Mai 1913 : Débuts de mutineries dans les casernes




Episode aujourd’hui oublié, les casernes françaises ont été touchées, en mai 1913, par une forte agitation. En cause : le refus de la loi de trois ans de service militaire, pièce maîtresse de la militarisation du pays à la veille de la Grande Guerre. L’événement va provoquer une répression furieuse contre les mutins, mais aussi contre les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes, accusés d’avoir fomenté les troubles. C’est également le point de départ d’une crise ouverte à la CGT.

Dessin de H.-P. Gassier dans La Guerre sociale du 23 juillet 1913.
En 1913, tout le mouvement ouvrier se mobilise contre le projet de faire passer le service militaire de deux
à trois ans.

S’il est une polémique qui enflamme la France au premier semestre 1913, c’est bien celle sur la loi de trois ans de service militaire. En prolongeant le service d’un an, l’armée française disposera de 160.000 hommes de plus en permanence sous les drapeaux. C’est une étape importante dans la militarisation du pays, et une pièce supplémentaire dans l’engrenage qui, de la crise marocaine de 1911 [1] à la guerre des Balkans, va conduire à la Grande Guerre.

Annoncée en mars 1913, la loi de trois ans sera votée en août, malgré de fortes résistances. Elle mécontente en effet la classe ouvrière, mais aussi la paysannerie, dont les fils vont manquer aux champs une année de plus. Le Parti socialiste, la CGT et la Fédération communiste anarchiste (FCA) sont au premier rang de la lutte et organisent plusieurs grands rassemblements de protestation au Pré-Saint-Gervais,
en banlieue parisienne, attirant chaque fois près de 100.000 personnes. En face, le gouvernement reste inébranlable. Le Parti radical est divisé – comme d’habitude – entre une droite « troisanniste » et une gauche « deuxanniste ».

Les conscrits s’agitent, de Toul à Rodez

Un événement aujourd’hui bien oublié atteste de la profondeur du mécontentement populaire contre la loi de trois ans : la vague de rébellion qui parcourt les casernes entre le 18 et le 24 mai 1913.

L’élément déclencheur est l’annonce par le président du conseil, Louis Barthou, le 4 mai, que les conscrits de la classe 1910 ne seront pas libérés le 24 septembre 1913, comme prévu, mais maintenus douze mois de plus sous l’uniforme.

La réplique surprend tout le monde. Le 18 mai, 300 à 500 conscrits du 153e régiment d’infanterie, à Toul, tentent de manifester. L’ordre n’est rétabli qu’à grand peine par l’intervention de la gendarmerie [2]. Le lendemain, l’agitation gagne Belfort : les conscrits chantent L’Internationale, conspuent les trois ans, malmènent un sous-officier et profèrent des menaces contre les gradés. Ils finissent par regagner leur chambrée sous la menace d’un autre bataillon. À Paris, à la caserne de Reuilly, on se rebelle en fanfare : les conscrits défilent en musique dans la cour, en criant contre le projet de loi. Là aussi, L’Internationale retentit. Le 21 mai, quelques centaines d’autres font de même dans les rues de Mâcon, tandis qu’à Commercy une chambrée est saccagée aux cris de « à bas les trois ans » ; puis des soldats se regroupent dans la cour et tentent d’ameuter leurs camarades, sans succès. À Nancy, on fredonne L’Internationale au réfectoire, et on colle des papillons contre les trois ans [3]. À Orléans, un groupe de soldats manifestent place du Martroi, au pied de la statue de Jeanne d’Arc.

Des incidents de moindre importance sont relevés à Bourges, Verdun, Saint-Dié, Épinal, Nancy, Troyes, Toulouse, Châlons-sur-Marne, et dans les casernes parisiennes de la Nouvelle-France et de Clignancourt. Ici on chante L’Internationale et Gloire au 17e, là un groupe de conscrits vient assister, en uniforme, à un meeting antimilitariste. Ailleurs, on fait circuler dans les chambrées la pétition du PS contre les trois ans, mais aussi des exemplaires de La Bataille syndicaliste et de L’Humanité [4].

Il n’y a qu’à Rodez, le 22 mai, que la contestation prend le tour d’une véritable mutinerie, quand deux bataillons du 122e régiment d’infanterie préméditent une sortie collective de la caserne pour aller débaucher une autre garnison. Ils en sont dissuadés par la réaction énergique d’un officier qui bloque la sortie et braque un fusil sur la troupe [5]. L’agitation s’éteint après le 24 mai.

L’état-major sévit et désigne les coupables

Plusieurs dizaines de soldats, considérés comme des meneurs, sont mis aux arrêts et promis au conseil de guerre. La Bataille syndicaliste, quotidien officieux de la CGT, initie un Comité de défense des soldats, animé par des intellectuels de gauche [6].

En même temps qu’il sévit, l’état-major enquête. Et, très rapidement, fait porter le chapeau aux révolutionnaires : « Nous ne sommes pas en présence d’une mutinerie militaire, mais d’un mouvement d’origine politique », déclare le général Paul Pau [7]. Dans le climat de préparation à la guerre que connaît alors la France, c’est le coup d’envoi d’un déchaînement de la presse bourgeoise contre la CGT et les antimilitaristes. On parle désormais ouvertement de « traîtres », d’« acte de haute trahison » et de « complot antifrançais » [8]. Interpellé au Sénat, le ministre de la Guerre, Eugène Étienne, promet de prendre des mesures et d’« arriver jusqu’à l’organisation coupable » [9].

Le ratissage policier effectué à l’aube du 26 mai est d’une ampleur inédite : bourses du travail, sièges syndicaux, chambrées de casernes, domiciles de militants… des centaines de fouilles ont lieu dans pas moins de 88 villes ! À Paris, la police retourne tous les bureaux du siège de la CGT, de la bourse du travail, ceux de La Vie ouvrière et du Libertaire, ainsi que le siège de la FCA, à Belleville. On perquisitionne également chez plusieurs responsables confédéraux, de la fédération du Bâtiment, du Comité de défense sociale et de la FCA.

Là où elle entre, la police saisit tout ce qui lui tombe entre les mains. La justice saura bien monter un dossier à charge à partir de ses trouvailles. La CGT réplique par un long manifeste moquant les « cambriolages gouvernementaux » et annonçant clairement : « Que la CGT soit dissoute, et aussitôt elle se reconstituera sous des formes prévues et arrêtées. » [10]

Recours aux lois spéciales anti-anarchistes

Au Sénat, Barthou évoque, pour « frapper la CGT », le recours aux lois anti-anarchistes de 1893-1894, voire à une législation spéciale [11].

Le 6 juin, une seconde vague de perquisitions touche spécifiquement la FCA. La petite organisation anarchiste montre qu’elle tient bon. Le 25 juin, alors qu’elle est épuisée financièrement, elle organise un grand meeting intitulé « Ont-ils été soldats ? », contre l’hypocrisie des ministres qui, bien nés, ont pu se faire exempter de service militaire.

25 mai 1913 au Pré-Saint-Gervais.
Rassemblement de 150.000 personnes contre la loi de trois ans (sur la tribune, Jean Jaurès).

Quelques jours plus tard, le 1er juillet, sur la base de documents antimilitaristes saisis lors des perquisitions, la justice lance des mandats d’arrestation contre 22 militants de la CGT dans toute la France. On y trouve pour moitié des responsables de la fédération du Bâtiment, ainsi que quelques dockers et métallurgistes, mais aussi Charles Marck, trésorier confédéral, et Yvetot, secrétaire de la section des bourses du travail. Pour compléter le tout, deux militants de la FCA sont interpellés.

Tous seront inculpés au titre des lois anti-anarchistes de 1894, qui limitent les droits des prévenus.

Dilemme pour la CGT : Bras de fer ou dos rond ?

Cette répression de juillet 1913, plus violente encore qu’en 1908, lors de la tuerie de Villeneuve-Saint-Georges [12], ébranle fortement la CGT. Quelle attitude doit-elle adopter ? À-t-elle les moyens de riposter ? Doit-elle au contraire faire le dos rond et laisser passer l’orage ?

La gauche du syndicalisme révolutionnaire – dont la FCA – a vu, dans les mutineries de mai, le symptôme d’une crise prérévolutionnaire. Elle brandit alors une date-clef, comme un leitmotiv : le 24 septembre. À cette date, les conscrits frustrés de leur libération pourraient réellement se révolter. Il faut donc appeler à la grève générale le 24 septembre et faire ainsi la jonction avec de possibles mutineries.

En faisant le choix de la prudence, la CGT va provoquer un fort mécontentement dans cette aile gauche, qui s’appuie essentiellement sur les syndicats du bâtiment et des métaux de la Seine et du Rhône, sur les Jeunesses syndicalistes de la Seine et sur la mouvance de la FCA.

La première fissure apparaît au comité confédéral du 4 juillet 1913, qui débat de la riposte appropriée à la vague d’arrestations du 1er juillet. Lorsque le très volontariste délégué du Bâtiment, Raymond Péricat, propose une contre-manifestation le 14 juillet et une grève générale le 24 septembre, il se heurte à une large désapprobation. La grande majorité des délégués repousse la proposition, estimant que la CGT n’a pas les moyens d’une telle radicalisation [13]. La confédération s’en tient donc à la publication d’un manifeste véhément [14] et à un grand rassemblement au Pré-Saint-Gervais, le 13 juillet.

La Voix du peuple du 10 octobre 1905, numéro spécial illustré pour le départ de la classe.
« La trinité exploiteuse
(le magistrat,
le militaire,
le capitaliste)
– Tire, tire sur
tes frères ! » Pour entraver l’intervention
de l’armée
contre les grèves,
la CGT invite régulièrement
les soldats à
la désobéissance.

La gauche de la CGT, qui à ce moment utilise de plus en plus Le Libertaire comme porte-voix, proteste contre ce qu’elle estime être une reculade [15]. Mais rien n’y fait. À la conférence nationale de la CGT, qui réunit de nombreux délégués de province du 13 au 15 juillet, la gauche essuie un nouvel échec. Ses porte-parole, Péricat et Benoît Broutchoux, ne parviennent pas à faire entendre la nécessité d’une réaction ambitieuse de la CGT. Ils se font même durement rabrouer par Alphonse Merrheim, secrétaire de la fédération des Métaux et nouvelle tête pensante de la CGT, qui recueille l’appui de la majorité. Les délégués estiment qu’on a trop épuisé les syndicats avec des grèves de vingt-quatre heures, et qu’il ne faut pas renouveler l’expérience mitigée de la grève générale contre la guerre du 16 décembre 1912 [16].

Le lendemain, la presse fait ses choux gras de ce qui est interprété comme une capitulation. Les cégétistes ont été « intimidés » par la répression, se réjouit Le Temps [17]. La confédération « renonce donc à la lutte, faute de troupes », conclue L’Écho de Paris [18].

Quelques jours après, dénouement : l’Assemblée nationale renonce à prolonger d’un an le service de la classe 1910 et vote sa libération début novembre. Le gouvernement a-t-il eu peur de nouvelles mutineries et d’une action concomitante de la CGT ? C’est ce que Jaurès affirmera par la suite, « de source certaine » [19].

Cette conférence de la mi-juillet 1913 est en tout cas le point de départ d’un divorce entre la gauche de la CGT et la direction confédérale, accusée de « rectifier son tir ». Les hostilités sont ouvertes par un éditorial implacable de Pierre Martin, dans Le Libertaire : « Il ne faut pas tergiverser, écrit-il, il faut le reconnaître et le dire : la CGT a fait œuvre de réaction. En pleine situation révolutionnaire, elle a lâché pied, menti à sa tradition, dévié le mouvement syndicaliste de sa vraie route [...]. » [20].

C’est début d’une crise ouverte du syndicalisme révolutionnaire qui, à l’été 1914, ne sera pas résorbée.

Guillaume Davranche (AL Montreuil)


CONTRE LA LOI DE TROIS ANS

5 mars 1913 : projet de loi allongeant le service militaire à trois ans.

16 mars : au Pré-Saint-Gervais, la CGT rassemble 150 000 à 200 000 personnes contre les trois ans. La FCA s’y joint.

Mars-mai : nombreux meetings de protestation dans tout le pays.

18-24 mai : vague d’agitation dans les casernes.

23 mai : le chef du gouvernement promet de remonter jusqu’à "l’organisation coupable".

25 mai : grand rassemblement du PS au Pré-Saint-Gervais. La FCA s’y joint.

26 mai : des centaines de perquisitions sont menées dans les milieux syndicalistes et anarchistes.

26 juin : perquisitions dans les milieux anarchistes.

1er juillet : arrestations ciblées : 20 responsables de la CGT et 2 de la FCA son incarcérés et inculpés, au titre des « lois scélérates », pour « menées anarchistes ».

4 juillet : refusant d’engager un bras de fer avec le gouvernement, le comité confédéral de la CGT n’appelle pas à la grève générale le 24 septembre.

13 juillet : grand rassemblement de la CGT, avec la FCA, au Pré-Saint-Gervais.

15 juillet : la conférence nationale de la CGT confirme la décision du 4 juillet.

19 juillet : la loi est votée à l’Assemblée nationale par 363 voix contre 204 et 32 abstentions. Le Libertaire accuse la CGT d’avoir « lâché pied ».

7 août 1913 : la loi est votée par le Sénat.


[1Lire « 1911 : Agadir, la guerre est déjà là », Alternative libertaire de février 2011.

[2Le Matin du 19 mai 1913.

[3Le Matin du 19 au 22 mai 1913.

[4Yolande Cohen, Les Jeunes, le socialisme et la guerre, L’Harmattan, 1989.

[5Becker, Le Carnet B, Klincksieck, 1973.

[6L’un de ses avocats est le socialiste Pierre Laval, qui aura par la suite la piètre trajectoire que l’on sait.

[7Le Matin du 22 mai 1913.

[8Le Gaulois du 27 mai 1913.

[9Le Matin du 23 mai 1913.

[10« Réponse aux cambriolages gouvernementaux », mai 1913.

[11Le Matin du 29 mai 1913.

[12Lire « 1908 : Draveil-Villeneuve, la CGT à l’heure de vérité », Alternative libertaire de juillet 2008.

[13Compte rendu du comité confédéral dans La Voix du peuple du 13 août 1913.

[14« La CGT reste debout », 4 juillet 1913.

[15Pierre Martin, « 24 septembre ! », Le Libertaire du 12 juillet 1913.

[16Lire « 1912 : la CGT en grève générale contre la guerre », Alternative libertaire de décembre 2012.

[17Le Temps du 17 juillet 1913.

[18L’Écho de Paris du 16 juillet 1913.

[19L’Humanité du 22 septembre 1913.

[20Pierre Martin, « Erreur et peur », Le Libertaire du 19 juillet 1913.

 
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