Argmentaire n°2 (2003)

Redistribution des richesses : Tout est à nous... rien n’est à eux !




445 années de Smic : c’était l’équivalent du salaire annuel de Lindsay Owen-Jones, le PDG de L’Oréal, en 2002, sans compter les stock-options et les avantages en nature fournis par la multinationale. Les autres grands capitalistes français sont beaucoup moins riches : la même année, Antoine Zacharias, PDG de Vinci, n’encaissait « que » 216 ans de Smic. Il fallait compter :
 188 ans pour D. Bernard (Carrefour) ;
 171 ans pour Thiery Desmarest (Total) ;
 171 ans pour Franck Riboud (Danone) ;
 166 ans pour P. Ricard (Pernod Ricard) ;
 161 ans pour Gérard Mestrallet (Suez) ;
 143 ans pour Igor Landau (Aventis) ;
 140 ans pour Henri de Castries (Axa) ;
 137 ans pour M. Bouygues (Bouygues).

Dans le même temps, 10% de la population en France vit sous le seuil de pauvreté [1].

23%. C’est la proportion d’enfants d’ouvriers et d’employés à l’Université. Cette proportion tombe à 12% en 3e cycle alors qu’ouvrier(e)s et employé(e)s comptent, en 2002, pour 57% de la population active. En revanche, ces catégories représentent 75% de la population incarcérée, en y incluant les sans-profession [2].

30 milliards

d’euros, c’est l’équivalent de la fraude fiscale chaque année en France, selon le Syndicat national unifié des impôts (Snui). Une fraude essentiellement imputable aux non-salariés...

17 milliards d’euros, c’était le montant estimé de la fraude patronale aux cotisations sociales (Assedic, Urssaf, caisses de retraite) en 1996, selon une des rares études sur la question, celle du Cesdip-CNRS.

+24%. C’est la hausse des dividendes des actionnaires de Pinault-Printemps-La Redoute en 2000. Les actionnaires de Schneider ont eu droit à +19% ; ceux de Lafarge +26% ; chez SGE (Vinci), +14%.

+1,9%. C’est la hausse du salaire mensuel de base (SMB) de l’ensemble des salariés entre 1999 et 2000.


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DÉMAGOGIE

La « démagogie » pour les médias et les politicien(ne)s, c’est de révéler les revenus de la minorité privilégiée qui orchestre le capitalisme, et de les comparer aux revenus de l’immense majorité de la population qui travaille pour les enrichir.


LA RICHESSE ET LA PAUVRETÉ VONT DE PAIR...

Depuis 30 ans, le produit intérieur brut (PIB, indice de la richesse produite sur le territoire français) a doublé, pour atteindre en 2001 1 468 milliards d’euros selon l’Insee. Pourtant, la part des salaires et des prestations sociales (assurances vieillesse, chômage, maladie...) dans le PIB a continuellement baissé sur la même période. En effet, en 1980, 70% de la richesse produite revenait aux travailleurs sous forme de salaires et de prestations sociales, et 30% restait à disposition des patrons pour investissement et distribution aux actionnaires.

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Aujourd’hui, seulement 60% reviennent aux travailleur(se)s, le reste va aux capitalistes. Qu’en font-ils ? Ils le jouent en bourse pour l’essentiel : en 1985 les placements financiers des entreprises se montaient à 8,2 milliards d’euros ; en 2000 : 149 milliards (+1.817%) !

Les 10% que nous avons perdu en l’espace de 30 ans représentent 146 milliards d’euros par an : une somme fabuleuse qui rend dérisoires les problèmes de financement des retraites, de l’assurance-maladie, de l’assurance-chômage, d’un éventuel salaire social pour les jeunes en formation, des services publics... Il n’y a pas de crise de la production de la richesse, il y a un problème d’appropriation par les capitalistes des richesses produites.

...L’UNE EST LA CONDITION DE L’AUTRE

Les années 1980 constituent un tournant majeur dans cette évolution et se caractérisent par un renforcement des inégalités. Elles ont été marquées par une forte progression des richesses patrimoniales... Mieux vaut être rentier que gagner sa vie en travaillant.

Entre 1985 et 1993, tandis que le salaire ouvrier moyen s’accroissait à peine de 0,7% en termes réels, la rente moyenne d’un patrimoine de rapport (propriété foncière, actions et autres titres bancaires) voyait son pouvoir d’achat croître de 59,4%, soit quatre-vingt cinq fois plus !

On en arrive aujourd’hui à une situation où la moitié de la population la moins riche possède 9% du patrimoine français, tandis que les 10% les plus riches en possèdent 46% (voir graphique ci-dessous). Et parmi ces 10%, les inégalités sont encore très grandes : les 3% les plus riches accaparent à eux seuls 27% de la richesse !

Quant au 1% le plus riche, sa richesse devient difficile à mesurer. On arrive là dans les très hautes sphères du pouvoir capitaliste, aux possessions trop diverses, nombreuses, étendues et dissimulées en partie pour être quantifiées avec exactitude.


LES FEMMES PLUS PAUVRES EN MOYENNE

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En 50 ans, les salaires des femmes ont rattrapé une partie de leur retard sur celui des hommes. Dans les années 50, le salaire des femmes équivalait en moyenne à 65% du salaire masculin, en 2000, elles ont dépassé les 80%. Le processus s’est effectué pour une bonne part en une dizaine d’années, de 1972 à 1993 et stagne depuis le milieu des années 90. Deux grandes raisons expliquent le rattrapage. Tout d’abord, les discriminations purement liées au sexe (difficiles à mesurer) ont diminué : la généralisation du travail salarié des femmes banalise leur emploi, au moins dans certains secteurs.

Mais surtout, cette diminution résulte de l’égalisation des scolarités donc de l’élévation du niveau de qualification des femmes, qui les conduit à exercer des travaux mieux payés. A noter la comparaison des salaires moyens est fondée sur les salaires en équivalents temps plein. Il ne s’agit donc pas des « véritables » revenus salariaux des femmes. Prendre en compte le temps partiel, à 84% féminin, ferait nettement diminuer ce rapport.


POUR FRANCIS MER, L’INÉGALITÉ, « C’EST NORMAL » !

Le 15 septembre 2003, le ministre de l’Économie et des Finances, Francis Mer (ancien PDG d’Usinor), déclarait sur France 2, au sujet de la baisse d’impôt pour les riches, que cette baisse « n’est pas injuste, elle est normale, mécanique ». Explication : « Ceux qui paient beaucoup d’impôts, c’est qu’ils gagent beaucoup d’argent » et, « entre nous, s’ils gagnent beaucoup d’argent, c’est qu’ils le méritent. [...] Cela veut dire qu’ils apportent à la société une valeur supérieure à ceux qui gagnent moins d’argent. » [3] Une belle morale. Dominique Strauss-Khan n’aurait pas dit le contraire.

Juste une question : qui est le plus utile à la société ? Un maçon, un éboueur, une employée des Postes, un cheminot, une infirmière... ou Thierry Desmarest, le PDG de Total ?


DONNER UN SENS POLITIQUE AUX LUTTES SOCIALES

Dénoncer l’accaparement des richesses produites par le capital prédateur, c’est dénoncer tout un système de pouvoir qui bannit aujourd’hui les moindres principes démocratiques du champ économique. Pousser au bout cette logique amène immanquablement à poser la question d’une rupture avec le capitalisme.

Poser la question d’une autre répartition des richesses, c’est donc aussi poser la question du pouvoir. Pour reprendre une expression de l’économiste Bernard Maris dans l’hebdomadaire Charlie Hebdo pendant les grèves de mai-juin 2003, les richesses, c’est comme un gâteau dont on répartit les parts. « Le tout est de savoir qui tient le couteau ».

En soi, l’objectif d’une redistribution des richesses n’est pas révolutionnaire. Il ne présuppose pas une transformation socialiste, et on peut tout à fait imaginer un capitalisme qui intégrerait un haut niveau de protection sociale et de rémunération des travailleur(se)s - donc une « meilleure » répartition des richesses produites - sans remettre en cause l’ordre social. Il n’y a qu’à comparer en cela les capitalismes suédois et brésilien. L’expression même de « redistribution des richesses » n’est d’ailleurs pas idéale puisqu’elle suppose qu’une part, même moindre, de la richesse produite par les travailleur(se)s, soit reversée à une classe capitaliste dont la fonction dans la société est parasitaire.

Une revendication unifiante

Mais la valeur d’une revendication ne réside pas nécessairement dans une radicalité qui lui donnerait un caractère « réformiste » ou « révolutionnaire » ; une revendication sert aussi à tracer des perspectives d’action. Et dans un contexte d’affaiblissement du mouvement ouvrier et d’éclatement du salariat, l’objectif d’une redistribution des richesses joue un rôle unifiant en donnant une cohérence d’ensemble aux revendications parcellaires : hausse des salaires, maintien d’un système de retraite par répartition, réduction du temps de travail, résorption de la précarité, réquisition des logements vides, etc. : tout cela participe d’une même logique et est dirigé contre un même adversaire, le capital prédateur.

L’expliciter, c’est donner un sens anticapitaliste à ces différentes revendications et aspirations.

En pratique même, avoir la redistribution des richesses comme fondement des logiques revendicatives, c’est s’éviter des erreurs d’appréciation, comme par exemple de croire que les lois Aubry sur les 35 heures étaient « de gauche » alors qu’elles avaient pour principe de ne pas rogner sur les profits des entreprises... Des mesures profitables aux travailleur(se)s devront toujours coûter cher au capital : vouloir biaiser avec cette loi d’airain relève de l’utopie social-démocrate.

Communisme libertaire

Une répartition égalitaire, dans la durée, des richesses produites implique l’expropriation des capitalistes et la réorganisation de l’économie (et de toute la société) sur la base d’un projet socialiste :
 socialisation des moyens de production et de distribution des biens ;
 autogestion des entreprises par ceux et celles qui y travaillent ;
 planification autogérée de la production.

La propriété sociale des grands moyens de production (usines) et de distribution (grands magasins) mettra fin au désordre généré par l’économie de marché en faisant prévaloir l’intérêt général sur les intérêts privés. En substituant un développement économique maîtrisé à la fuite en avant capitaliste, la socialisation permettra notamment de mettre fin au gaspillage des ressources naturelles et à l’insécurité sociale.

Si les entreprises seront la propriété de la collectivité, l’organisation du travail et de la production à l’échelle locale reviendra elle aux travailleur(se)s concerné(e)s. L’autogestion permettra une transformation du travail en profondeur, notamment la disparition du travail à la chaîne, parcellisé, et la remise en cause de la séparation/hiérarchie entre travail manuel et travail intellectuel.

La planification autogérée, qui nécessitera la mise en place d’organismes appropriés, mettra en adéquation les besoins exprimés et les capacités productives. Elle devra permettre de dépasser ou d’anticiper les possibles contradictions entre les exigences de consommation et la volonté de désaliéner le travail.

Nous n’avons que faire des logiques gestionnaires, des aspirations à « préserver les grands équilibres économiques », les compromis et l’ordre social. « Tout est à nous, rien n’est à eux », ce slogan résume la logique qui nous porte, qui guide l’action des militant(e)s des mouvements sociaux qui se réclament d’Alternative libertaire : articuler les revendications immédiates à un projet de transformation sociale.

[1Sources : Capital, octobre 2003 ; Insee.

[2Sources : Insee, ministère de la Justice, 2000.

[3Source : Libération, 17.11.03

 
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