Chronique du travail aliéné : Martine*, professeure en lycée




La chronique mensuelle de Marie-Louise Michel (psychologue du travail).

<titre|titre="Je n’arrive pas à savoir ce qu’ils pensent …">

« Je suis prof d’histoire-géographie en lycée et je suis fatiguée. J’ai 45 ans, il me reste encore dix ans à faire, et je ne voudrais pas finir en traînant les pieds. Je perds le goût d’enseigner, je suis allée de déceptions en déceptions au fur et à mesure de ma carrière. J’ai toujours bien aimé l’école, pourtant. J’ai même fini par passer le diplôme du Capes, à 22 ans... Mais depuis deux ans, je prends la tangente, je prépare mes cours sur le coin d’une table, c’est comme une « fuite ». Jusqu’à il y a cinq ans, j’enseignais en collège. J’en ai eu marre du manque de curiosité des élèves, les parents râlaient tout le temps, je croyais le travail en collège plus usant que le travail en lycée. Mais je n’avais pas compris l’évolution des programmes. Quand j’ai pris connaissance des programmes du lycée, j’en ai pleuré. C’est plus du « prépa-bac » que de l’enseignement de l’histoire. Et en géographie c’est encore pire : on doit enseigner de la gestion de risques plutôt que la géographie de la terre proprement dite. On nous demande de faire du journalisme plutôt que de faire acquérir des savoirs. Ça ne m’intéresse pas. On demande plus de connaissances au bac, mais on note plus cool, ça n’a pas de sens.

Avec mes collègues, on ne parle jamais de ce qu’on fait. On parle des mauvais comportements des élèves en salle des profs, on dit du mal des parents et puis c’est tout. Je n’arrive pas à savoir ce qu’ils pensent réellement, au-delà des phrases toutes faites contre le ministre… Ça me déprime, je finis par éviter les discussions. Certains jeunes profs sont passionné-e-s, c’est vrai, mais ce ne sont pas les plus nombreux. Les autres sont plutôt des répétiteurs, leurs cours sont des sortes d’Annabac. Certains sont complètement coulés, alcooliques ou médicamentés, surtout les profs de lettres classiques ! Ils n’ont plus d’élèves, ils avaient choisi ce métier pour enseigner les humanités à une « élite » et ils se retrouvent prof de français en STT. Les profs d’espagnol aussi en bavent. Ils rêvent de faire connaître la littérature hispanique et se retrouvent à faire la discipline dans des classes « rebut » parce que les meilleurs font de l’allemand ou de l’anglais…

Je ne me reconnais plus là-dedans et j’avoue que je coule aussi. Mon fils est ingénieur dans l’industrie. Je découvre par lui un monde que j’ignorais. On est dans notre bulle, et on ne connaît plus le monde… pour un prof de géographie, c’est fort ! »

* Seul le prénom est modifié, le reste est authentique.

 
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