Dossier religions : Royaume céleste et appareil d’Etat




Qu’est-ce qui pousse le peuple à croire qu’il a besoin d’être gouverné par une classe de politiciens professionnels ? Une superstition de même nature que la superstition religieuse. L’État est censé être au-dessus des intérêts particuliers comme Dieu est censé être au-dessus du monde. Ainsi l’analysaient Proudhon, puis Bakounine, au XIXe siècle.

L’affirmation du théologico-politique qu’effectue Bakounine dans son texte de 1867 (voir ci-dessous) suppose un rapprochement entre deux sphères sociales que la modernité libérale, en s’appuyant sur une certaine lecture des Évangiles, a posé comme étant disjointes : la religion et le politique.

Le libéralisme affirme la neutralité de l’État et sa tolérance vis-à-vis des différentes religions. La théorie libérale de la séparation du politique comme relevant de l’espace public et du religieux comme foi privée s’est appuyée, face aux guerres de religion entre protestants et catholiques, sur des passages des Évangiles tels que : « Il faut rendre à César ce qui est à César », « mon royaume n’est pas de ce monde »…

Le théologico-politique s’édifie sur un présupposé : celui d’une nature mauvaise des êtres humains. Ces deux thèses énoncées par Bakounine, on les trouve déjà chez Proudhon : « Quoi qu’il en soit, il importe, pour la conviction des esprits, de mettre en parallèle, dans leurs idées fondamentales, d’un côté, le système politico-religieux – la philosophie, qui a distingué si longtemps le spirituel du temporel, n’a plus droit de les séparer – d’autre part, le système économique. Le gouvernement donc, soit l’Église et l’État indivisiblement unis, a pour dogmes : 1. La perversité originelle de la nature humaine […] [1] ».

Des remparts à la perversité humaine ?

L’analyse qu’effectue Bakounine du théologico-politique repose sur une homologie : le citoyen vertueux est à l’État ce que le saint est à l’Église, tout comme l’État est à la société ce que l’Église est au spirituel. Cette homologie s’appuie sur un présupposé commun : les normes qui rendent possibles la vie sociale doivent avoir une origine transcendante. C’est Dieu qui est au-dessus du monde ou l’État qui est au-dessus des intérêts particuliers. En effet, si les hommes sont par nature mauvais, ils ne peuvent pas énoncer et respecter par eux-mêmes des normes qui permettent d’assurer la vie en société.

L’argument que développe Bakounine, on le retrouve là encore dans la suite du texte que nous avons déjà cité de Proudhon : « 2. L’inégalité essentielle des conditions ; 3. La perpétuité de l’anta­gonisme et de la
guerre ; 4. La fatalité de la misère. D’où se déduit : 5. La nécessité du gouvernement, de l’obéissance, de la résignation et de la foi. »

Le présupposé d’une nature mauvaise des êtres humains implique non seulement l’existence d’êtres humains supérieurs seuls capables d’imposer des normes transcendantes, mais il implique également la nécessité de la guerre. C’est là un paradoxe : l’Église et l’État justifient leur existence comme rempart à la guerre de tous contre tous, alors même qu’en réalité ils entretiennent la guerre comme justification de leur existence.

Les guerres de religions sont la marque du caractère non pacificateur des religions, de même que les guerres entre États sont celle en réalité de ce que ceux-ci s’entretiennent par la guerre. De même, les religions et l’État, loin d’être un rempart à l’exploitation de l’homme par l’homme, l’entretiennent. Tandis que la religion incite à attendre la justice sociale dans l’Au-delà (« heureux ce qui ont soif et faim de justice car ils seront rassasiés »), l’État garantit la propriété privée par le droit en en faisant, par exemple à travers la Déclaration des droits de l’homme, un droit naturel, sacré et inaliénable.

Le présupposé commun d’une nature mauvaise des êtres humains sur lequel repose la justification du pouvoir de l’Église, comme le montre par exemple la doctrine du péché originel, et de l’État, comme en atteste l’existence de son appareil répressif (police, justice, armée), s’oppose à celui de l’anarchisme. S’il ne s’agit pas ici de trancher le débat consistant à savoir si l’anarchisme suppose une nature humaine bonne ou un amoralisme, du moins ne présuppose-t-il pas une nature humaine mauvaise.

Transcendance contre démocratie

Mais le présupposé selon lequel il existe une nature humaine mauvaise comporte un paradoxe. C’est que si les êtres humains sont mauvais et qu’ils ont besoin d’être dirigés et soumis à un pouvoir, celui-ci ne peut pas être le fait d’êtres humains. Dans les théocraties ou les monarchies de droit divin, ce problème est facilement résolu, il suffit de dire que les prêtres ou les rois sont les représentants sur terre des dieux. Il n’y a donc plus de contestation possible concernant la législation qu’ils édictent.

Mais le problème se pose de savoir comment il peut y avoir transcendance du pouvoir politique dans des démocraties libérales qui prétendent reposer sur la légitimité immanente d’un contrat qui aurait été conclu entre tous. Dans une telle conception, l’État, pour se maintenir, ne pourrait être gouverné que par des êtres supérieurs qui réunissent en eux à la fois l’intelligence et la vertu. Il y a donc un fondement théologique des États modernes en ce qu’ils présupposent que les représentants politiques sont transcendants à la société. Comme les prêtres. Ce point peut être illustré par exemple par l’interdiction qui est faite du mandat impératif dans la Constitution française : le mandat représentatif est la marque de ce que les élus ne représentent pas les intérêts particuliers de leurs électeurs, mais seraient capables de s’élever à intérêt général transcendant.

Or, bien évidemment, une telle situation est fort improbable : nécessairement nous ne pouvons qu’être déçus par les représentants politiques, car ils ne sont que des êtres humains et non des demi-dieux.

Par conséquent, il s’avère que si on ne fonde pas, comme la modernité démocratique, le pouvoir politique sur une transcendance divine, alors le présupposé d’une nature mauvaise des êtres humains devient contradictoire. L’anarchisme au contraire présuppose que, comme on ne peut attendre que les représentants politiques soient des demi-dieux, il est nécessaire de considérer que les êtres humains n’ont d’autres possibilité que de s’organiser eux-mêmes, indépendamment de tout présupposé sur la nature humaine. En effet, même si on imaginait que les êtres humains ont une nature humaine mauvaise, nul n’échappant à cet état de fait, il faudrait bien supposer que les êtres humains n’ont d’autre choix là aussi que de s’organiser par eux-mêmes.

Irène (AL Paris Nord Est)


« POUR ÉTABLIR L’ORDRE PUBLIC, IL FAUT UNE AUTORITÉ SUPÉRIEURE »

Bakounine, Fédéralisme, Socialisme et anti-théologisime (1867)

N’est-ce pas une chose remarquable que cette similitude entre la théologie – cette science de l’Église – et la politique – cette théorie de l’État –, que cette rencontre de deux ordres de pensées et de faits en apparence si contraires, dans une même conviction : celle de la nécessité de l’immolation de l’humaine liberté pour moraliser les hommes et pour les transformer, selon l’une, en des saints, selon l’autre, en de vertueux citoyens. Quant à nous, nous ne nous en émerveillons en aucune façon, parce que nous sommes convaincus et nous tâcherons de prouver plus bas, que la politique et la théologie sont deux sœurs provenant de la même origine et poursuivant le même but sous des noms différents […].

L’État donc, comme l’Église, part de cette supposition fondamentale, que les hommes sont foncièrement mauvais et que livrés à leur liberté naturelle, ils s’entre-déchireraient et offriraient le spectacle de la plus affreuse anarchie où les plus forts assommeraient ou exploiteraient les plus faibles – tout le contraire, n’est-ce pas, de ce qui arrive dans nos États modèles d’aujourd’hui ? Il pose comme principe, que pour établir l’ordre public, il faut une autorité supérieure ; que pour guider les hommes et pour réprimer leurs mauvaises passions, il faut un guide et un frein ; mais que cette autorité doit être celle d’un homme de génie vertueux, législateur de son peuple, comme Moïse, Lycurgue, comme Solon – et que ce guide et ce frein seront la sagesse et la puissance répressive de l’État. [...]

Pour l’État fondé sur le droit divin et par l’intervention d’un Dieu quelconque, la réponse est toute simple : ce seront les prêtres d’abord, puis les autorités temporelles consacrées par les prêtres.

La réponse sera bien plus difficile pour la théorie de l’État fondé sur le libre contrat. Dans une démocratie pure où règne l’égalité, qui pourrait être en effet le gardien et l’exécuteur des lois, le défenseur de la justice et de l’ordre public contre les mauvaises passions de chacun ? – chacun étant déclaré incapable de veiller sur lui-même et de museler, autant que cela est nécessaire pour le salut commun, sa liberté propre, naturellement portée vers le mal. En un mot, qui remplira les fonctions de l’État ? Les meilleurs citoyens, dira-t-on, les plus intelligents et les plus vertueux, ceux qui comprendront mieux que les autres les intérêts communs de la société et la nécessité pour chacun, le devoir de chacun de leur subordonner tous les intérêts particuliers. Il faut en effet que ces hommes soient aussi intelligents que vertueux, car s’ils étaient seulement intelligents sans vertu, ils pourraient fort bien faire servir la chose publique à leur intérêt privé, et s’ils n’étaient que vertueux sans intelligence, ils la ruineraient infailliblement malgré toute leur bonne foi. Il faut donc, pour qu’une république ne périsse pas, qu’elle possède à toutes les époques un nombre assez considérable d’hommes pareils ; il faut que, pendant toute sa durée, il y ait une succession pour ainsi dire continue de citoyens à la fois vertueux et intelligents.

Voilà une condition qui ne se réalise ni facilement ni souvent.


NI PRIÈRE, NI BULLETIN DE VOTE : ACTION DIRECTE

En 1909, dans une brochure de formation intitulée Le Syndicalisme révolutionnaire, l’ex-secrétaire général de la CGT, Victor Griffuelhes, consacrait un passage à la valeur émancipatrice de l’action directe et de la solidarité de classe. On y retrouve l’analogie bakouninienne entre Dieu et l’État (ici appelé Pouvoir).

À la confiance dans le dieu du prêtre, à la confiance dans le pouvoir des politiciens inculquées au prolétaire moderne, le syndicalisme substitue la confiance en soi ; à l’action étiquetée tutélaire de Dieu et du Pouvoir, il substitue l’action directe – orientée dans le sens d’une révolution sociale – des intéressés, c’est-à-dire des salariés. […]

Comme on voit, le syndicalisme s’oppose à l’idée de Dieu et à la valeur libératrice du Pouvoir. Au premier, il nie toute raison d’être, car l’Être suprême ne pourrait être que le pivot et le moteur des actions humaines, l’homme n’étant plus qu’une machine incapable de penser et de créer ; au second, le syndicalisme nie la possibilité réformatrice que le Pouvoir s’attribue, qui en ferait le facteur essentiel du progrès humain et grâce à laquelle il serait à même de donner au peuple, qu’il veut guider et conduire, tout le bonheur terrestre. […]

Au nom du Dieu des hommes et de l’Église, le prêtre dit au travailleur que le bonheur n’est pas de ce monde ; au nom du Pouvoir et de l’État, le politicien dit à l’ouvrier que seul le Pouvoir peut lui donner une part de bonheur ; l’un et l’autre font donc du prolétaire la source du travail, moyennant une rétribution dans l’autre monde, dit le prêtre, moyennant une protection bienveillante donnée et garantie par la Loi, dit le politicien. Le salarié, pour eux, est l’être inférieur incapable de discerner et auquel Dieu et la Loi servent de tuteur et de mentor.

Ainsi, l’un et l’autre essaient de justifier une autorité et un pouvoir usurpés pour maintenir l’ouvrier dans une situation inférieure.

Mais si le syndicalisme repousse tout mysticisme et toute intervention surnaturelle, tout abandon du salarié s’en remettant à ses gouvernants du soin de réaliser sa part de bonheur, il ne repousse pas les travailleurs imbus d’idées religieuses ou confiants dans la valeur réformatrice des dirigeants. […]

Le syndicalisme, répétons-le, est le mouvement, l’action de la classe ouvrière ; il n’est pas la classe ouvrière elle-même. C’est-à-dire que le producteur, en s’organisant avec des producteurs comme lui en vue de lutter contre un ennemi commun : le patronat, en combattant par le syndicat et dans le syndicat pour la conquête d’améliorations, crée l’action et forme le mouvement ouvrier.

De sorte que le travailleur, serviteur volontaire de la religion ou de l’État, poussé par ses intérêts essentiels et directs, entrant en opposition avec son exploiteur afin d’obtenir des avantages et des garanties, est invinciblement amené à produire une action dont l’esprit, les manifestations sont d’un ordre tel qu’il éloigne de lui toute idée de surnaturel et toute confiance dans l’intervention des dirigeants.


Cet article fait partie d’un dossier complet : « Religions, racismes et mouvements sociaux, y voir clair ».


[1Proudhon, Idée générale de la Révolution au XIXe siècle, Garnier Frères, 1851.

 
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