BHL : trente-deux ans d’esbroufe et de charlatanisme intellectuel




Une question récurrente essentielle agite généralement les méninges des quelques intrépides qui ont osé se pencher, équipés d’une spatule antivernis, sur le « cas Bernard-Henri Lévy » : comment ce falsificateur infatué, infiniment plus soucieux de sa mine, de sa mise, de l’édification de sa propre gloire que de rigueur et d’analyse objective, a-t-il pu acquérir une telle notoriété, puis s’arroger un espace démesuré sur le devant de la scène médiatique ?

En octobre 1974, à 26ans, le normalien lança la collection « Figures » chez Grasset, inaugurée par les Voies d’accès au plaisir de Jean-Paul Dollé et L’Homme structural de Philippe Nemo. Comment se profiler dans la France giscardienne des « années de plomb » ? Le 4 février 1975, dans L’Imprévu, éphémère quotidien de la « gauche optimiste » (onze numéros), cet habitué de chez Drouant se déclara solidaire des militantes et des militants de la Fraction armée rouge allemande, emprisonnés au moment où le chancelier social-démocrate Helmut Schmidt s’apprêtait à effectuer une visite officielle à Paris. Pure pose de contestataire anticonformiste, le temps de réajuster sa mèche... Le surlendemain, il s’extasiait devant Françoise Giroud, la première secrétaire d’État à la Condition féminine, dans le cabinet de Jacques Chirac.

Vulgaire plan marketing

Les grands écarts et les contorsions alambiquées ne rebutent pas ce natif de Béni-Saf (Algérie), ceinture noire de judo. Quoique flatté, il ne se contenta pas d’avoir intégré le « comité d’experts » de François Mitterrand. Il lui fallait dénicher un concept original, bankable, créer un courant dont il porterait évidemment le flambeau et le mégaphone.

Le 10 juin 1976, l’hebdomadaire Les Nouvelles littéraires publia un numéro spécial consacré aux « nouveaux philosophes ». Le rédacteur en chef, qui s’empressera de renier la formule, pourtant de son cru : Bernard-Henri Lévy, dont le grand public fera la connaissance, le 27 mai 1977, sur le plateau d’Apostrophes (sur Antenne 2), dix-sept jours après la sortie de La Barbarie à visage humain [1], bréviaire boursouflé du « pessimisme dans l’Histoire ». Ce vendredi soir-là, Bernard Pivot convia, outre le susnommé, André Glucksmann [2], Maurice Clavel, le parrain de l’opération, présent pour Ils l’ont tous tué, ce juif de Socrate, de même que François Aubral et Xavier Delcourt.

Excédés par l’assourdissant « concert de crécelles » et ce « maquignonnage servant à cautionner des démonstrations frelatées », les duettistes venaient de balancer une charge implacable, très solidement charpentée, au titre sans ambiguïtés [3]. Ils désossèrent, textes des anesthésistes ès-ratiocinations à l’appui, un vulgaire plan-marketing aux « odeurs de graillon » consistant à professer, l’antimarxisme en bandoulière, « l’impossibilité de la révolution » [4] jadis, hic et nunc, et la molle résignation à un ordre des choses prétendument inexorable ! « Nulle part au monde, en aucun pays, en aucune ville », ces postulats faisandés et ces tautologies à l’emporte-pièce n’auraient « pu trouver d’écho, si ce n’est à Paris ».

Vingt-neuf ans plus tard, Nicolas Beau et Olivier Toscer percutent sur un constat identique, se cristallisant autour de la figure emblématique de ce miroir aux alouettes : Bernard-Henri Lévy. Ne supportant plus de ployer « sous sa férule », le journaliste du Canard enchaîné et son collègue du Nouvel Observateur ont entrepris, avec Une imposture française [5], de « démonter les mécanismes de la médiatisation uniformément élogieuse » des moindres brassages d’air de Sa Seigneurie.

L’intitulé du libelle frappe juste. Car, sous quelles autres latitudes une mystification multidimensionnelle aussi colossale, injure à l’esprit, aux Lettres, Lumières et Arts, eût-elle connu une telle longévité, une prégnance si nocive ?

À la suite de Jade Lindgaard et Xavier de La Porte [6], puis de Philippe Cohen [7], ils insistent, en fouillant quelques aspects, sur des éléments (par exemple, des bidonnages éhontés) dont leur cible ne se vante évidemment pas.

Intellectuel affairiste

Nous apprenons l’origine de sa fortune « hors normes », que d’aucuns évaluent à 180 millions d’euros : la Becob, entreprise spécialisée dans le commerce de bois précieux ; après le décès, le 8 novembre 1995, de son père André Lévy, Bernard-Henri en prit les rênes avec sa maman Dina. Il se ficha comme d’une guigne de la destruction des écosystèmes et des conditions de travail épouvantables endurées par les 280 salariés éparpillés sur les 170.000 hectares de la concession de Mboumi (Gabon).

Les bénéfices chutèrent de moitié. Bien qu’il eût promis de conserver la firme, il la vendit, en septembre 1997, à l’insu des actionnaires, pour 750 millions, à François Pinault, un concurrent et néanmoins ami. En 2000, il avait confié la gestion de quatre millions à Etna Finance, d’Eric Parent. Le crash des Boeing dans les Twin Towers, à New York, le 11 septembre 2001, provoqua un mini-krach.

La société enregistra de fortes pertes, dont 2,18 millions déposés par le drogué du CAC 40. Pratiquant un odieux chantage à l’emploi envers Claire Arfi, son interlocutrice, il exigea non seulement que celle-ci lui restituât l’équivalent du capital évaporé, mais qu’elle y ajoutât, entorse absolument exceptionnelle à l’« orthodoxie boursière », un bonus de... 875 000 euros, gain supposé dans l’hypothèse où les marchés n’eussent point subi ces fluctuations à la baisse. Très éclairant sur l’ontologie béachélienne, non ?

L’homme à la chemise blanche largement déboutonnée [8] habite avec son épouse Arielle Dombasle dans un appartement de 378 mètres carrés à Saint-Germain-des-Prés, avec maître d’hôtel oriental en livrée, à deux pas de la brasserie Lipp. Le couple avait loué l’huis en 1994 pour 45.000 francs par mois, avant de l’acquérir, en janvier 2004, pour la bagatelle de 2,7 millions d’euros.

En 1997, le fondu de luxe avait enrichi son patrimoine du plus beau riad de Marrakech non loin du palais de Mohammed VI, le souverain marocain. Cette ancienne propriété du milliardaire américain Paul Getty junior, datant du XVIIIe siècle, il l’a récupérée, pour seulement 12 millions de francs, d’un autre mégalomane, Alain Delon.

En 2003, il jeta son dévolu sur une splendide bâtisse maure, un ancien bordel, à Tanger ; le mur, qu’il a fait ériger afin de protéger la « précieuse ridicule » des regards indiscrets, saccage le paysage et obstrue la vue sur la magnifique baie.

En 1991, grâce à l’appui de Jack Lang, il cornaqua, pour un an, la Commission d’avance sur recettes. Suffisant pour se constituer un réseau d’affidé.es dans le 7e art ! Au nom de quels mérites spécifiques préside-t-il sans interruption, depuis le 1er juillet 1993, le Conseil de surveillance d’Arte ? Un mandat-alibi, qui en jette sur son CV, octroyé par favoritisme ?...

Semblant posséder le don d’ubiquité, l’aigrefin excelle à se positionner, grâce à la complicité de proches très influents, aux endroits stratégiques d’où il manœuvre à sa guise, au mieux de ses intérêts. Son lobby a largement favorisé ses desseins expansionnistes ; y émargent politiciens (droite et gauche « républicaines »), industriels, gens du cinéma et surtout une légion de vassaux dans les médias.

Qu’il ait une « actualité » ou non (sa seule présence constitue « l’événement » !), il intervient en moyenne une quinzaine de fois par an sous les sunlights des télévisions, sans risquer l’irruption importune d’un contradicteur. Le plus souvent, il joue carrément à domicile, dicte aux animateurs la conduite de l’interview.

Le 18 juin 1979, Le Nouvel Observateur avait inséré un courrier de Pierre Vidal-Naquet. L’historien livrait cruellement une anthologie des perles du cancre, relevées dans Le Testament de Dieu, précisant que l’énumération exhaustive des bévues « nécessiterait un gros volume ». Le 9 juillet 1979, dans le même organe, Cornélius Castoriadis épingla cette « industrie du vide ».

Depuis plus de trois décennies, le bonimenteur multicarte pollue, avec une morgue sidérante, raffermie par le sentiment de son inviolabilité, le campus de la pensée. Bravache, il nargue à distance, certain de continuer à jouir de l’impunité, ses « pairs » disparus qui ont administré les preuves irréfutables de ses supercheries à répétition.

Parallèles des plus scabreux

Aujourd’hui, un simple coup de fil de l’ami Bernard-Henri suffit pour que les directeurs de publication étouffent les ardeurs d’un pigiste indocile, y compris à Elle, propriété du clan Lagardère. Le 21 mars 2003, à l’église Saint-François Xavier, devinez qui prononça l’oraison funèbre de Jean-Luc, trépassé le 14 ? Sa spécialité, sur laquelle il a bâti ses succès littéraires : l’interprétation arbitraire des faits qu’il soumet au filtre de ses a priori idéologiques. Peu lui chaut l’investigation en profondeur, le recoupement des données, la vérification méticuleuse des sources, le décryptage scrupuleux quant à l’enchaînement complexe des causalités. Il évolue constamment dans le registre de l’indignation, feinte ou sincère, mais ô combien sélective, là où la mobilisation des capacités cognitives et des aptitudes réflexives s’avérerait indispensable. Navrant et rageant que tant de gogos gobent ses coquecigrues !

Le Monde, un des dépositaires privilégiés des fantasmes du voyageur-éclair, a inséré, dans sa livraison du 28 juillet 2006, un publireportage ultrapropagandiste, « La guerre vue d’Israël », parsemé de renvois à ses mémorables expéditions d’antan et de parallèles des plus scabreux. L’escalade imminente des bombardements du Hezbollah sur Haïfa sèmerait « une désolation à côté de laquelle Tchernobyl et le 11 septembre font figure d’aimables préludes ». On se pince ! Le sémillant et sioniste globe-trotter du quotidien vespéral occulte sciemment qu’Israël possède depuis des lustres l’arme atomique. Mordechaï Vanunu [9] l’avait révélé, le 5 octobre 1986, dans un article inséré dans l’hebdomadaire londonien Sunday Times, sans que cela n’émeuve grand monde.

Trois pays n’ont pas signé le Traité de non-prolifération nucléaire, en vigueur depuis le 5 mars 1970 : l’Inde, le Pakistan et... l’État hébreu. Le « phare aux mille citadelles » [10] ne s’appesantit pas sur le désastre écologique généré par le déversement de 15.000 tonnes de mazout dans la Méditerranée, consécutivement aux raids de l’aviation adulée.

Ardent partisan du « oui » au Traité constitutionnel européen, il vilipenda sans vergogne les majoritaires, « souverainistes, populistes, nationalistes, parfois xénophobes » mus par des « réflexes » battant en brèche « l’idéal kantien de liberté » [11]. Quant au mouvement anti-CPE du printemps, il ne releva que sa « dimension pour le moment profondément conservatrice » [12]. Il rangea Dominique Galouzeau de Villepin, avec Alain Juppé, Raymond Barre ou Michel Rocard, « dans le club fermé des réformateurs qui prennent date ».

Attentats pâtissiers

Je perçois dans la pérennité nauséeuse et l’omniprésence poisseuse de ce potentat outrecuidant, qui s’autorise à pérorer sur n’importe quel thème « porteur », un des symptômes criants de la quasi-réduction à une peau de chagrin, dans les canaux officiels, du débat d’idées ainsi que d’un déficit démocratique majeur, alors qu’une poignée de « faiseurs d’opinion » quadrille le périmètre du « permis de penser » [13].

Le lauréat, en juin 2000, de la première Laisse d’or, décernée par le bimestriel sardonique Pour Lire Pas Lu [14], détient le record des entartages perpétrés par les flibustiers du Liégeois Georges Le Gloupier, alias Noël Godin [15] Le 18 mars 2006, au Salon du livre à Paris, il a subi, à quelques minutes d’intervalle, ses 7e et 8e « attentats pâtissiers ». De quoi lui déclencher une crise d’urticaire comme à chaque excès de stress !

René Hamm

[1Grasset, mai 1977, 236 pages.

[2Dans Les Maîtres penseurs, en janvier 1977, il énonce, péremptoirement, mais pas innocemment, des fumisteries d’envergure. Multipliant contresens flagrants et schématisations saugrenues, il s’excite de son eurêka : les régimes tyranniques découleraient des théories façonnées par Johann Gottlieb Fichte, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Karl Marx et Friedrich Nietzsche...

[3Contre la nouvelle philosophie, Gallimard, avril 1977, 349 pages.

[4En 1972, Jean-Paul Dollé publia chez Grasset un essai plus qu’estimable, Le Désir de révolution.

[5Les Arènes, 2006.

[6En octobre 2004, la journaliste aux Inrockuptibles et le producteur à France Culture avaient commis Le B.A. BA du BHL, La Découverte.

[7BHL, une biographie, Fayard, 2005.

[8Le couturier Charvet (28 place Vendôme à Paris) lui tisse des liquettes originales sur mesure à 370 euros l’unité.

[9Il a passé dix-huit ans (onze en isolation complète) derrière les barreaux de la prison d’Ashkelon. Depuis sa libération, le 21 avril 2004, il vit, assigné à résidence, dans le couvent Saint-Georges à Jérusalem. Il continue à subir moult tracasseries et menaces.

[10Selon Liliane Lazar, une de ses groupies, qui lui a dédié un site sur le web.

[11Le Point du 23 juin 2005.

[12Le Point du 16 mars 2006.

[13Une des admiratrices du bellâtre, Laure Adler, patronne de France Culture jusqu’au 26 août 2005, anime, chaque troisième vendredi du mois, sur Arte, une émission à cette enseigne.

[14Remplacé, depuis mars 2006, par Le Plan B.

[15Dans Entartons, entartons les pompeux cornichons ! (Flammarion, 2005), le joyeux drille narre par le menu comment un « canular hurluberlu à la Alphonse Allais » s’est transmuté en une croisade mondiale « torrentueuse » contre la clique des « sommités hautaines ».

 
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