1519 : Le massacre des Aztèques ouvre l’ère coloniale




Le 10 février 1519, Hernan Cortès s’élance de Cuba à la conquête du Mexique. Il est à la tête de 550 soldats, 100 marins, 30 chevaux, quelques 200 esclaves noirs et indiens  ; 10 canons appuient l’expédition, et 11 navires la transportent. En détruisant la civilisation aztèque, il ouvre la voie à l’expansionnisme occidental et au colonialisme.

Ce jour de février 1519, c’est précipitamment que Cortès fait appareiller sa flotte. Il est en délicatesse avec Diego Velazquez, le gouverneur de l’île qui l’a chargé au nom du roi d’Espagne et empereur germanique Charles Quint, de conquérir le Mexique. Mais il le soupçonne de visées très personnelles et l’avenir lui donnera raison. L’homme est entièrement tendu vers ses ambitions, et engagera hommes et femmes à détruire la plus puissante civilisation des Amériques en à peine deux ans, par la ruse, la manipulations, et par le fer.

Cortès touche la terre du Yucatán le 18 février. Il en longera la côte jusqu’en avril , frisera la catastrophe militaire à Tabasco où les Indiens, pour la première fois, verront cavalerie, arquebuses et canons à l’œuvre  : 800 sont massacrés.

On cherche l’or. Les Castillans se sont mis en tête que le pays en regorge. Et quand Cortès s’en enquiert, les Mayas qui le veulent le plus loin possible d’eux lui indiquent «  Mexico, Mexico  », capitale de l’Anahuac, le pays Aztèque. Il rentrera dans sa capitale, Tenochtitlan, en novembre de la même année, et en 1521 capturera le dernier roi aztèque. Deux ans d’une violence inouïe, une conquête éclair.

Cortès, homme médiéval

Pour l’heure, il fait saborder sa flotte s’interdisant tout repli, il s’informe sur le pays devant lui, monte les peuples les uns contre les autres. Il épouse une esclave maya, La Malinche, qui décodera pour lui les rouages d’un empire aztèque peuplé de plusieurs millions de personnes, et que moins de mille hommes s’apprêtent à prendre d’assaut.

Hobereau de province désargenté ou «  petit  » Grand d’Espagne, c’est peu clair, mais sa famille est d’ancienne noblesse, guerrière, comptant un grand maître de l’ordre chevaleresque d’Alcantara, et bénéficiant de charges territoriales et juridiques en Castille, bien connectée au pouvoir royal. Cortès est peu enclin aux études, mais doué pour les armes, la stratégie et le commandement.

À tous points de vue, il est un homme du Moyen Âge. L’Espagne – ou plutôt la Castille – de l’époque vient d’achever les quelques 300 ans de la Reconquista par la prise de Grenade. La famille de Cortès s’est distinguée pendant ces guerres qui s’achèvent, qui ne laissent plus de territoires à contester pour les ambitieux hidalgo (fils de quelqu’un). C’est naturellement vers les Amériques et les Indes nouvellement atteintes que leurs ambitions se tournent.

Mais les conquêtes qui prolongent les «  découvertes  » de Colomb, Magellan, Vasco de Gama... initient une forme nouvelle d’expansionnisme. Jusqu’ici les mondes qui se rencontraient s’équilibraient relativement et les conquérants trouvaient, une fois la cause de leur supériorité technique ou tactique comprise, du répondant. Et si les cultures différaient, les critères de l’impérialisme des uns étaient opposables par la résistance des autres  : Romains et Parthes, Mongols et Occidentaux, Francs et Sarrasins en Terre sainte...

Cortez se rendant auprès de Moctezuma à Tenochtitlan, 1519, enluminure, Paris, Bibliothèque nationale. Les conquistadors se jetteront sur la ville. On parle de 15 000 à 30 000 morts. (cliquer pour agrandir)

Ces nouveaux territoires ne peuvent s’opposer durablement aux conquistadors, ni par les armes, ni «  moralement  ». La puissance militaire européenne vient à bout des multitudes que dressent les Aztèques. Et puis  : c’est l’esprit des amérindiens qui est brisé. Les Aztèques, comme les autres peuples de Mésoamérique vivent pour leurs dieux. Ces dieux ont faim de dons, d’attention. Mais encore de sang et de vies humaines s’il faut que le monde se maintienne. Politique et économie, toute la culture sert à nourrir les dieux. Lorsque les Espagnols arrivent au Mexique, la «  guerre fleurie  » que se livrent les peuples de l’Anahuac sert à approvisionner les dieux en sacrifices et les villes en esclaves. Civilisation d’angoisse, le Mexique vit dans la crainte du courroux divin. Alors quand Cortès fait planter une croix au sommet du temple majeur de Tenochtitlan, Moctezuma se désespère  : «  Vous voulez donc nous faire périr, nous et toute cette ville  ?  »

À mesure que les Espagnols avancent vers le cœur du pays aztèque, et pendant la guerre qui suit, les sacrifices ne cesseront pas tant on est affolé, stupéfait de la catastrophe d’ampleur cosmique qui frappe le Mexique.

Si Cortès est un contemporain de Machiavel, il est aussi l’héritier des croisades où c’est «  oultremer  » et à coups d’épée qu’on se taillait un fief, suivi de l’armée des prêtres et de lois inconnues  : vaincre les esprits, faire rentrer les tributs, contrôler le peuple.

Moctezuma, l’homme en colère. C’est le sens de ce nom, que le Huey Tlatoani  [1] est le deuxième à porter. Pourtant les témoignages tant espagnols qu’indigènes décrivent plutôt un homme désemparé, mais qui pourtant résiste, tentant de freiner l’avancée castillane, puis de temporiser, de réduire les exigences folles de Cortès, de sauver son peuple.

C’est par facilité et par condescendance qu’on parlera de sa faiblesse, ou encore de la superstition aztèque qui voit dans les conquistadors le retour de Quetzalcoatl, le dieu blanc qui marque la fin d’un cycle cosmique.

Le désarroi est réel néanmoins, et les signes et prophéties qui tissent aussi la vision du monde mexicaine, s’ajoutent au factuel  : les Aztèques sont à la limite d’expansion possible de leur empire. Ils sont seuls, détestés par leurs voisins, leur système est au bout de sa dynamique. Et puis surtout ce qui se confronte, comme partout ailleurs aux Amériques, ce sont des visions du monde dont la différence est irréductible. S’il y a bien fascination et admiration réciproques, d’un côté comme de l’autre, il est impossible aux Espagnols et aux Mexicains de se comprendre. Irréductible, la différence est également inacceptable.

De Veracruz à Tenochtitlan  : résistances

Jean-Marie Gustave Le Clézio  [2] avance l’idée que Moctezuma comprend – tant par pensée magico-religieuse, que par la violence des faits – que sa civilisation est condamnée, et qu’il décide de distraire sur sa personne la plus grande partie de la fureur conquérante. Il résiste aux affronts, cherche à gagner du temps, veut qu’on épargne son peuple. Désarroi, panique, confusion des Mexicains  ? Oui. Mais le Mexique résiste aussi. Il résiste même avec férocité depuis la première heure des 500 ans d’occupation espagnole.

Nous avions laissé Cortès au pays maya. Guidés par La Malinche, informés et renforcés par les Tlaxcaltèques ennemis des Aztèques, les Castillans avancent vers le nord. Moctezuma leur envoie des émissaires, leur offre de précieuses reliques d’or et d’argent, de jade et d’obsidienne, des costumes de plumes...

Cortès est devant Cholula où on l’accueille de belle façon. Pourtant, les Mexicains ont décidé d’en finir avec la menace espagnole et prévoient de les tuer dans leur sommeil. La ruse est éventée et les conquistadors se jettent sur la ville. On parle de 15 000 morts, ou bien de 30 000. Les chiffres sont terrassants.

Sa propre armée résiste aussi à Cortès  : on comprend mal qu’il outrepasse les termes de sa mission, on s’affole de la témérité de ses actions, on est dégoûté aussi, parfois, par les massacres. Bernal Diaz de Castillo  [3] l’observe avec un mélange d’horreur et d’admiration. Son honnêteté d’homme du peuple («  les idiots illettrés comme moi  ») rétablit la légende dorée tissée par les historiens de cour. Cortès entre à Tenochtitlan, il cajole et menace, divise. Il impose des lois, élève des croix, abat des idoles, établit un tribut lourd, des taxes diverses sur le modèle européen, et entame la ruine du pays. L’histoire s’emballe. Presque immédiatement, le 14 novembre, Moctezuma est emprisonné, on lui dit quoi dire pour calmer la foule et la noblesse, on le presse de livrer l’or, d’appuyer les ordonnances...

A l’arrière, Panfilo de Narvaez, aux ordres de la Nouvelle Espagne, s’est lancé contre Cortès, décidemment trop ambitieux. Cortès quitte Tenochtitlan, confiant les rênes à Pedro de Alvarado. Celui-ci voit un complot. Il massacre tout ce qu’il peut de la noblesse aztèque réunie pour une fête religieuse, et se retranche. Cortès revient. La ville s’ouvre à lui. Puis se referme. Ils sont pris au piège de Tenochtitlan. Les Aztèques ne sont plus figés de peur mais combattent les conquistadors à chacune de leurs sorties. La guerre est là.

Le 30 juillet, les Castillans tentent de fuir. Les Mexicains les repèrent et cette noche triste, cette nuit triste, tuent plusieurs centaines des envahisseurs qui perdent leurs canons, des arquebuses, des chevaux.

Une confrontation finale met face à face Cortès et ses hommes épuisés, tous blessés, et près de 40 000 indiens. C’est dans un sursaut désespéré que les Espagnols visent le général ennemi et le tuent, provoquant la débandade les Aztèques.

Cuauhtemoc dernier résistant

Au début de la révolte aztèque, Moctezuma aura été contraint de s’adresser aux Mexicains pour tenter de les ramener au calme. Une pierre, dit-on, fusa de la foule indienne, furieuse de cette trahison, et Moctezuma se serait laissé mourir de sa blessure... Son frère Cuitluhuac lui succède mais meurt très vite de la variole.

Cuauhtemoc, un neveu, lui succède. Il mène les combats pendant la noche triste, organise la résistance, et commande à son peuple pendant le siège que Cortès organise du 30 mai au 13 août 1521. Pendant 75 jours, les Espagnols affament la capitale aztèque, par la terre et par le lac où il a fait monter des vaisseaux. Le combat est digne d’une guerre moderne où, jour après jour, on combat rue par rue. On vise les civils, on avance pas à pas, gagnant ou perdant l’avantage, tandis que la variole ravage les Mexicains. La ville est détruite, en ruines. On parle de 150 à 250 000 indiens tués pour une centaine de conquistadors. Cuauhtemoc, qui tente de fuir, est arrêté, torturé longuement. Il en restera infirme. Puis en 1525, les Espagnols le pendent.

Cortès, proclamé capitaine général, retournera vivre et mourir en Castille pendant la reconstruction de Mexico-Tenochtitlan. En 20 ans à peine, il ne restera rien des jardins flottants, les peuples mexicains sont réduits les uns après les autres, les conquêtes pousseront plus loin, Honduras, Guatemala...

Et pourtant l’Espagne manquera encore longtemps le train de la modernité, ou plutôt, du capitalisme. Comme le montre Alain Bihr  [4], le colonialisme enrichit le capitalisme, lorsque les structures de celui-ci sont préexistantes. C’est le cas des États-Unis naissant des colonies anglaises. A contrario, le colonialisme devient un fardeau pour le capitalisme dans un contexte où cette antériorité fait défaut. C’est le cas espagnol  : bien que disposant de territoires asiatiques et américains immenses, de richesses qui s’accumulent, mais qu’elle dépense en guerres européennes, l’Espagne ne saura pas prendre le virage du capitalisme, et deviendra bien au contraire la proie des Anglais et Français qui la contesteront sur terre et en mer, l’étouffant systématiquement.

Un 1er janvier 1994, dans l’État du Chiapas, en pays maya, les indigènes mexicains par la voix de l’EZLN, déclarent la guerre au néolibéralisme. Le début de l’expérience révolutionnaire zapatiste naît au pays où Cortès débarquait il y a 500 ans.

Cuervo (AL Marseille)

[1Le Tlatoani est le chef d’une cité-État. Huey Tlatoani signifie «  grand roi  » ; littéralement «  celui qui parle  », ou «  orateur vénéré  ».

[2Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le Rêve mexicain ou La pensée interrompue, Gallimard, 1988.

[3Bernal Diaz de Castillo, L’Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne, La Découverte, Paris, 1991.

[4Alain Bihr, Le Premier Âge du capitalisme (1415-1763). L’expansion européenne, Syllepse, 2018.

 
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