11e congrès d’AL (Toulouse, 2012)

Contre le libre-échange : l’autonomie productive




Depuis la crise économique mondiale entamée fin 2007, la critique du libre-échange fait désormais florès, en Europe comme en France. À l’occasion de la campagne présidentielle de 2012, on a assisté, du FN au PCF, à un retour en force de l’idée de « protectionnisme ».

Si seul le FN défend un protectionnisme aux frontières françaises, l’ensemble des partis de gouvernement – UMP, Modem, PS, PG, PCF, EELV – défendent un protectionnisme aux frontières européennes, en employant diverses formules comme le « patriotisme économique », le « juste échange » ou la « démondialisation ».

Cette idée est également défendue par un certain nombre d’intellectuels de la droite sociale comme Emmanuel Todd, antisociale comme Jean-Luc Gréau, ou de gauche comme Jacques Sapir, la mouvance du MPEP et Le Monde diplomatique.

Pour activer ce protectionnisme, on évoque le plus souvent la mise en place de normes sociales et environnementales qui pénaliseraient les produits manufacturés des pays émergents, mais aussi des outils du type Buy European Act qui, sur le modèle américain, réserveraient les marchés publics aux entreprises produisant sur le territoire européen.

Il ne s’agit d’ailleurs pas que d’un discours, mais d’un fait. Depuis 2008, les mesures protectionnistes se multiplient de par le monde, tandis que le processus de dérégulation des marchés, orchestré par l’Organisation mondiale du commerce depuis 1994, marque le pas.

Le retour du protectionnisme dans le monde

Manipulations des taux de change, subventions publiques, non-respect de la propriété intellectuelle, imposition de normes sociales et environnementales… la tendance actuelle dans le monde est aux mesures protectionnistes.

L’observatoire Global Trade Alert, de Londres, a enregistré une hausse constante de ces mesures – 1.200 au total de 2008 à début 2012 – au sein des pays adhérents à l’OMC. Les taxes et les droits de douane au sens strict n’en représentent qu’une part minoritaire (16%) [1]. La Chine, la Russie, l’Inde et la zone Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay) sont aux avant-postes de ce mouvement protectionniste [2].

Ainsi, en 2011, le Brésil a décidé de taxer à 30 % les véhicules fabriqués avec moins de 65 % de pièces issues de la zone Mercosur. Peu après, l’Argentine a interdit la vente de smartphones fabriqués à l’étranger, obligeant les constructeurs LG, Samsung et Nokia à localiser leur assemblage sur son territoire [3]. Fin 2011, c’est tout le Mercosur qui imposait 30 % de taxes sur les importations. Dès mars 2011, la Russie interdisait l’importation de certains produits alimentaires pour soutenir la production locale ; en juin, elle prenait des mesures de sauvegarde de son industrie automobile. En décembre 2011, l’Inde a suspendu son projet d’ouvrir le secteur de la distribution aux multinationales étrangères comme Wal-Mart, Carrefour et Tesco. En mars 2012, le Sénat américain a autorisé le département du commerce à appliquer des taxes compensatoires sur les importations chinoises pour sanctionner une concurrence jugée déloyale, l’État chinois subventionnant massivement ses entreprises.

Le double discours des capitalistes

Les pays puissants prennent, quand cela les arrange, des libertés avec les règles libre-échangistes qu’ils ont peu à peu imposées au monde. Quitte à déclarer que c’est regrettable chaque fois qu’ils doivent faire une déclaration officielle, comme lors des G20 de 2009, 2010, 2011 et 2012 !

Les pays pauvres, dépendants, sous domination impérialiste ou tutelle directe, sont en revanche condamnés à rester des « marchés ouverts », au bénéfice des multinationales occidentales ou asiatiques.

Ce retour silencieux du protectionnisme à l’échelle mondiale marque-t-il une simple pause, non assumée, dans le processus de libre-échange, ou le début d’une régression de celui-ci ? Il ne nous appartient pas de le dire. Cela dépendra de la conjoncture, tant protectionnisme et libre-échange sont deux stratégies que les capitalistes manient alternativement, selon les secteurs économiques, les moments, les intérêts.

Deux fractions d’une même bourgeoisie peuvent d’ailleurs être en désaccord à ce sujet. La « concurrence déloyale », c’est toujours l’autre. Le capitaliste type est volontiers ultralibéral pour autrui. Il peut, d’un côté, vilipender « l’interventionnisme », et de l’autre accepter l’intervention de l’État en sa faveur. Il réclame la suppression des barrières douanières sur les marchés qu’il veut pénétrer, et en même temps accepte volontiers qu’on lui livre des marchés captifs. Il ne faut pas y chercher de cohérence idéologique. Le seul dogme capitaliste, c’est celui de la propriété privée des moyens de production et de distribution. Tout le reste est adaptable aux circonstances.

Les ravages du libre-échange

Présenté comme une condition du « développement », le libre-échange est l’idéologie officielle des grands organismes créés par les pays riches pour dominer l’économie mondiale : le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce, la Banque mondiale, le G20. Leur credo : la suppression des barrières douanières et la division internationale du travail fera la prospérité de tous. À chaque pays de se spécialiser dans le secteur économique où il a le plus d’atouts, et d’abandonner les autres.

Depuis quinze ans, les néolibéraux ont affûté leur discours sur cette « nouvelle division internationale du travail » : jadis, les pays du Sud fournissaient des matières premières, et les pays du Nord les produits manufacturés. Aujourd’hui, le capitalisme occidental assigne toujours aux pays du sud de fournir les matières premières, à la Chine et aux pays émergents d’héberger les usines polluantes et à l’Occident la haute technologie et la matière grise. Cette présentation correspond au fantasme d’un pays high-tech, débarrassé de ses usines et de ses ouvriers. Mais il est battu en brèche par la réalité : les pays dits « émergents » sont par exemple des producteurs de prestations intellectuelles et high-tech : Inde pour l’informatique, Chine pour le design industriel et électronique.

Les grands gagnants de cette division internationale du travail ne sont pas les travailleuses et les travailleurs, de quelque pays qu’ils soient, mais les multinationales qui contrôlent l’ensemble du jeu. Les conséquences réelles du libre-échange, ce sont le dumping social, le dumping fiscal, les délocalisations, les concentrations, les monocultures, les mono-industries, la démultiplication des temps de transport des marchandises, la hausse de la pollution, le marché des « droits à polluer » et… des bénéfices monstrueux pour les capitalistes du Nord, du Sud et des pays émergents.

Le libre-échange entraîne donc une triple catastrophe :
 une catastrophe sociale : désindustrialisation et chômage ouvrier en Occident ; industrialisation à marche forcée et misère ouvrière dans les pays émergents ; producteurs agricoles spoliés et affamés au Sud ;
 une catastrophe écologique : la délocalisation des productions entraîne l’allongement démesuré des circuits économiques et la démultiplication des transports et de la pollution, avec un impact sur le réchauffement climatique ;
 une catastrophe démocratique : un pays privé de tout ou partie de son appareil productif perd de son autonomie économique, et voit réduite d’autant sa marge de manœuvre en matière politique et sociale. Cela affaiblit considérablement la perspective révolutionnaire d’une socialisation des moyens de production, et d’un choix collectif sur les modes de consommation.

Les deux faces d’une même monnaie

Dans la controverse montante qui oppose les protectionnistes aux libre-échangistes, bien des arguments de mauvaise foi sont invoqués, qui peuvent berner le mouvement social, sommé de choisir entre deux « camps » dont aucun n’est le sien.
 L’un comme l’autre sont fauteurs de guerre. Si les politiques protectionnistes peuvent entraîner des tensions impérialistes pour le contrôle de marchés captifs – ce que furent les empires coloniaux de jadis – le libre-échange n’a pas annulé cette dynamique, comme l’a montré la guerre d’Irak. Demain, davantage que le contrôle des marchés, c’est la lutte pour le contrôle des ressources naturelles qui peut être facteur de tensions géopolitiques.
 L’un comme l’autre son fauteurs de misère. Les politiques protectionnistes peuvent entraîner une hausse des prix et une baisse du pouvoir d’achat des travailleuses et des travailleurs, au Nord comme au Sud. Mais le libre-échange organise, lui, un dumping social effréné, le chômage ouvrier et la ruine paysanne.
 L’un comme l’autre organisent la concurrence entre travailleurs. Si le libre-échange, c’est la concurrence effrénée à l’échelon mondial, le protectionnisme, c’est la concurrence au sein d’un espace économique limité : l’Union européenne par exemple, mettant en concurrence 27 législations sociales différentes.
 L’un comme l’autre sont interclassistes. Tous deux tentent de faire croire que prolétariat doit se serrer la ceinture et s’entendre avec le patronat au nom de « l’intérêt national » ou de la compétitivité sur le marché mondial.
 Ni l’un ni l’autre ne sont anti-étatistes. Qu’elles soient multinationales dans un cadre libre-échangiste, ou monopoles dans un cadre protectionniste, les grandes entreprises ont besoin de l’appareil diplomatique, militaire et policier d’une puissance dite publique pour défendre leurs intérêts.
 Ni l’un ni l’autre ne visent l’« autarcie ». C’est pourtant ce que les libre-échangistes reprochent le plus couramment aux protectionnistes alors qu’historiquement, cette situation ne s’est jamais présentée, même dans les phases les plus protectionnistes du capitalisme.

Trois options face à la crise dans la zone euro

Cette fausse opposition entre libéralisme et protectionnisme se retrouve dans les solutions avancées en réponse à
la crise de la zone euro au sein de laquelle l’économie allemande occupe une position déterminante.

Toutefois, s’il est aisé de constater la place dominante jouée par celle-ci, nos commentateurs omettent le plus souvent de préciser les conditions dans lesquelles ses exportations ont été dopées par une régression sociale vigoureuse (baisse des salaires de 4,5% en moyenne entre 2000 et 2009, précarisation et paupérisation d’une bonne partie du prolétariat).

Face à cela, peu d’options sont présentes en perspective :
 les partisans du libre échange, représentés en France principalement par le PS, l’UMP et leurs satellites
patronaux, nous proposent de rattraper le retard sur l’Allemagne et d’organiser un « choc de compétitivité » via une austérité renouvelée : baisse des salaires, baisse des droits sociaux, casse des services publics, aides publiques massives au patronat, etc. ;
 la droite la plus réactionnaire, mais aussi une partie de la gauche plus ouverte aux sirènes du protectionnisme
proposent pour leur part d’abolir l’euro et de revenir aux monnaies nationales afin de disposer d’autres leviers que le moins-disant social et salarial pour retrouver de la compétitivité. Pour autant, cela ne reviendrait qu’à changer les règles de la concurrence sur le marché capitaliste ;
 contrairement à la vision qui oppose des pays entre eux, comme l’Allemagne à la Grèce, les anticapitalistes
doivent insister sur la communauté d’intérêt entre les classes populaires de l’ensemble des pays de la zone euro. C’est pourquoi nous ne pouvons que nous retrouver sur les objectifs de reconquête des droits sociaux perdus en Allemagne et ailleurs, de se battre contre la régression dans les pays de l’ensemble de la zone euro, dans une logique de solidarité internationale entre les travailleuses et les travailleurs.

L’alternative : l’autonomie productive

Depuis bientôt vingt ans, les organisations environnementales, ouvrières et paysannes du Nord comme du Sud – et Alternative libertaire en leur sein – ont lutté et luttent contre le libre-échange et la dérégulation des marchés. Mais aujourd’hui que les discours protectionnistes reviennent en force, il faut affirmer clairement que ce n’est pas sous ce drapeau que nous poursuivons la lutte.

Il faut néanmoins être audible auprès des travailleurs et des travailleuses menacés par les plans de licenciement et les délocalisations, et qui prêtent une oreille attentive aux politiciens bourgeois dès qu’ils invoquent le protectionnisme.

Il est donc crucial que les mouvements sociaux, pour ne pas risquer d’être dévoyés par ce discours protectionniste qui constitue une fausse alternative, affirment clairement, avec leur propre vocabulaire, que l’alternative au libre-échange, c’est l’autonomie productive.

L’internationale paysanne Via Campesina a indiqué cette voie dès 1996, en définissant le concept de « souveraineté alimentaire » : chaque région du monde doit être en mesure de se nourrir par elle-même, sans se placer sous la dépendance des multinationales de l’agrobusiness. Donc non à l’agriculture d’exportation, aux OGM, à l’accaparement des terres, aux monocultures, à l’impérialisme ; oui aux productions locales, sous le contrôle des paysans et de la population. Les échanges internationaux doivent être circonscrits aux produits dits exotiques. Rien de ce qui peut être produit localement ne saurait être importé de l’autre bout du monde. Les ultralibéraux ont accusé le concept de « souveraineté alimentaire » d’aggraver la faim dans le monde et d’être protectionniste. Il a au contraire été le ciment internationaliste des luttes paysannes du Sud comme du Nord.

En raison de la triple catastrophe sociale, écologique et démocratique à laquelle mène le libre-échange, nous disons que les mouvements sociaux d’Occident, d’Asie ou d’Afrique peuvent aujourd’hui converger dans la logique d’« autonomie productive » de chaque région du monde. Cette autonomie productive va dans l’intérêt des peuples menacés par le dumping social et les délocalisations, que ce soit en Occident ou en Asie, et dans l’intérêt des peuples que le libre-échange a condamné à la dépendance économique, notamment en Afrique. La relocalisation des productions est une nécessité. Cela ne signifie pas une fantasmagorique « autarcie », mais des circuits d’échange courts, et la limitation des échanges longs à ce qui ne peut être produit localement.

L’autonomie productive implique de réduire la production aux besoins des populations, et donc de rompre avec le productivisme. Cette réduction en entraîne une deuxième : celle du temps de travail. Et donc une troisième : celle des profits.

C’est pourquoi l’autonomie productive de chaque région du monde entrave les intérêts des capitalistes. Elle ne peut advenir que contre eux, sous la pression des peuples et sous le contrôle des travailleuses et des travailleurs.

Le combat contre le libre-échange et pour l’autonomie productive doit s’inscrire dans un combat plus global pour le socialisme, contre l’impérialisme et pour l’écologie. Il peut concorder avec des revendications susceptibles d’être portées par les mouvements sociaux, au Nord comme au Sud et dans les pays émergents :
 contre le dumping fiscal et social, contre les subventions à l’export, pour une production indexée sur les besoins des populations ;
 pour la rupture avec l’OMC, pour l’abolition de la dette publique au Nord comme au Sud.

Les relocalisations d’industrie revendiquées par le courant protectionniste néokénésien ne sont que marginalement possibles face à la logique du marché mondialisé. En revanche elles portent un discours nationaliste à l’opposé des solidarités à construire. Les relocalisations que nous défendons ne sont possibles que dans un mouvement de rupture avec l’économie de marché et permettent de porter un militantisme internationaliste défendant l’égalité sociale, écologique et démocratique à l’échelle planétaire.

[1Le Monde de l’économie du 27 mars 2012.

[2« De la Chine à la Russie, les mesures protectionnistes se multiplient », Les Échos du 8 mars 2012.

[3L’Expansion de mars 2012.

 
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