1883 : Le premier procès spectacle de l’anarchisme




Du 8 au 28 janvier 1883 se déroule à Lyon le procès de 66 anarchistes. Leur crime ? « avoir (...) été affiliés ou fait acte d’affiliation à une société internationale, ayant pour but de provoquer à la suspension du travail, à l’abolition du droit de propriété, de la famille, de la patrie, de la religion, et d’avoir ainsi commis un attentat contre la paix publique. » C’est l’un des premiers « procès spectacles » de la justice bourgeoise contre l’anarchisme, annonciateur d’une répression judiciaire sans pareille.

La ville de Lyon connaît très tôt, par le biais de différents mouvements, une effervescence sociale très dense, que ce soit durant la célèbre révolte des canuts dans les années 1830 ou encore la Commune de Lyon en 1870, faisant de la ville l’une des pionnières des révoltes ouvrières en France.
Au début de l’année 1881 se forme la Fédération révolutionnaire de la région de l’Est, regroupant les militants révolutionnaires de cette région. Les anarchistes dominent très largement cette Fédération, qui tente de participer à la reconstruction d’une Internationale affaiblie à la suite des premières scissions du mouvement ouvrier international [1].

Dans la région lyonnaise, le mouvement anarchiste naissant jouit d’un développement très important. Des groupes se créent et de multiples périodiques anarchistes voient le jour au début des années 1880 : Le Droit social, L’Étendard révolutionnaire, La Lutte, etc [2].

Dans la même période, dans la région minière de Montceau-les-Mines, des mouvements ouvriers très durs éclatent, aboutissant à un soulèvement généralisé à la mi-août 1882. Ces émeutes et actions violentes, menées en partie par le groupe anarchiste La Bande noire, ont un retentissement considérable dans tout le pays.

Les anarchistes lyonnais prennent fait et cause pour ce mouvement à travers leur presse et des réunions de soutien. La censure des journaux, très dure, ne parvient pas à faire taire la solidarité. Aussi, le gouvernement bourgeois, républicain modéré, va adopter une nouvelle tactique pour s’attaquer au mouvement libertaire. Les événements de Montceau ont en effet laissé percevoir au gouvernement que le « complot » de l’Internationale dite « antiautoritaire » ne s’était pas éteint avec la loi de 1872 interdisant l’adhésion à une organisation internationale et qu’il fallait en finir avec les militants et la « doctrine » anarchistes et internationalistes.

De perquisitions en arrestations

Début octobre 1882, la répression contre les militants anarchistes est lancée. Des perquisitions ont lieu au siège des différents journaux. Des militants sont arrêtés, à Paris, et à Lyon bien sur. C’est le cas notamment de Toussaint Bordat et d’Émile Gautier. Mais loin de nuire à la propagande anarchiste, en emprisonnant ces orateurs et en muselant son expression, la répression ne fait que renforcer les convictions des militants. Et même au-delà. Dans la nuit du 22 au 23 octobre une bombe éclate dans le restaurant L’Assommoir où « se réunit la haute gomme bourgeoise, pour s’y vautrer dans les plus sales orgies » [3]. Le lendemain des bâtons de dynamite sont lancés contre un bureau de recrutement. La panique dans les rangs de la bourgeoisie se fait sentir. Cette vague d’attentats ne va qu’accentuer la répression policière et c’est l’anarchiste Cyvoct qui va payer le plus cher cette utilisation de la propagande par le fait. Bien que clamant son innocence il est condamné à mort en décembre 1882, sa peine est commuée en 1884 en travaux forcés au bagne d’où il est libéré en 1898.

Les arrestations se multiplient dans les milieux anarchistes de la région lyonnaise. Ce sont au total 52 anarchistes qui sont arrêtés, dont le théoricien de l’anarchisme-communisme, le « Prince » Pierre Kropotkine, installé à Thonon depuis 1881 et qui a multiplié les conférences dans l’Est de la France durant cette période.

L’agitation est de plus en plus forte dans la région. Louise Michel accourt pour multiplier les conférences en faveur des militants arrêtés, tente même vainement de lancer un soulèvement, elle finit expulsée de la cité lyonnaise. Élisée Reclus, qui ne fait pas partie des inculpés, fait la demande officielle d’être poursuivi au motif que lui aussi appartient l’Internationale.

Le procès débute finalement le 8 janvier 1883, mettant en cause 66 accusés, dont 14 en fuite.

Un procès pour tribune

Très tôt les anarchistes ont considéré qu’il était possible de tirer profit d’un tel procès en l’utilisant comme moyen de propagande et de publicité. Un public important et de nombreux journalistes se pressent pour assister aux débats. Les inculpés vont même faire parvenir une déclaration au président du tribunal protestant contre le nombre de policiers présents autour du tribunal, empêchent le public de pouvoir écouter les interventions des prévenus. Ils vont même jusqu’à écrire que « quand un pouvoir se décide à poursuivre tant d’inculpés à la fois, il faut au moins qu’il s’arrange de façon à ce que l’aménagement du local n’enlève pas à la défense la plus nécessaire de ses garanties : l’absolue publicité des débats » [4].

La lecture du compte-rendu du procès démontre l’éloquence des leaders du « parti anarchiste ». L’interrogatoire « pittoresque du prince Kropotkine » [5] qui pousse le procureur et le président dans leurs derniers retranchements. Mais bien plus que Kropotkine, c’est le militant Émile Gautier qui impressionne l’auditoire et les observateurs par son éloquence. L’un des procureurs signale au ministre de la Justice que « la plaidoirie d’Émile Gaultier, a été, à beaucoup d’égards remarquable, et, avec le prestige du talent, il s’était presque emparé de l’auditoire » [6].

Enfermer le péril anarchiste

Malgré une défense éloquente voire brillante, de très dures condamnations seront prononcées contre les inculpés : quatre ans de prison pour les « meneurs », tels Pierre Kropotkine, Emile Gautier, Joseph Bernard, Pierre Martin, Toussaint Bordat... et de six mois à trois ans pour 39 autres compagnons. En appel, les condamnations sont maintenues.
Outre les condamnations des militants anarchistes, le procès permet de mettre en lumière le rôle joué par un agent provocateur, Georges Garraud, dans les événements, notamment en tant qu’excitateur. Ce « mouchard » a également joué un rôle important dans la condamnation de Cyvoct [7].

Le procès de Lyon est l’un des premiers procès d’envergure contre le mouvement anarchiste naissant, si l’on excepte les procès des communards qui ne peuvent être tous identifiés comme des anarchistes. Il inaugure une série d’arrestations et de jugements très médiatisés à l’époque : Émile Pouget, Louise Michel sont accusés d’être les instigateurs de pillages effectués par des « sans-travail » à Paris en mars 1883. Ils sont jugés coupables et condamnés à six ans de réclusion pour Louise Michel et huit ans pour Pouget. Ce n’est que grâce à l’amnistie des derniers prisonniers lyonnais, Kropotkine et Brossat en 1886, qu’ils parviendront à retrouver leur liberté.

La répression sévère que subit le mouvement anarchiste, en particulier ces principaux théoriciens et propagandistes, marque sans nul doute l’attachement du gouvernement bourgeois à ne pas laisser se développer un mouvement en pleine expansion. Mais il serait erroné de croire que l’enfermement des militants met un terme à leur engagement. Si l’on excepte le revirement notable d’Émile Gautier, qui deviendra un journaliste de la presse bourgeoise, l’ensemble des militants les plus investis ne renonceront pas à leur combat révolutionnaire pour l’émancipation des travailleurs et des travailleuses.

Guillermo (AL Angers)


Quelques repères

14 mars 1872 : loi Dufaure qui interdit toute adhésion à une organisation internationale.

1882-1884 : vague d’attentats de la Bande noire, organisation « syndicale anarchiste » minière de Montceau-les-Mines.

février 1882 : premier numéro du Droit Social à Lyon, l’un des premiers périodiques anarchistes en France.

14 mars 1882 : début d’une vague de perquisitions et d’arrestations dans le milieu anarchiste lyonnais.

14-15 août 1882 : soulèvement populaire dans la ville de Montceau-les-Mines.

27 septembre 1882 : point d’orgue de la répression avec l’arrestation de 30 militants anarchistes.

22-23 octobre 1882 : dans la nuit, attentat contre le restaurant L’Assommoir à Lyon.

23 octobre 1882 : explosion à proximité d’un bureau de recrutement.

12 décembre 1882 : condamnation à mort de l’anarchiste Cyvoct pour l’attentat de L’Assommoir.

8 janvier 1883 : début du procès des « 66 ».

19 janvier 1883 : déclaration des « 66 ».

28 janvier 1883 : les inculpés sont reconnus coupables et condamnés. Les peines vont de trois mois à quatre ans de prison ferme.

février-Mars 1883 : les procès en appel des « 66 » confirment les peines.

janvier 1886 : libération de Kropotkine et de Bordat de la prison de Clairvaux.


DÉCLARATION DES 66 PRÉVENUS DU 19 JANVIER 1883

Parmi les nombreuses déclarations des prévenus, celle que nous reproduisons ici présente sans doute le mieux l’état d’esprit dans lequel se trouvent les protagonistes lors du procès.

« Ce qu’est l’anarchie, ce que sont les anarchistes, nous allons le dire : les anarchistes, messieurs, sont des citoyens qui, dans un siècle où l’on prêche partout la liberté des opinions, ont cru de leur devoir de se recommander de la liberté illimitée.

Oui, messieurs, nous sommes, de par le monde, quelques milliers, quelques millions peut-être – car nous n’avons d’autre mérite que de dire tout haut ce que la foule pense tout bas – nous sommes quelques milliers de travailleurs qui revendiquons la liberté absolue, rien que la liberté, toute la liberté !
Nous voulons la liberté, c’est-à-dire que nous réclamons pour tout être humain le droit et le moyen de faire tout ce qui lui plaît, et ne faire que ce qui lui plaît ; de satisfaire intégralement tous ses besoins, sans autre limite que les impossibilités naturelles et les besoins de ses voisins également respectables.

Nous voulons la liberté, et nous croyons son existence incompatible avec l’existence d’un pouvoir quelconque, quelles que soient son origine et sa forme, qu’il soit élu ou imposé, monarchique ou républicain, qu’il s’inspire du droit divin ou du droit populaire, de la Sainte-Ampoule ou du suffrage universel.

C’est que l’histoire est là pour nous apprendre que tous les gouvernements se ressemblent et se valent. Les meilleurs sont les pires. Plus de cynisme chez les uns, plus d’hypocrisie chez les autres ! Au fond, toujours les mêmes procédés, toujours la même intolérance. Il n’est pas jusqu’aux libéraux en apparence qui n’aient en réserve, sous la poussière des arsenaux législatifs, quelque bonne petite loi sur l’Internationale, à l’usage des oppositions gênantes.

Le mal, en d’autres termes, aux yeux des anarchistes, ne réside pas dans telle forme de gouvernement plutôt que dans telle autre. Il est dans l’idée gouvernementale elle-même ; il est dans le principe d’autorité.

La substitution, en un mot, dans les rapports humains, du libre contrat, perpétuellement révisable et résoluble, à la tutelle administrative et légale, à la discipline imposée ; tel est notre idéal.

Les anarchistes se proposent donc d’apprendre au peuple à se passer du gouvernement comme il commence à apprendre à se passer de Dieu.

Il apprendra également à se passer de propriétaires. Le pire des tyrans, en effet, ce n’est pas celui qui nous embastille, c’est celui qui nous affame ; ce n’est pas celui qui nous prend au collet, c’est celui qui nous prend au ventre.
Pas de liberté sans égalité ! Pas de liberté dans une société où le capital est monopolisé entre les mains d’une minorité qui va se réduisant tous les jours et où rien n’est également réparti, pas même l’éducation publique, payée cependant des deniers de tous.

Nous croyons nous, que le capital, patrimoine commun de l’humanité, puisqu’il est le fruit de la collaboration des générations passées et des générations contemporaines, doit être à la disposition de tous, de telle sorte que nul ne puisse en être exclu ; que personne, en revanche, ne puisse accaparer une part au détriment du reste.

Nous voulons, en un mot, l’égalité ; l’égalité de fait, comme corollaire ou plutôt comme condition primordiale de la liberté. De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ; voilà ce que nous voulons sincèrement, énergiquement ; voilà ce qui sera, car il n’est point de prescription qui puisse prévaloir contre les revendications à la fois légitimes et nécessaires. Voilà pourquoi l’on veut nous vouer à toutes les flétrissures.

Scélérats que nous sommes ! Nous réclamons le pain pour tous, le travail pour tous ; pour tous aussi l’indépendance et la justice. »


[1Voir « Saint-Imier berceau de l’anarchisme ? », dans AL n° 220, septembre 2012.

[2Une partie de ces journaux numérisés est disponible sur le site octaveguerin.minus.com

[3Le procès des anarchistes devant la police Correctionnelle et la Cour d’appel de Lyon, Ulan Press, 2012

[4Le procès des anarchistes devant la police Correctionnelle et la Cour d’appel de Lyon, Ulan Press, 2012

[5Le procès des anarchistes devant la police Correctionnelle et la Cour d’appel de Lyon, Ulan Press, 2012

[6Le Courrier de Tourcoing, samedi 13 janvier 1883

[7Jean Maitron, Le mouvement anarchiste. Tome 1. Des origines à 1914, Gallimard, 1992

 
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