Mémoire

L’Ecole émancipée, une histoire singulière (2/2)




Suite de la première partie, publiée dans Alternative libertaire de juin 2004.


De l’autonomie à la dispersion (1947-2002)

À l’issue de la libération, l’autonomie de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN) permet de préserver l’unité, malgré la double appartenance, admise jusqu’en 1954, des communistes à la CGT et à la tendance B de la FEN ; la tendance A comme « Autonomie » étant animée par la majorité socialiste, l’Ecole émancipée (ÉÉ) regroupant pour sa part les syndicalistes révolutionnaires.

Pendant cette période, l’offensive cléricale des gouvernements se traduit par des décrets et des lois qui favorisent l’enseignement privé. La FEN riposte par une grève de 24 heures mais surtout par la création, avec la Ligue de l’enseignement et la FCPE (fédération, des conseils de parents d’élèves, classée à gauche), du Comité national d’action laïque (CNAL). Celui-ci a pour revendication « À école publique, fonds publics ; à école privée, fonds privés » ce qui constitue un recul par rapport à la revendication de 1945 d’intégration des écoles privées dans le public, mais assure une image de défense de la laïcité à la FEN qui passe de 149 000 adhérents en 1949 à 230 000 en 1953 ce qui en fait la plus importante fédération syndicale. Parallèlement des batailles internes font rage avec le SNES (syndicat des enseignants du secondaire de la FEN) sur la revalorisation des traitements qui doit se faire « selon une juste hiérarchie » d’après la majorité de la FEN, plus importante pour les professeurs d’après le SNES. La tendance socialiste (A) dirige toujours les deux syndicats, mais l’unité a volé en éclat sous le poids des corporatismes.

Cependant des bouleversements politiques majeurs se succèdent, ouvrant la voie à un renouveau du syndicalisme.

L’insurrection algérienne de 1954 oblige brutalement à se positionner. Au sein de la FEN, la tendance A condamne les « excès » mais se positionne pour le « maintien de l’Algérie dans le cadre de la démocratie française » tandis que la tendance B reprend le mot d’ordre ambigu du PCF de « paix en Algérie ».

Seule l’ÉÉ apportera un soutien clair aux insurgés et à leurs deux organisations, le FLN et le MNA.

L’unité syndicale et le droit de tendance

Dans les milieux syndicaux a lieu une tentative de réunification initiée par Denis Forestier, secrétaire du SNI (instituteurs) ; Aimé Pastre secrétaire du syndicat CGT-pénitentiaire et Lapeyre secrétaire de FO-transports. Une déclaration pour un Mouvement syndical unifié et démocratique est rendue publique à la veille du congrès de la CGT dans un contexte où le PCF est déstabilisé par le rapport Krouchtchev. Il est proposé une centrale unifiée, avec reconnaissance du droit de tendance, limitation du cumul des mandats politiques et syndicaux, renouvellement des directions et recherche de l’unité de revendication et d’action.

La discussion se polarise sur le droit de tendance attaqué avec une belle unanimité tant par Frachon de la CGT qui y voit « le plus sûr moyen de faire pénétrer la division et l’impuissance partout » que par Bothereau et Hébert - le « libertaire » de l’Organisation communiste internationaliste ! (OCI, troskyste lambertiste) - pour qui l’unité syndicale tient de l’idéal totalitaire !

La tentative de réunification s’est soldée par un échec sans doute dû en grande partie à son origine bureaucratique, mais l’idée sera appelée à rebondir...

Dans l’immédiat, le corps enseignant - et pour une fois la FEN en phase avec sa base - se mobilise à travers la grève générale du 28 et 30 mai 1958, en réaction à la constitution du Comité de salut public des généraux ultras d’Alger, à laquelle participent 80 % des instituteur(trice)s.

La lutte contre la loi Debré de 1959, qui donne un financement d’État aux établissements privés, se traduit par un rassemblement de protestation de 300 000 personnes à Vincennes organisé par le CNAL le 19 juin 1960, auquel se joint le SGEN, preuve de la progression de l’idéal laïque et du détachement progressif de ce syndicat de la chrétienne CFTC.

La contestation qui se fait jour au sein de l’Union des étudiants communistes (UEC) et le développements des groupes trotskystes et anarchistes a pour conséquence, dans l’éducation, un renforcement de l’ÉÉ. Les « cégétistes » de la tendance B, alliés au CERES [1] créent une nouvelle tendance « Unité et Action » (U & A) qui part à la conquête de la fédération, syndicat par syndicat, en s’appuyant sur le SNES et le SNEP (syndicat des professeurs d’éducation physique).

Mai 68

Si la présence du « gauchiste » Alain Geismar à la tête du SNESUP (enseignement supérieur) contribue à l’investissement de la FEN dans les « événements » de mai 68 et à son appel à la grève générale, son apport au mouvement se révèle cependant assez limité sur les questions pédagogiques, où les militant(e)s du SGEN-CFDT apparaissent plus novateur(trice)s.

Le mot d’ordre de grève est suspendu le 6 mai sans qu’aient été abordées les questions de la laïcité, de la nationalisation du privé ou de l’alternative politique.

Pour leur part, les militant(e)s de l’ÉÉ, s’ils/elles n’ont pas anticipé le mouvement, s’y investissent pleinement. « Camarades, nous sommes pour le désordre et contre l’ordre, pour la liberté et contre la censure...nous et vous sommes décidés à briser les barreaux de la prison capitaliste » écrit Desachy dans un tract qui vaudra à la revue d’être interdite.

L’École émancipée est secouée par une crise interne : l’OCI tente de transformer la tendance en courroie de transmission de « la direction de la fraction enseignante [qui] devra au niveau national élaborer, coordonner et contrôler les interventions de nos représentants dans les instances syndicales ». Devant l’échec de leur tentative, les lambertistes créent une nouvelle tendance : Front unique ouvrier (FUO).

Cette tentative déstabilise l’ÉÉ qui progresse cependant chez les jeunes enseignant(e)s, jusqu’à représenter 20 % des suffrages au SNES contre 6 % avant 68.

U&A progresse également et poursuit sa conquête, le SNESUP, le SPEN (syndicat des écoles normales), certaines sections du SNI tombent dans son escarcelle. Les militants du PSU (Parti socialiste unifié) créent eux aussi une nouvelle tendance, Rénovation syndicale, qui reprend largement les positions du SGEN.

La direction réformiste de la FEN sent le vent du boulet et décide de se restructurer avec l’appui du PS qui appelle à l’entrée massive de ses adhérents à la FEN, Unité, indépendance (!) et démocratie (UID) est née.

Parallèlement, l’union de la gauche se recompose au travers d’une référence de pure forme à l’autogestion, qui renforce le PS, qui bénéficie de l’arrivée des rocardiens du PSU.

La direction de la FEN, soutenue par les lambertistes de FUO, transforme le SNI en SNI-PEGC afin de contrer l’influence du SNES dans les collèges et avalise une stratégie du « syndicalisme responsable » fondé sur la négociation et l’attribution de décharges syndicales et d’une place d’interlocuteur reconnu.

Le mythe de l’union de la gauche

En 1977, l’union de la gauche est rompue, Edmond Maire opère un recentrage de la CFDT et rompt l’accord avec la CGT. La FEN, comme l’ensemble des centrales syndicales, subit une chute de ses effectifs. Les références à l’autogestion, à l’unification syndicale et à l’unité d’action ne sont plus qu’un souvenir.

L’arrivée au pouvoir de Mitterrand en 1981 contribue à recréer l’espoir : le programme du PS de 1972 prévoit la nationalisation du privé, l’abrogation du Concordat d’Alsace-Moselle...

La trahison sera d’autant plus importante que l’espoir est grand : Savary compose son cabinet ministériel de militants issus du SGEN et accorde 22 % d’augmentation de crédits au privé contre 17,5 % au public. La nationalisation n’est pas à l’ordre du jour : a contrario c’est le public qui doit se rapprocher du statut du privé avec les projets de désectorisation et de « projet d’établissement »

Le patronat trouve également sa part dans les rapports « Legrand » (collèges) et « Prost » (lycées) qui préconisent un allégement des programmes et « l’adéquation à l’emploi ».

Les laïques se mobilisent à l’appel du CNAL en 1982, mais c’est l’épiscopat qui gagnera la bataille en faisant descendre un million de personnes dans la rue en 1984 « pour la défense de l’école libre », en réalité contre la titularisation des enseignants du privé.

Le bref passage de Savary a des conséquences importantes pour la FEN : la tendance FUO passe à FO dans l’espoir d’en faire la courroie de transmission du PCI (successeur de l’OCI) chez les enseignants, Rénovation syndicale rejoint pour sa part le SGEN. L’ÉÉ reste seule à défendre la laïcité, terrain abandonné par U&Aafin de ne pas gêner la participation du PCF au gouvernement.

Le PS qui prétendait abolir le dualisme scolaire l’aura au contraire ancré durablement.

Le ministère Chevènement (1984-1986) renforce la tendance en adaptant le système scolaire aux attentes du patronat (création des Bacs pro et industriels), en donnant satisfaction au privé sur le financement et en réintroduisant l’apprentissage du patriotisme à l’école.

Le retour de la droite au pouvoir en 1986 lors de la cohabitation est marqué par la mobilisation étudiante qui rassemble un million de manifestants contre le projet de loi Devaquet. L’étudiant Malik Oussekine est assassiné par les « voltigeurs » de Pasqua-Pandraud. Les coordinations animent le mouvement, comme elles le feront en 1987 contre le projet des « maîtres-directeurs » où les militants de l’ÉÉ et certains militants du SGEN s’investissent à fond.

Création de la FSU

Le congrès fédéral de Clermont-Ferrand de février 1991 se donne pour objectif une recomposition vers une confédération des services publics et une refonte des statuts qui regrouperait les 51 syndicats en 6 ensembles. La plate-forme de l’ÉÉ propose un regroupement sur le mode de la fédération d’industrie, cependant que la majorité de ses délégué(e)s, membres de la LCR, s’assied sur le mandat et se prononce pour le statuquo, provoquant les débuts de la crise qui conduira à la scission.

Au sein de la FEN, l’opposition de plus en plus frontale du SNES et du SNEP conduit la direction de la fédération a convoquer leur direction le 8 avril 1992. Acceptent-elles la discipline fédérale ? La réponse est non. Un congrès fédéral extraordinaire est convoqué qui valide l’exclusion des deux structures et crée un syndicat unique des enseignants de la maternelle au lycée : le Syndicat des enseignants (SE).

Un an plus tard, le 15 avril 1993 est fondée la FSU (Fédération syndicale unitaire) qui regroupe outre le SNES et le SNEP, le SNESUP rallié à la nouvelle fédération et le tout nouveau SNU-IPP qui syndique le premier degré.

Dès les premières élections professionnelles, la FSU est majoritaire, loin devant l’ex-FEN. Ce premier succès sera dopé par le succès de la manifestation du 16 janvier 1994 contre la révision des lois Falloux et pour la laïcité qui voit défiler un million de manifestants à Paris.

Le congrès fondateur a lieu du 28 au 31 mars 1994. Il avalise des statuts - à l’opposé de la fédération d’industrie - approuvés par la majorité LCR. Le droit de tendance est cependant reconnu, mais la FSU apparaît d’emblée comme une bureaucratie de syndicats catégoriels.

Le plan Juppé de réforme des retraites de 1995 est l’occasion d’un appel à la grève des confédérations pour le 24 novembre. Cependant, sous la pression de la base, la journée de grève se transforme en un mois de grève générale, à laquelle la direction de la FSU n’appelle qu’à participer aux « temps forts ». La CFDT soutient ouvertement le plan Juppé. Nicole Notat est éjectée du cortège syndical par des militants du SGEN Paris.

À Paris, en Haute-Garonne, dans l’Hérault, à Rouen, à Nantes, à Rennes, à Lille... des militant(e)s du SGEN et/ou de l’ÉÉ créent des syndicats SUD Éducation. Une minorité rejoint la CNT ou la CGT. L’unité organisationnelle de l’ÉÉ de 1947 a vécue, celle-ci n’existe plus en tant que tendance organisée qu’au sein de la FSU.

Après le putsch organisé par le Secrétariat enseignant de la LCR, L’Émancipation poursuit cependant le combat, constituant un des rares exemples réussi de regroupement intersyndical révolutionnaire sur le mode de la fédération d’industrie.

L’aboutissement d’une longue histoire, mais aussi un exemple à développer dans d’autres secteurs d’activité.

A. Doinel (AL Rennes)

[1Tendance de gauche de la SFIO dont le leader est Jean-Pierre Chevenement.

 
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