Mouvement populaire

Communistes libertaires et gilets jaunes (1)




Les gilets jaunes  : il était impossible pour Alternative libertaire de simplement commenter de l’extérieur, voire de mépriser cette révolte de la « France périphérique ». Certes, loin de nous la naïveté de croire que « tout ce qui bouge est rouge » : ce mouvement contre la vie chère est porteur de bien des contradictions. Il s’agit néanmoins d’un soulèvement populaire, pratiquant l’action directe, et exprimant une réelle détresse sociale. Les militantes et les militants d’AL y sont allés pour porter un message anticapitaliste, ou y partager leur savoir-faire en termes d’auto-organisation. Avec des expériences contrastées  : parfois décevantes, parfois encourageantes. Quelques récits et témoignages.

Commission journal d’AL


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DIJON : AMBIANCE MITIGÉE

En Côte-d’Or, le mouvement du 17 novembre aurait rassemblé 7.000 personnes, dont 6.000 à Dijon. Les camarades d’AL se sont rendus sur les blocages avec circonspection, tant les chaînes d’info avaient mis en valeur, au sujet des gilets jaunes, des responsables RN (ex-FN), de Debout la France et autres LR. Cependant, sur place, la réalité était assez contrastée.

Il y avait bien évidement des électrices et électeurs FN, mais aussi FI et abstentionnistes. Quelques drapeaux bleu-blanc-rouge, mais pas autant qu’attendu. Par endroit, aux carrefours, c’était très tendu  : plusieurs automobilistes ont tenté de forcer les barrages, au risque de blesser des gilets jaunes. Politiquement, très peu de contenu, peu de slogans, davantage misogynes et homophobes que ce qu’on peut entendre dans une manif syndicale (« Macron démission », « Macron enculé », « Macron retourne niquer ta vieille au lieu de niquer ton peuple »). Beaucoup découvraient ce qu’était une manif, le tout était extrêmement désorganisé.

Grosso modo, c’est une révolte de gens qui subissent, qui ont envie de crier leur colère et qui en ont marre du «  méprisant Macron  ». Des jeunes (autant voire plus que dans les manifs syndicales), des vieux, des femmes, des hommes  ; le tout à dominante très blanche. Les militantes et militants libertaires, de gauche ou d’extrême droite présents étaient peu visibles. Discrétion absolue des flics  : on a pu bloquer les routes, le périphérique, partir en manif sauvage et même envahir les voies ferrées sans aucune réaction policière.


LISIEUX : AU JEU DU CHAT ET DE LA SOURIS

À Lisieux (Calvados), la journée du 17 novembre a été le point de départ d’une semaine d’actions. En termes d’impact économique, les zone d’activités en périphérie de la ville ont été totalement bloquées les trois premiers jours, et de façon plus intermittente par la suite [...]. Lundi 19 encore, plus de 200 routiers ont été à l’arrêt toute la journée, dont ceux de la SCA Normande (plateforme logistique des hypermarchés Leclerc). La plupart des routiers étaient dans un état d’esprit de «  bloqués volontaires  ». Arrêtés en file indienne sur une voie, certains se sont mêlés avec les gilets jaunes.

Les blocages ont été attaqués par les gardes mobiles lundi en fin d’après-midi, à coups de gaz lacrymogène  ; les pompiers ont éteint les feux de pneus et de palettes, et pour finir, une charge a dégagé les voies de circulation. Le face-à-face a duré plusieurs heures et il y a eu au moins deux blessés côté gilets jaunes. Cela faisait quinze ou vingt ans qu’on n’avait pas vu ce type d’intervention policière à Lisieux. Après le départ des gardes mobiles, le rond-point de la Zac L’Espérance, la plus importante du coin, a été à nouveau investi et partiellement bloqué toute la nuit. Le lendemain, à 7 heures du matin, retour des condés et déblocage.

Malgré tout, durant la journée, entre 50 et 100 personnes se sont relayées pour un barrage filtrant. Vers 18h30, le rond-point situé à l’autre extrémité de la zone a à son tour été bloqué, avec bientôt 200 gilets jaunes. [...] Le discours des bloqueurs est en général peu politisé, mais essentiellement social  : on ne se plaint pas seulement de la hausse du carburant mais de toutes les taxes et des faibles revenus, de la difficulté à boucler les fins de mois, de l’angoisse pour les générations futures... Les fachos sont en fait noyés dans la foule.


PARIS : DISCUSSIONS AUTOUR DU TRACT AL

Samedi 24 novembre, un groupe de camarades d’AL a participé à distribuer le tract fédéral «  Ras le bol  » dans la manif. La préfecture avait bouclé les alentours de l’Élysée avec camions anti-émeutes, gendarmes mobiles, etc. La police a essayé de disperser la foule à coups de canon à eau et de grenades lacrymogènes. Dans l’ensemble, les heurts ont été limités à une petite portion des Champs-Élysées où ont été érigées quelques barricades.

Les 2 000 à 3 000 gilets jaunes présents – pour beaucoup non-franciliens – n’étaient pas du tout coordonnés et avançaient par groupes affinitaires. Aucun drapeau d’organisation, mais des drapeaux tricolores, corses, normands, bretons, catalans... La Marseillaise a été entonnée de ci de là, ce qui n’est pas étonnant dans un mouvement populaire apolitique, où c’est le seul hymne que la plupart des gens connaissent. Quant aux principaux slogans, ils étaient scandés sur des airs de stade.

Peu de contenu politique  : « Macron démission » voire « dissolution de l’Assemblée », ainsi qu’un mélange de critiques du grand patronat, de « Roth­schild qui tire les ficelles » (conspirationnisme antisémite), des fonctionnaires trop nombreux, des politiciens qui ont trahi et qui s’en mettent plein les poches, etc. Aucun discours ouvertement raciste, mais des propos relevant de l’homophobie et du sexisme ordinaires (pour moquer Brigitte Macron).

Au sein de ce public loin d’être acquis d’avance, la distribution de tracts AL a néanmoins été très bien reçue et a permis d’engager des discussions. La méfiance vis-à-vis de tout ce qui touche au politique a généralement été désamorcée dès lors qu’il était expliqué que a) AL ne se présente par aux élections ; b) les libertaires estiment que les élus ne représentent qu’eux-mêmes ; c) les gilets jaunes font en réalité de la politique quand ils réclament la démission de Macron.

Parmi les autres groupes coordonnés, on a pu remarquer  : des cheminot.es en gilet orange de SUD-Rail accompagnés de quelques étudiant.es du NPA ; un groupe de FI portant l’autocollant «  Rends l’ISF d’abord  », avec François Ruffin entouré de gardes du corps  ; des militant.es de LO  ; une dizaine de personnes de l’UL-CGT de Vendôme, portant gilet jaune et badge CGT, et se disant déçus par l’attitude timorée de la confédération  ; des habitué.es des affrontements avec les flics. Et pour finir, un cortège d’une cinquantaine de fachos, dont certaines têtes connues. Leur Marseillaise a été reprise mais, isolés, ils n’ont pas entraîné les gens derrière eux.

En conclusion, ça valait la peine d’intervenir  : beaucoup lisaient ce qu’on distribuait et étaient finalement contents de débattre. Cette révolte populaire donne l’occasion aux révolutionnaires de toucher des gens peu politisés, au discours certes confus, mais avec une dimension de classe indéniable, en colère contre les gouvernants et les grands patrons.


NANTES : UNE STRUCTURATION QUI SE CHERCHE

Des camarades d’AL étaient présents le 17 novembre sur le principal rond-point bloqué au nord de Nantes, avec une centaine de personnes en permanence, plus des équipes qui partaient régulièrement faire des barrages filtrants ou des parkings gratuits aux alentours. Public très populaire, très blanc, pas mal de femmes, ambiance plutôt familiale bon enfant. Pas mal de salarié.es du privé (ouvrier menuisier, mécano, intérimaires, technicien électrique, secrétaire médicale...). Entre les gens, des discussions peu politiques entre les gens, mais très pratiques  : on bloque quoi  ? Pourquoi  ? Filtrant ou non  ?

Le matin même, le rassemblement des gilets jaunes avait attiré 1 000 personnes près du stade de la Beaujoire. Le tract AL y a reçu un très bon accueil : c’était le seul disponible, et tout le monde le demandait  ! Discussions sans méfiance avec les révolutionnaires présents. Le ciment commun était vraiment  : «  La vie est trop chère, on n’arrive plus à boucler le mois, c’est plus possible.  » En revanche, dès qu’on parlait de grève ou de convergence avec les collègues dans les boîtes, ça passait moins.

L’après-midi, plusieurs rassemblements ont révélé la désorganisation latente d’un mouvement dépourvu de moment de décision collective. Quelques personnes dotées de gilets orange et se disant «  médiateurs  » ont essayé de structurer, mais ils étaient visiblement trop peu expérimentés, et ont plutôt suscité la méfiance des bloqueurs.

À la préfecture, une centaine de gilets jaunes ont rencontré une des deux manifs féministes. Des autonomes ont lancé un départ de manif sauvage avec environ 80 personnes.

Le soir, de retour au rond-point, la situation avait dégénéré : pas mal de gens alcoolisés dont certains carrément ingérables. Résultat  : 300 balles volées dans la caisse de solidarité et finalement le campement a brûlé un peu plus tard dans la soirée...

Hormis cette péripétie caractéristique de la désorganisation, les camarades d’AL ont pu avoir des discussions intéressantes avec des gens suffisamment déterminés pour passer leur week-end sur un rond-point grisâtre. Ça en dit long sur leur colère et une forme de détresse sociale. Il semble indispensable de s’y investir, de filer des coups de main, d’y proposer des temps de discussion structurés du type AG pour sortir des écueils actuels. Hormis AL, LO, L’Étincelle et quelques autonomes, on n’a croisé dans le mouvement nantais aucune et aucun militant habituel. Il nous semble dangereux de laisser des gens aussi en colère avec si peu de soutien de la part des travailleuses et des travailleurs organisés syndicalement et/ou politiquement.


FOUGÈRES : L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE PERMET DE PROGRESSER

Dans cette ville de 20 000 personnes en Ille-et-Vilaine, on a compté, le 17 novembre, 13 points de blocages (tous les ronds-points d’accès à la ville et les stations services), avec environ 1 500 personnes. Les blocages ont persisté les jours suivants avec 150 à 300 personnes mobilisées, chaque rond-point s’autogérant. Après le lundi 19 novembre, quelques personnes ont essayé de s’autoproclamer chefs. Un essoufflement certain a été ressenti avec la levée des blocages de ronds-points le mardi soir, même si des actions péage gratuit ont pris le relais le mercredi à Vitré.

Ce moment de flottement, avec le ras-le-bol des chefs autoproclamés, a fait naître la volonté de tout mettre à plat pour mieux se structurer. C’est à ce moment que la pratique autogestionnaire présente sur les blocages a permis de faire émerger l’idée d’une assemblée générale des gilets jaunes.

Des réunions de préparation d’une AG ont donc eu lieu, avec une quinzaine de personnes et autour d’une pratique enthousiaste de la démocratie directe.
L’AG a finalement rassemblé 200 personnes et autant sur la retransmission en directe. Durant cette session, les camarades d’AL s’en sont plutôt tenus à un rôle de facilitateurs (gestion des tours de parole, etc.) à la tribune, ce qui n’a pas empêché une bonne progression politique du débat. Les suites possibles du mouvement ont été débattues pendant une heure trente.

Deux commissions ont été constituées – action et communication – et un groupe de travail a planché sur les revendications nationales (rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune, par exemple) et locales (transports gratuits, développement des réseaux de transport en commun...). Une « charte des gilets jaunes » a été votée (pas de violences, pas de racistes...). Les revendications et la charte ont spontanément émergé de l’assemblée. Le lendemain, une manif de 350 personnes a eu lieu.

Les participantes et les participants étaient globalement ravis de leur première expérience d’AG, la défendent et veulent la prolonger. Il a été impressionnant de constater comme les pratiques démocratiques sont loin d’être marginales et à quel point le principe de l’AG a pu être majoritairement investi.

 
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