1994 : L’État français complice du génocide au Rwanda




La France a une lourde responsabilité dans le dernier génocide du XXe siècle, mais elle peine à être mise au jour, de nombreux politiciens et magistrats œuvrant en ce sens.

L’attentat contre l’avion présidentiel d’Habyarimana du 6 avril 1994 déclenche le dernier génocide du XXe siècle. Près d’un million de victimes, majoritairement tutsis, meurent selon une logique politique mise en place plusieurs années auparavant. La France, qui a largement participé aux clivages Hutus/Tutsis [1], était au courant des massacres et a pourtant livré des armes avant et pendant le génocide, a protégé les génocidaires et déclassifie les archives au compte-goutte. Comme disait François Mitterrand « Dans ces pays-là, un génocide n’est pas trop important » !

Les Tutsis ont commencé à être stigmatisés lors de l’introduction, en 1931, de la carte d’identité par la Belgique, à qui la Société des nations avait confié la « tutelle » du Rwanda. Après des décennies d’exclusion, d’arrestations et de massacres, le 6 avril 1994 vers 21h30 le major Ntabakuse (commandant d’une unité de l’armée rwandaise) appelle à venger le président Habyarimana, tué dans l’attentat contre son avion, en tuant des Tutsis.

Le commandant français Grégoire de Saint-Quentin était présent et a probablement fait ses aller-retours sur les lieux du crash avec Ntabakuse ; c’est à ce moment que toutes les pièces à conviction, débris de missiles et boîtes noires, notamment, ont été subtilisés et cachés par la France. Le génocide commence à peine une heure après le crash. Tout était donc prêt : distribution d’armes, liste de personnes à exécuter, propagande massive, etc.

Une implication française évidente

La France a livré des armes jusqu’au 23 mai (Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Elysée, et Jean-Claude Urbano, vice-consul de France à Goma, ont justifié ces livraisons en précisant que les contrats avaient été passés avant l’embargo, décrété le 17 mai). L’ambassadeur Marlaud constitue le gouvernement intérimaire Rwandais le 8 avril à l’ambassade française (ambassade qui sera fermée le 12 juste après que Marlaud lui-même ait brûlé toutes les archives) en ne respectant pas du tout les accords d’Arusha de 1993 : les 5 porte-feuilles ministériels promis au Front patriotique rwandais (FPR), parti tutsi, par exemple, sont inexistants. Sur les 21 ministres de ce gouvernement, 16 seront accusés de génocide par le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Des banques françaises (BNP et le Crédit lyonnais) accordent des prêts au gouvernement rwandais de 6 millions d’euros pour acheter des armes. Ces armes arriveront à l’aéroport de Goma (au Zaïre) qui est contrôlé par les Français...

Les opérations militaires officielles sont tout aussi scandaleuses. L’opération Noroît, qui vise à stopper le FPR (à partir du 4 octobre 1990), est illégale puisque la France n’avait pas d’accord de défense avec le Rwanda. L’opération Amaryllis (du 9 au 14 avril 1994, en plein génocide donc) permet de livrer des armes aux génocidaires et d’exfiltrer 120 proches d’Habyarimana. Enfin, l’opération Turquoise (22 juin-22 août 1994), définie comme « opération humanitaire au sens sécuritaire » selon le colonel François Luizet, se battra contre le FPR, seule force qui s’efforce d’arrêter le génocide. Elle laisse massacrer des Tutsis, ne désarme pas les assassins, n’arrête pas de présumés génocidaires et même les aide à fuir au Zaïre. Képi blanc, un mensuel de la Légion étrangère confirme : « Battue sur le terrain, l’armée rwandaise se replie, en désordre, vers la « zone humanitaire sûre. » L’état-major tactique de l’opération Turquoise provoque et organise l’évacuation du gouvernement de transition rwandais vers le Zaïre [2].

En effet, le génocide s’arrêtera en raison de la fuite des tueurs devant l’offensive du FPR.

Le négationnisme en action

Les médias décrivent la situation ainsi : « des massacres interethniques sur fond de guerre civile ». Pourtant, les atrocités ne sont pas commises par les deux camps en présence mais bien exclusivement à l’encontre des Tutsis et opposants. De plus, l’expression « sur fond de guerre civile » inverse l’ordre des choses. Ce n’est pas la guerre qui a déclenché ces massacres mais bien le génocide qui a entraîné la reprise des affrontements entre FPR et Forces armées rwandaises [3].

Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, entretient cette ambiguïté en demandant « que les responsables de ces génocides soient jugés » [4]. Pourquoi génocides au pluriel ?

On sait que pour tuer presque un million de personnes en trois mois, faire s’entre-tuer voisins et familles, il faut être préparé et organisé. On connaît les approvisionnements en armes, la propagande massive de la radio-télévision libre des Mille collines (RTLM), les listes établies, etc.

On constate donc que le génocide n’est pas le produit d’une bande de fanatiques incontrôlables (comme on l’entend encore souvent) mais bien d’un État totalitaire. La France a même avoué que l’« État rwandais a été l’ordonnateur du génocide » [5].

« L’enquête »

Après les rebondissements invraisemblables de la boîte noires de l’avion présidentiel (confondue à New York avec celle d’un Concorde, montrée à la télé mais aussitôt démasquée comme un boîtier d’antenne !), les indices et preuves cachés au ministère de la Défense à Paris, l’État français conduit une enquête à charge contre le FPR.

Le juge Bruguière, à qui a été confiée l’instruction ouverte (seulement) le 27 mars 1998, est convaincu de la responsabilité du FPR dans l’attentat. Après une « enquête » où il ne demande ni l’analyse de la boîte noire ni à entendre le commandant De Saint-Quentin, il sollicite en 2006 un mandat d’arrêt contre neuf hauts responsables du FPR (tous très proches de Kagamé, actuel président du Rwanda), sans être allé une fois au ­Rwanda !

En 2007, les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux reprennent le dossier et constatent beaucoup d’irrégularités (témoignages non vérifiés, fausses affirmations, fausses déclarations, etc.)

En 2012, une expertise balistique internationale (la première), demandée par les juges Poux et Trévidic, a conclu que les missiles étaient partis depuis Kanombe (fief de la garde présidentielle). Tactiquement, étant ressorti gagnant des accords d’Arusha avec 5 portefeuilles ministériels, le FPR n’avait aucun intérêt à reprendre les hostilités.

Pourquoi les rapports d’enquête et les pièces à conviction n’ont-ils jamais été remis à un juge ? Pourquoi le juge Bruguière ne se fonde-t-il qu’exclusivement sur des témoignages, qui se sont révélés faux ?

Sur les 37 actions pénales engagées depuis 1995, aucune n’est le fait d’un procureur de la République mais bien des victimes et associations ! Si la France peine à poursuivre les auteurs du génocide présent sur son sol, elle ne permet pas pour autant leur extradition vers le Rwanda : la jurisprudence de la Cour de cassation a en effet ordonné le refus systématique d’extradition de présumés génocidaires au Rwanda (21 refus à ce jour). Toute cette mauvaise volonté en dit peut-être long sur la complicité française.

Dernières nouvelles

Malgré l’expertise balistique, l’instruction ne semble pas s’orienter vers la piste d’un attentat d’extrémistes Hutu. Les juges Marc Trévédic et Nathalie Poux ont demandé en novembre 2014, de déclassifier les notes des services secrets français sur l’attentat. Les documents l’ont été en septembre 2015 mais pas encore publiés.

En avril 2015, l’Élysée et Matignon ont levé la protection sur 83 autres documents et promis de tout déclassifier pour mettre fin à la polémique sur la politique de la France au Rwanda. Plusieurs refus de consultation sont examinés par la Commission d’accès aux documents administratifs. On attend encore leur avis.

En novembre 2015, Survie, la FIDH et la LDH ont demandé une mise en examen pour complicité de génocide de deux officiers supérieurs français, le général Jacques Rosier et le vice-amiral Marin Gillier. Ils observaient les massacres de Tutsis abandonné.es sur les collines de Bisesero. Pour le moment, les magistrats n’ont pas fait droit à cette demande (ils ont seulement été auditionnés comme témoins assistés) malgré une autre plainte déposée par six Tutsis rescapés du massacre. Des militaires français y sont accusés de meurtre, viols et mauvais traitements.

L’abbé Wenceslas Munyeshyaka a été condamné à la prison à vie par les tribunaux rwandais. La France refusant de l’extrader, a elle, prononcé un non-lieu le 19 août 2015. Survie a fait appel.

L’ex-capitaine Pascal Simbikangwa est le premier responsable à avoir été condamné en France à 25 ans de réclusion criminelle pour génocide en 2014. Cette peine a été confirmée le 3 décembre 2016.

Grâce aux efforts du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), Octavien Ngenzi a été arrêté à Mayotte alors qu’il était en cavale depuis vingt ans ainsi que Tito Barahira qui lui coulait des jours paisibles à Toulouse. Tous deux comparaissent donc pour génocide et crimes contre l’humanité notamment pour le massacre de 3 500 Tutsis le 13 avril 1994 dans l’église de Kabarondo. L’un fut l’ancien bourgmestre (maire) et l’autre le bourgmestre en poste au moment du génocide. Ils ont été condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité le 6 juillet 2016.

Le 31 octobre 2016, la Commission nationale de lutte contre le Génocide (CNLG) a rendu publique une liste de 22 officiers français « impliqués dans le génocide en tant qu’auteurs ou complices » avec demande d’interrogatoires. Jean-Yves Le Drian a répondu : « Affirmer que l’armée française a pris part au génocide est un mensonge indigne que je ne tolérerai jamais »...

En décembre 2017, un rapport (que les médias français ont passé sous silence) sur l’implication des autorités françaises dans le génocide des Tutsis demandé par Kigali a été rendu public. C’est un cabinet d’avocats, reconnu et indépendant, qui l’a rédigé. Il est accablant pour la politique françafricaine ; il confirme tous les faits déjà établis et insiste même sur l’indifférence de la coopération française au Rwanda face aux différents « petits » génocides (1963 ainsi que ceux de la période préparatoire 1990-1993). Le Rwanda a aussitôt annoncé l’émission prochaine de mandats d’arrêts internationaux contre des responsables français. La France va-t-elle finir par être au pied du mur ?

Enfin le 20 décembre 2017, le juge Herbaut a décidé de clore l’enquête sur l’attentat malgré la non-identification des auteurs...

Benoît (Ami d’AL)


UN GÉNOCIDE FRANÇAFRICAIN

1931 : introduction de la carte d’identité avec mention de l’éthnie, définie par l’Europe

1959 : massacres de Tutsis

1962 : indépendance du Rwanda. Accords de coopération économique France/Rwanda

1973 : Massacres de Tutsis. Coup d’état d’Habyarimana

1975 : Accords franco-rwandais pour la formation de la gendarmerie

1990 : Offensive du FPR. Début de la Guerre. Opération Noroit

1992 : importations massives d’armes

1993 : Accords de paix d’Arusha

Le génocide de 1994

6 avril : attentat contre l’avion d’Habyarimana

Nuit du 6 au 7 avril : début du génocide

8 avril : formation du Gouvernement Intérimaire Rwandais à l’ambassade française

9 au 14 avril : opération Amaryllis

27 avril : Bruno Delahaye, Edouard Balladur et Alain Juppé reçoivent Jérôme Bicamumpaka et Jean-Bosco Barayagwiza, respectivement ministre des affaires étrangères du GIR et responsable de la CDR ainsi que fondateur de la RTLM. Tous deux seront inculpés pour génocide

17 mai : embargo sur les ventes d’armes

22 juin au 22 août : opération Turquoise

28 juin : ONU conclue au génocide

4 juillet : prise de la capitale par le FPR

août : fin du génocide en raison de la fuite de tueurs au Zaïre, aidés par la France

8 novembre : création par l’ONU du Tribunal Pénal International pour le Rwanda

Faire justice

1995 : dépôts de plaintes contre les présumés génocidaires

1998 : le Tribunal pénal international pour le Rwanda condamne le premier ministre du GIR à la réclusion à perpétuité. Début de « l’enquête » française.

2004-2005 : plaintes déposées par des victimes tutsis visant des militaires de l’opération Turquoise

2006 : mandats d’arrêts contre 9 hauts responsables du FPR. Tensions entre Paris et Kigali

2012 : la première enquête balistique internationale conclut à un départ des tirs ayant abattu l’avion présidentiel de Kanombe, fief des militaires extrémistes Hutus

2014 : premier procès d’un présumé génocidaire en France

2016 : deux nouvelles condamnations sont prononcées en France (où la majorité des génocidaires se sont réfugiés)

[1Voir la série d’article dans AL d’avril, de mai et de juin 2004.

[2Képi Blanc, n° 549, octobre 1994, d’après La France au cœur du génocide des Tutsi, Jacques Morel, mars 2010.

[3Charlie Hebdo, 9 septembre 2009.

[4«  Intervenir au Rwanda », Alain Juppé, Libération, 16 juin 1994.

[5Paul Quilès, Pierre Brana, Bernard Cazeneuve, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994, rapport d’information à l’Assemblée nationale, 15 décembre 1998.

 
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