2e congrès d’Alternative libertaire Montreuil, avril 1993

Prolétariat moderne et mouvement ouvrier




Une question de méthode

Pour nous qui sommes révolutionnaires, la définition des classes sociales, leur rôle dans le procès de production et dans la société, leur configuration interne, est un enjeu essentiel.

Nous sommes matérialistes : à la différence par exemple du christianisme ou de philosophies idéalistes, notre approche n’est pas seulement morale ou éthique. Pour nous l’histoire est d’abord l’histoire des luttes de classes et celles-ci ne sauraient se résumer aux tensions entre « riches » et « pauvres ». Nous nous revendiquons d’une expérience historique (le mouvement ouvrier) et nous nous adressons prioritairement au prolétariat : il n’y a là aucun jugement « moral » ou « messianique ». Les « prolétaires » ne sont pas « les bons » contre les « méchants bourgeois ». Ce n’est ni par misérabilisme ni par un quelconque culte que nous nous référons au prolétariat, au mouvement ouvrier, mais parce que nous pensons que pour transformer radicalement te monde, il faut une force sociale dont la place même la rend « potentiellement » révolutionnaire.

Pour définir le prolétariat, la sociologie est inopérante, voire même source de confusion. L’analyse « catégorielle » si elle a son utilité est déjà porteuse de politique. Les « catégories » socioprofessionnelles de la sociologie donnent souvent (au moins implicitement) une image d’éclatement des classes voire même de leur négation, en s’appuyant sur une perception par strates, de stratification absolue. Les classes ne se définissent pas essentiellement par leur « mode de vie » (ou plutôt « style de vie » pour reprendre l’appellation à la mode depuis dix ans), leur culture, leurs revenus. Même si ces aspects ne sont bien entendu pas à négliger.

La notion de classe sociale, dans son acception moderne (c’est-à-dire depuis Marx) n’a de sens que mise en relation avec :
 les rapports de production, qui sont aussi des rapports de domination ;
 le mode de production dominant.

Mais il s’agit bien de politique, et non d’« économie ». Si la démarche est de type « scientifique », la politique n’importe quelle politique - ne sera jamais « scientifique ».

Scientifique, cela signifie que, par analogie avec ce qui se passe dans les sciences, le mouvement social s’auto-analyse par l’élimination successive d’erreurs en menant l’expérience des luttes dans l’histoire et redéfinit, peu à peu et en fonction de données nouvelles, sa configuration. Cela n’est possible que si le mouvement social se dote d’organisations politiques et/ou sociales qui constituent sa mémoire, et qu’elles transmettront aux générations suivantes. En revanche, la politique n’est jamais quelque chose de « scientifique » au sens où l’histoire contiendrait du prévisible de manière certaine, qu’il s’agirait plus de trouver que de maîtriser.

Il y a un mouvement conflictuel permanent entre l’objectif et le « subjectif ». Il est essentiel de ne sombrer ni dans « l’objectivisme » absolu (qui n’est rien d’autre qu’une vision mécaniste) ni dans le subjectivisme (qui n’est pas, souvent, autre chose qu’une variante de l’idéalisme). Ainsi, en va-t-il des notions de :
 classe « en soi » (donnée objective : le prolétariat existe en tant que réalité matérielle) ;
 classe « pour soi » (donnée subjective : le prolétariat n’existe que lorsqu’il a conscience politique et culturelle de son existence en tant que classe).

Ces deux notions sont tout à fait intéressantes. Ni l’une ni l’autre ne sont « justes » l’une contre l’autre, c’est au contraire leur mise en relation dialectique qui permet de mieux cerner le problème, de le révéler tant dans sa dimension « objective/matérielle » que « culturelle/politique ».

Pour définir « précisément » le contour des classes sociales contemporaines, il faut une théorie rigoureuse de l’exploitation, comprise non comme une théorie mécaniste et juridique (exemple : la propriété juridique des moyens de production, le salariat comme critères plus ou moins déterminants et exclusifs de l’appartenance à une classe), mais bien comme théorie générale de l’histoire de la domination de l’homme par l’homme et des formes historiques revêtues, avec leur spécificités absolues (mode de production) ou relatives (selon les particularités nationales, régionales...). Or, cette théorie de l’exploitation n’est jamais achevée : elle n’est jamais qu’une recherche permanente. Marx a inauguré, en la systématisant, cette démarche. Mais elle ne saurait être « unifiée » que ce soit par un théoricien ou, pire, par un parti.

C’est une démarche d’ensemble, elle recoupe ainsi nécessairement des approches différentes voire parfois opposées : nous sommes bien dans le champ du politique.

Il y ainsi un lien, d’emblée, entre la démarche de l’analyse et le projet politique. Il n’y a là pas tout à fait du hasard :
 si les marxistes « orthodoxes » ont eu une approche souvent mécaniste, c’était en lien direct avec le primat du parti et de son action autoritaire, avec une conception étatiste.
 si les libertaires traditionnels ont souvent eu de larges tendances à l’idéalisme, c’est en lien direct avec un vieux fond de spontanéisme mais aussi d’approche non historique.

Ces remarques ne retirent en rien la nécessité d’une théorie moderne de la domination, elles ne font au contraire qu’en souligner l’urgence.

Rapports de domination : le choix du concept n’est ni neutre ni hasardeux. Il inclut explicitement les rapports d’exploitation, le mode de production, l’aliénation particulière qui résulte de ceux-ci. Parler, avec ces précisions, de rapports de domination, c’est clairement centrer la question des classes, des luttes de classes, sur la notion de pouvoir(s), pouvoir(s) dominants ou dominés, pouvoir sur sa vie ou sur la vie d’autrui, pouvoir des pays développés sur le tiers-monde, etc.

Par rapport à notre filiation, qu’on pourrait définir entre autre par un humanisme révolutionnaire, la question des rapports de domination est donc tout à fait essentielle, à la fois à la source du meilleur de l’anarchisme, mais aussi ouverte sur (et intégrant) les acquis du marxisme, du féminisme, de l’écologie, de l’anticolonialisme. Une théorie sur les rapports de domination est donc pour nous la clé de voûte essentielle dans la capacité/possibilité de refondation d’un nouveau projet révolutionnaire, de la construction d’un courant politique, l’élaboration d’une stratégie, d’un programme.

Ce qui nous amène à poser le problème des rapports entre l’oppression et l’exploitation. On a toujours expliqué, dans le mouvement marxiste, que l’oppression dépendait de l’exploitation et que, par conséquent, et comme exemple : « l’oppression des femmes serait résolue quand il y aurait une société sans classe. » En attendant, « les femmes doivent rejoindre le parti prolétarien ». Alors que le phénomène de l’oppression a une spécificité, une authenticité propre, c’est à dire qu’on ne peut pas la réduire au simple phénomène de l’exploitation et penser que l’oppression sera résolue par une transformation proprement économique.

Le marxisme, quelles que soient les phrases intéressantes que l’on peut trouver chez Engels, ou chez Alexandra Kollontaï au moment de la révolution russe, a été incapable de comprendre que la lutte des femmes contre leur oppression est un des facteurs porteurs de l’histoire. Créatrice de l’histoire, au même titre que la lutte des classes, à laquelle elle est liée, mais avec laquelle elle ne se confond pas. On touche le problème d’une compréhension des relations de pouvoir dans la vie quotidienne. Il y a un pouvoir quotidien réel, qui se traduit par l’oppression des femmes ; quelle que soit cette évolution, ce pouvoir quotidien n’est pas remis en question par une simple transformation du sommet.

Si la question est devenue aussi cruciale au cours des vingt, trente dernières années, c’est que la perception de l’existence même des classes est devenue plus problématique. Dans le texte d’orientation voté par notre premier congrès, à Toulouse, nous disions : « Le rapport de l’individu au collectif a changé et cherche de nouvelles définitions qui sont au cœur même de la problématique pour refonder un projet révolutionnaire. Les mutations du capitalisme ont brouillé la configuration des classes sociales et les anciennes images de leur perception ne fonctionnent plus. Ce brouillage a été largement facilité par le poids d’une culture manichéenne dans le mouvement ouvrier dominé par le socialisme d’État, assimilant le prolétariat à la seule classe ouvrière industrielle (conceptions déterministes et productivistes). combattant l’auto-activité de la classe(le Parti incarnant celle-ci et sa conscience), « massifiant » l’individu sous prétexte d’organiser l’unité de la classe ».

Ce dernier point est particulièrement important : il s’agissait pour le socialisme autoritaire non pas seulement de minimiser mais de combattre des hétérogénéités internes (structurelles, culturelles) au prolétariat. Il fallait pour cela une construction politique : la figure centrale de l’ouvrier taylorisé comme image condensée voire exclusive du prolétaire. Bien sûr « l’ouvrier-masse » n’est pas qu’un mythe exprimant la fascination du léninisme et du stalinisme pour le taylorisme, et il recouvre une réalité objective historique du développement des rapports de production capitaliste, du procès du travail.

Indépendamment des conceptions du socialisme (d’État ou anti-autoritaire), se pose la question centrale de l’unité non pas objective mais politique du prolétariat. Mais en assimilant l’une à l’autre le socialisme d’État a accumulé d’importantes erreurs théoriques, déterminantes pour sa crise politique. Car « l’appartenance » de l’individu au collectif a toujours été son rapport à plusieurs collectifs : la classe sociale, certes, mais aussi les différences sexuelles, enfin l’identité linguistique pouvant recouvrir et cumuler phénomènes nationalitaires et religieux ».

Un prolétariat moderne

Rapport individu/collectif ; couches ; strates ; notion de pouvoir : on ne peut plus aborder aujourd’hui le débat sur les classes sociales sans introduire d’autres éléments d’analyse. Ceux-ci sont imposés par la réalité, la complexité du capitalisme moderne, le développement de sa techno-bureaucratie, et de nouvelles couches moyennes salariées. Rappelons ce qu’indique notre Manifeste :

« Le prolétariat moderne ne se limite pas aux seuls ouvriers, même si ceux-ci occupent toujours une place importante dans la société. Par prolétariat, nous entendons l’ensemble des groupes sociaux sans pouvoir réel de décision sur la production, et contraints à vendre leur force de travail sous la forme du salariat. Il est composé à sa base par les travailleurs manuels, ouvriers et employés. Avec à leurs côtés des travailleurs intellectuels dominés et exploités : techniciens, enseignants...

Une part considérable du prolétariat moderne est frappée par le chômage et la précarité, qui sont devenus des données structurelles et massives dans les rapports sociaux contemporains.

Entre classe capitaliste et prolétariat, de nouvelles couches moyennes salariées se sont développées (cadres, techniciens...), qui occupent des taches de gestion et d’encadrement. Ces couches pèsent toujours plus. politiquement mais aussi culturellement. La conduite de la lutte des classes suppose que la distinction soit faite parmi celles-ci, entre celles dont le commandement n’est que d’ordre technique et professionnel, et celles qui participent à l’établissement de la finalité de la production.

Diversifiées à l’extrême, les nouvelles couches moyennes salariées tendent, pour les plus aisées d’entre elles, à se confondre avec les classes capitalistes dont elles ne diffèrent que par un éloignement plus grand des centres de décision, tandis que la base de ces couches se mêle d’une façon souvent inextricable au prolétariat.

Le développement du secteur tertiaire, l’accroissement du nombre de techniciens, l’amenuisement des ouvriers de l’industrie dans les pays développés, le morcellement des statuts, la précarité, le chômage, ont pour conséquence l’effacement d’une figure sociale centrale naguère identifiée par les seuls ouvriers industriels.

La lutte des classes s’exerce sous des formes nouvelles. La vision d’une classe uniquement ouvrière, minoritaire, avant-garde sociologique et unique force d’entraînement est un anachronisme qu’il faut remplacer par le projet d’une unité nouvelle, beaucoup plus large, fédérant sans nier les spécificités, toutes les composantes d’un prolétariat moderne, intellectuelles et manuelles, salariées et précaires, industrielles et tertiaires. Ce nouveau prolétariat, multiforme mais unifiable sur la base de sa situation commune. dominée, exploitée, doit chercher des convergences revendicatives et anticapitalistes avec de larges pans des couches moyennes salariées et des autres catégories sociales dominées par le capitalisme. Ces convergences se construiront à travers les luttes sociales, tes prises de conscience collectives, l’émergence de projets nouveaux de transformation de la société. »

Aucune approche révolutionnaire contemporaine ne saurait se soustraire à cette problématique :
 prise en compte des couches « intermédiaires » entre prolétariat et bourgeoisie ;
 prise en compte de l’autonomie, de l’individu.

Un exemple trés concret : les luttes dites « coordonnées » de l’hiver 86-87. Si elles s’expliquent par une défiance envers les bureaucraties syndicales, elles s’expliquent au moins tout autant par le nouveau rapport individu/collectif forgé par le capitalisme moderne (au moins dans les métropoles impérialistes) et les formes nouvelles de contestation issues, même de façon lointaine, de 68.

Le futur du « mouvement ouvrier »

Notre définition du prolétariat est donc large. Elle ne se limite pas à la seule « classe ouvrière ».

Bien des questions restent ouvertes, notamment autour de la caractérisation de certaines nouvelles couches moyennes salariées. Nous poursuivons cette recherche, qui nous parait préférable à la répétition de schémas dépassés par l’évolution des modes de production.

Historiquement le concept de « mouvement ouvrier » reste valide. Il caractérise le mouvement des travailleurs dominés et directement exploités par le capitalisme, mouvement constitué au XIXe siècle, quand l’essentiel de ces travailleurs étaient des ouvriers. C’est ce mouvement multiforme qui posa les bases de la lutte quotidienne contre le capitalisme, et en même temps le projet d’une transformation radicale de la société, le socialisme, illustré par des écoles nombreuses et opposées.

Se réclamer du mouvement ouvrier, c’est se situer dans cette trajectoire historique. Le courant libertaire ouvrier fut une des composantes importantes de ce mouvement et nous sommes fiers de cette référence.

Sans rompre avec cette trajectoire on peut toutefois penser que l’élargissement de fait du prolétariat à de nouvelles couches pourrait conduire à une reformulation, le mouvement « ouvrier » étant devenu, depuis déjà longtemps, un mouvement ouvrier-employé-technicien-enseignant-travailleur en formation-chômeur.

Mais le futur du mouvement ouvrier ne se pose pas tant en terme de forme que de contenu. L’élargissement aux nouvelles couches salariées, et d’autre part aux précaires et chômeurs, est certes une des conditions majeures pour trouver une issue à la profonde crise qu’il traverse aujourd’hui. Mais l’autre condition est l’émergence d’une stratégie de remobilisation et de transformation de la société alternative à celles qui l’ont entraîné dans l’impasse.

 
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