Entretien

Christine Delphy : « Les classifications sont construites à des fins d’exploitation »




Christine Delphy est directrice de recherche émérite au CNRS, docteure en sociologie et en philosophie et directrice de publication de la revue Nouvelles Questions féministes. À la fin des années 1960, elle a participé à la formation du Mouvement de libération des femmes (MLF). Elle est l’une des principales théoriciennes du courant féministe matérialiste qui met en avant l’exploitation des femmes par les hommes, en particulier à travers le travail domestique. En 2004, elle a fait partie des féministes qui se sont opposées à la loi interdisant le port du voile à l’école et s’est prononcée pour un féminisme résolument antiraciste.

Elle a accepté de parler à AL de son dernier ouvrage, qui rassemble des articles et textes de prise de position écrits à l’occasion des débats sur la parité, le PACS, la guerre en Afghanistan ou la loi contre le port du voile à l’école.

Alternative libertaire : Dans ton dernier ouvrage, tu montres les similarités qui existent entre différents types de domination (sexiste, raciste, homophobe). Comment s’articulent les deux niveaux de domination : normative et matérielle ? La domination matérielle n’est-elle que le résultat de discriminations dues à des normes (ou à des classifications) ?

Christine Delphy  : Il existe en effet une parenté entre ces différents types de domination. Ce que je montre, c’est que les classifications sont construites à des fins d’exploitation. On peut cependant en distinguer certaines : ainsi, l’antisémitisme ne semble pas s’appuyer sur une exploitation des Juifs par les non-Juifs, l’homophobie non plus, mais cela reste à prouver faute d’études précises sur le sujet. Les lesbiennes sont bien exploitées comme les autres femmes, mais en tant que femmes. Quant aux gays, on peut quand même dire qu’ils n’ont pas accès aux cercles de camaraderie masculine hétérosexuelle, ces cercles informels qui assurent la domination et l’exploitation des femmes par les hommes, ils ont donc probablement une position matérielle dominée.

Classification et exploitation sont liées. Je suis matérialiste et je pense que l’exploitation vient en premier, parce qu’il y a un but d’exploitation dans la classification. Logiquement, la classification semble venir avant, mais pas historiquement : c’est parce que j’ai besoin d’exploiter quelqu’un que je le constitue comme « autre », en le nommant « femme », « noir », etc.

Penser que la classification est indépendante des conditions matérielles qu’elle implique et qui la produisent est une vision idéaliste et essentialiste. C’est donner un contenu à la nature humaine, alors qu’on ne le connaît pas. Quand on dit que classifier, faire des catégories est le propre de la nature humaine, on se place implicitement du côté du dominant, du classificateur, comme si la propension à classifier était réciproque, alors que les classifiés ne participent pas à l’élaboration de la classification. C’est comme quand on dit qu’il faut « accepter l’autre », on se pose implicitement comme « un », comme faisant partie des « uns ». C’est pourtant un discours de dominant et donc dominant : qui a le pouvoir de s’imposer même aux dominés.

Dans cet ouvrage, tu ne traites pas de la question des classes sociales. Pourquoi ? Quelle est la différence avec les classifications de sexe et de race ?

Christine Delphy : En effet, je ne parle pas des classes. Je pense qu’il est admis par tout le monde que les classes sociales sont construites pour exploiter. La finalité d’exploitation de la construction des classes ne fait problème pour personne… sauf peut-être pour les capitalistes, qui la nient. Mais il y a aussi un aspect de caste dans les classes.

Le concept de caste désigne une classe qui est héréditaire, qui est fermée. Les classes sont censées être ouvertes, c’est pour cela qu’on parle de mobilité sociale : il y aurait un aspect méritocratique dans la formation des classes. En fait, les classes ont un effet de caste puisqu’on sait que les enfants d’ouvriers ont beaucoup moins de chances de faire des études supérieures que les enfants de la grande bourgeoisie par exemple. Il y a donc en partie une hérédité des positions sociales.

À l’inverse, les catégories de sexe et de race correspondent à des oppressions statutaires : il n’y a pas de mobilité possible entre les différentes catégories.

Tu as contribué à l’élaboration de la notion de classe de sexe. Peux-tu en préciser le contenu et notamment ses rapports avec celle de classe sociale ou de classe de race ? Peut-on envisager un dépassement des classes de sexe, comme le marxisme l’envisage pour les classes sociales ?

Christine Delphy : C’est ce que j’ai montré dans L’Ennemi principal (t. 1)  : les femmes forment une classe parce qu’elles sont exploitées par les hommes, et le rapport d’exploitation crée des catégories, des classes, qui constituent aussi les groupes réels. Ce rapport d’exploitation (qu’on appelle le genre) fait advenir les femmes et les hommes. Mais il y a aussi un aspect de caste : on ne peut pas sortir de sa classe de sexe. Ce qui est à l’origine du genre, c’est l’exploitation.

Je ne parle pas de classe de race, mais de caste (cf. « La transmission héréditaire » in L’Ennemi principal, t. 1). Ce concept est beaucoup employé par la sociologie américaine à propos des Noirs et des Blancs.

On peut dire que les populations « racisées » en France forment une caste. À propos de l’immigration, on a parlé à tort de la xénophobie qui s’exprimait à l’encontre des nouveaux arrivants, xénophobie qui s’effaçait avec les générations. Or, aujourd’hui, on parle « d’immigrés de la deuxième ou de la troisième génération » et une classe qui devient héréditaire, c’est une caste.

Les femmes forment à la fois une classe (de sexe) et une caste. Le genre fonctionne comme un statut social. Même s’il peut y avoir différents niveaux d’exploitation au niveau individuel, l’exploitation des femmes par les hommes reste patente au niveau collectif, notamment dans l’espace domestique. Ainsi, le fait qu’une minorité de femmes puisse échapper en partie à cette exploitation n’invalide pas la notion de classe de sexe.

Il y a donc une véritable lutte à mener. La disparition des classes viendra au terme d’une lutte qui n’est pas finie et n’a même pas vraiment commencé en ce qui concerne les classes de sexe. Avant de parler de dépassement, il faut arriver à la lutte, au combat. Le combat féministe est très mou aujourd’hui. Et ce n’est pas la faute de celles qui le mènent, mais de celles qui ne le mènent pas. La lutte, ce n’est pas dix militantes qui se battent avec une ministre de la condition féminine.

La plupart des femmes ne font que de la résistance, en faisant des remarques à leur mari par exemple… grosso modo, elles acceptent les conditions. Les femmes sont soumises à un lavage de cerveau permanent : on le voit bien quand l’idéologie de l’amour leur fait accepter l’exploitation, voire les coups, qui peuvent même les tuer. Les dominé-es sont aliéné-es. C’est horrible de voir des femmes battues qui disent malgré tout qu’elles ne peuvent pas imaginer de ne pas vivre en famille !

Comment articuler en particulier la question de la discrimination des sexualités minoritaires et le système patriarcal ? Les gays et les lesbiennes sont-ils et sont-elles exploité-es ?

Christine Delphy : On manque d’études là-dessus, sur à quel point les gays et les lesbiennes sont discriminé-es ou exploité-es à cause de leur sexualité. Mais on peut dire que l’oppression des gays et lesbiennes et de la sexualité en général sont les arcs-boutants d’une Eglise dont la nef serait l’exploitation patriarcale. Infliger autant de punitions aux homosexuels, d’abord des punitions psychologiques… les jeunes gens se croient des monstres et on sait la solitude et les suicides que cela engendre… tout ça sont des choses qui poussent à l’hétérosexualité. Et pousser à l’hétérosexualité, c’est pousser à l’exploitation patriarcale, d’un côté ou de l’autre. C’est donc une partie importante du patriarcat comme système et du système de genre.

Les conséquences matérielles de l’homophobie sont terribles pour les gays et les lesbiennes. Mais pour les femmes en général aussi. Car le but de l’opprobre jetée sur l’homosexualité et des conditions faites aux gays et lesbiennes, c’est de jeter les femmes dans les bras des hommes, et qu’elles en deviennent les servantes. C’est donc une oppression matérielle, mais qui a un but idéologique (dévaloriser les femmes), pour accomplir à son tour un but matériel : leur faire accepter leur exploitation. C’est terrible cette oppression quand on y pense… mais on n’y pense pas, c’est ça le problème ! Les femmes passent leur temps à penser à autre chose.

Peut-il y avoir une théorie commune à ces différentes oppressions ? Dans ton dernier ouvrage, tu montres que les différentes catégories d’autres contribuent à diviser les dominés, qui ne s’éprouvent pas solidaires les uns des autres. Peut-il alors y avoir une convergence des luttes entre les différents opprimés ?

Christine Delphy : Cela dépend de ce qu’on entend par théorie commune. En général, cela implique une lutte commune. Ça, je ne le crois pas. Même s’il y a des similarités de fonctionnement entre ces différentes oppressions, il n’y a pas de convergence d’intérêts des différents groupes d’opprimé-es.

Ces oppressions nous traversent ; les hommes noirs hétérosexuels n’ont pas intérêt à lutter pour les femmes ou les homosexuels. Ces oppressions sont similaires, mais chacune est exclusive, donc elles provoquent des divisions à l’infini parmi les opprimés.

Je ne crois pas du tout à la convergence des luttes. En tout cas, je suis convaincue que la convergence des luttes n’est pas pour demain, parce que les sous-groupes créés par le croisement de ces hiérarchies sont antagonistes. Tout groupe masculin, dans n’importe quel sous-groupe, blanc, noir, riche, pauvre, est implicitement pour la domination masculine. Cette divergence d’intérêts est bien réelle et visible à travers l’histoire. Ainsi, les hommes de la classe ouvrière, et ceux qui parlent en leur nom, ne veulent pas entendre parler de l’oppression des femmes. Pourquoi ? parce qu’elle leur bénéficie. Donc ils disent que les femmes sont certes opprimées, mais par le capitalisme, comme les hommes.

Que peut-il se passer alors ? Deux choses : soit les femmes acceptent cela, et se battent pour l’abolition du seul capitalisme. Il ne s’agit pas alors de convergence, mais d’alignement ou, plus exactement, de captation d’une masse de manœuvre, les femmes, pour un intérêt qui n’est pas le leur… ou qui est loin de résumer le leur, et qui ne fait aucun cas de leur oppression spécifique par leurs frères d’armes.

Soit les femmes luttent, seules, contre leur oppression, et contre leurs frères d’armes. Si elles luttent assez, et que les hommes réalisent qu’ils ne pourront, seuls, renverser le capitalisme, alors ils peuvent mettre de l’eau dans leur vin, prendre en compte les revendications des femmes et renoncer à leurs privilèges patriarcaux.

Donc, deux leçons : a) il n’y a pas de convergence sans d’abord une lutte séparée des groupes les plus opprimés, que les groupes moins opprimés veulent enrôler pour leur lutte. Car les groupes les plus opprimés sont englobés dans les groupes les moins opprimés. On le voit très bien dans les luttes de libération nationale : il ne s’agit pas alors de la part des femmes d’une lutte féministe, mais d’une lutte pour des conditions minimales de vie : garder la terre, la maison, qui ne sont pourtant pas les leurs, mais celles des hommes dont elles sont la propriété. Mais justement parce qu’elles n’ont rien à elles, elles ont encore plus à perdre que ceux qui ont quelque chose. b) la convergence commence quand, le groupe le plus opprimé ayant lutté, le groupe le moins opprimé (par exemple, les hommes dans une lutte de libération nationale) est obligé de faire des concessions, et d’échanger. Mais cet échange ne peut avoir lieu que si un rapport de forces a été construit.

Aussi, dans convergence des luttes, c’est sur le mot luttes qu’il faut mettre l’accent. ET aussi d’ailleurs sur le mot convergence : converger c’est se rencontrer alors qu’on vient de deux lieux différents. Une convergence qui s’établirait de prime abord ne serait pas une convergence mais une communauté d’intérêts. Donc dans convergence des luttes, ce qu’il faut voir, c’est qu’on a affaire à deux groupes qui n’ont pas les mêmes intérêts au départ et qui ont lutté chacun de leur côté, et ensuite, dans un deuxième temps, vont s’allier, chacun faisant des concessions, c’est-à-dire renonçant à certains de ses intérêts.

En ce qui concerne le féminisme anti-raciste, celui-ci est mené par le souci de s’allier avec toutes les femmes. Mais cela implique en retour de renoncer à la « supériorité » occidentale. Toutes les féministes n’y renoncent pas, loin de là, et préfèrent garder les privilèges qu’elles partagent avec les hommes blancs. Il y a donc toujours échange et choix de ce qu’on échange : d’un côté on garde ses privilèges blancs en renonçant à une alliance plus vaste ; de l’autre, on privilégie cette alliance large au prix de perdre ses privilèges raciaux.

Il est certain que je choisis personnellement de ne pas utiliser les privilèges raciaux. Mais je ne me fais pas d’illusion sur la probabilité du renvoi d’ascenseur. Car ce sont toujours les groupes les plus opprimés qui font le plus de concessions, tandis que les groupes les moins opprimés en font le moins. C’est pour cela que je ne crois pas que la convergence des luttes arrive. Les groupes les plus proches de leur propre libération essaieront toujours d’y arriver tout seuls : soit en ne demandant rien aux groupes les plus opprimés, comme les femmes, soit même en incorporant celles-ci comme des esclaves au service de leurs intérêts.

Ainsi, en mettant en avant ceux qui sont dominants dans toutes les classifications : les hommes blancs, hétérosexuels et capitalistes, la propagande gauchiste exonère la responsabilité des hommes prolétaires et des hommes noirs ou arabes.

Cela ne signifie pas pour autant qu’on doive renoncer à l’universel. Il existe des tentatives pour reconstruire un autre universel : ce serait l’addition des différents points de vue et il n’y aurait pas cette catégorie d’absolu qu’on attribue à l’universel occidental dominant. Ce serait les points communs des différentes cultures et des différents peuples. Il y a une expérience de ce type aux Nations unies : la commission des droits humains (abusivement appelée « commission des droits de l’homme ») tente de recenser les droits humains qui ne seraient pas culturellement spécifiques. Il existe certainement des valeurs universelles qui ne soient pas imposées par les Occidentaux.

Propos recueillis en février 2009 par Anne Arden (AL Paris Nord-Est) et Irène (AL Paris Sud).

 
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