renoncer à l’utopie de l’action esthétiquement parfaite mais vaine ». Grâce à ce livre, l’on peut enfin découvrir l’œuvre de Carl Einstein parmi tous les chercheurs d’absolu de son temps - en art comme en politique.

Edmond Henri

 

  • Liliane Meffre, Carl Einstein 1885-1940. Itinéraires d’une pensée moderne, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, coll. Monde Germanique, 2002, 344 p., 30 euros.

[1Lire Carl Einstein, Ethnologie de l’art moderne, édition présentée et annotée par L. Meffre, A. Dimanche, Marseille, 1993.

[2Lire sur RA Forum.

 
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