50e anniversaire : Des livres pour voir Mai 68 par en bas




Cinquante ans après la plus grande grève générale du pays de nombreux livres reviennent, sans surprise, sur les évènements. Le silence du PCF et de la CGT est, dans ce fourmillement éditorial, particulièrement édifiant  ! La grande tendance est à l’histoire locale et populaire ce qui offre un renouvellement profond de l’historiographie, centrée à ce jour sur les leaders parisiens et gravée dans la mémoire collective par Hamon et Rotman avec Génération. Voici neuf de ces livres.

Génération, publié au Seuil en deux volumes entre 1987 et 1988 a écrit l’histoire officielle de l’extrême gauche de l’après-guerre à la victoire de l’Union de la Gauche en 81. Des années de rêve aux années de poudre, de la dérive terroriste au débouché électoral. Le documentaire télé (15x30 minutes) qui accompagna la sortie du tome 2 a façonné durablement une vision des choses et de la place centrale des organisations d’avant-garde et de leurs chefs. L’ouvrage reste une référence incontournable mais très centré sur l’histoire de quelques leaders étudiants et sur le Quartier latin.

Génération ou période  ?

Pour les cinquante ans, beaucoup de travaux permettent d’aller au delà et donnent la parole aux jeunes, aux travailleurs, aux femmes, aux provinciaux. A celles et ceux qui ont fait la réalité quotidienne des «  évènements  ». Le livre d’Omar Gueye [1] permet même de rappeler que le mouvement au Sénégal fut tout aussi puissant qu’ici. C’est malheureusement un des rares livres qui donne à voir un aspect précis du mouvement planétaire. Pour les soixante ans de Mai 68 les éditeurs permettront peut-être aux historiens d’étudier plus sérieusement ce qui s’est passé, pays par pays, dans ces années là. Mais pour cette année il vous faudra accepter que la France reste le centre d’un monde où le fond de l’air était rouge.

Soyons francs si vous choississez de ne lire qu’un ouvrage publié récemment, c’est le 1968 de Ludivine Bantigny  [2] qu’il vous faut. Pour trois raisons  : un vrai travail d’historienne, avec dépouillement considérable d’archives, notament de la police. Des angles multiples  : étudiants, paysans, travailleurs, femmes, patrons, syndicalistes, gaullistes, gauchistes, staliniens... le tout avec une lecture politique tranchante et cohérente. Ludivine est déjà connue pour ses engagements anti-impérialistes, féministes et antiracistes, mais ce livre fera date aussi bien dans les milieux de la recherche que dans les cercles militants.

Si les ouvrages sur Lyon et Marseille  [3] permettent utilement de décentrer enfin notre regard fixé sur la cour de la Sorbonne, la rue Soufflot et Ulm, le Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu [4] est une aventure éditoriale peu commune puisque des dizaines d’anonymes y racontent, en quelques lignes ou quelques pages, leurs souvenirs personnels. Génération oblige, la majorité des témoignages est le fait de lycéens, d’étudiants et d’appelés au service militaire. Mais de toutes les régions. Avec aussi nombre d’enseignants, on retrouve également des ouvriers, des enfants, des femmes au foyer et des syndicalistes. Le tout accompagné de nombreuses photos d’amateurs. A signaler que Médiapart prend le relais et publie des centaines de témoignages qui n’ont pas été retenus dans le gros volume papier. Si l’ouvrage ne vous servira pas de boussole politique, il vous plongera très utilement dans l’ambiance de cette année là  !

Les petites mains de la grève générale

Le 68 de La Découverte  [5] ne sera pas plus une boussole. Délibérément pluraliste, il traite des années 62-81 en découpant, sans originalité, la période en quatre phases 62/68 – Mai 68 – 68/74 et 74/81. Chaque séquence s’ouvre par un rappel historique détaillé puis s’enchainent des témoignages politiques variés.

Sur une séquence plus large, de l’après guerre à nos jours, un vieux militant LCR livre chez L’Harmattan  [6] une étude pointilleuse de l’histoire des groupes d’extreme-gauche, trotskistes, maoistes, anarchistes, autonomes. L’ouvrage bien que politiquement orienté est une mine pour les passionnés de l’histoire de chaque courant et groupe, des débats et des scissions qui les ont traversé. Nécessairement chaque protagoniste de cette histoire fiévreuse se plaindra que tel point ait été sous-estimé ou tel aspect oublié. Et l’auteur parfois peine à prendre de la hauteur de réflexion sur ce petit monde qu’il décrit. Néanmoins l’ouvrage est une somme probablement inégalée d’informations. La partie la plus faible est d’évidence celle qu’il consacre aux autonomes que nous irons donc chercher chez Libertalia qui publie un recueil de témoignages joliment titré Voyage en outre gauche [7]. Utile pour comprendre l’état d’esprit d’une fraction de la jeunesse étudiante, du rôle déclencheur joué en quelques lieux par les situationistes, il laisse à voir les limites politiques de celles et ceux qui ne dépassent guère la poétique de l’émeute en guise d’orientation politique et de projet de société. Pour en saisir l’esprit, il faut lire avec bonheur la ré-édition par Libertalia du petit récit de Peuchmaurd publié à chaud à l’automne 68  [8]. D’une écriture élégante et rêveuse, il nous livre la vision, au raz des barricades parisiennes, d’un émeutier de base. Et sa détestation des organisations révolutionnaires.

Avant-garde contre avant-garde

C’est ainsi que l’anniversaire de Mai 68 tire un trait, sans trop se l’avouer, sur toute une période marquée par l’affrontement entre le PCF et les partis révolutionnaires pour la direction du prolétariat. Une période nouvelle s’ouvre, lentement, sur les ruines du Mur de Berlin. Beaucoup comprennent qu’il faut en finir une fois pour toutes avec la conception du parti-guide et cherchent, même confusément, à remettre de la démocratie directe dans le fonctionnement des organisations comme de la société. Le printemps sera communiste libertaire  !

Jean-Yves (AL 93-Centre)

[1Omar Gueye, Mai 68 au Sénégal, Karthala Ed, 2017, 336 p, 24 euros.

[2Ludivine Bantigny, 1968, de grands soirs en petits matins, Editions Seuil, 2018, 464 p, 25 euros

[3Marseille années 68, sous la direction de Fillieule et Sommier, Presses de Sciences Po, 2018, 612 p, 25 euros. Lyon en luttes dans les années 68, Collectif de la Grande Côte, Presses Universitaires de Lyon, 2018, 424 p, 20 euros

[4Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu, Collectif, Editions de l’Atelier/Mediapart, 2018, 480p, 29,90 euros

[5Mai 68 une histoire collective, sous la direction de Artières et Zancarini, 2018, 880 p, 28 euros.

[6Jacques Leclercq, Extrême gauche et anarchisme en Mai 68, L’Harmattan, 2017, 568p, 39 euros.

[7Lola Miesserof, Voyage en outre-gauche, Libertalia, 2018, 280p, 10 euros.

[8Pierre Peuchmaurd, Plus vivants que jamais, Libertalia, 2018, 128p, 8 euros.

 
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