Côte d’Ivoire : Boomerang




Avec les troubles en Côte d’Ivoire, c’est tout l’échafaudage de la Françafrique qui vacille. Après avoir protégé un régime xénophobe, l’Élysée s’est trouvé pris au piège d’un allié indéfendable, lancé dans une fuite en avant meurtrière. Aujourd’hui le sang coule, et si le régime ivoirien en porte la première responsabilité, la France n’a, une fois de plus, pas les mains blanches.

Il y a dix ans, la Ve République soutenait jusqu’à son dernier souffle le régime totalitaire au Rwanda, et le génocide des Tutsis. La rébellion avait finalement triomphé du " Hutu Power ", qui avait dû s’enfuir dans les camions de l’armée française [1]. Pièce maîtresse de l’échiquier françafricain, la perte du Rwanda était suivie, trois ans plus tard, de la perte du Zaïre [2]. Avec ces échecs successifs, l’efficacité de la France à protéger ses alliés était gravement mise en cause aux yeux des dirigeants des " pays du champ " français en Afrique.

Cela fait maintenant dix ans que la Françafrique est dans une phase de décomposition, et que Washington et Pékin en profitent pour courtiser les pays africains riches en matières premières.

Terrain glissant

Aussi quand, le 19 septembre 2002, une rébellion éclate en Côte d’Ivoire, un des joyaux de la Françafrique, pour renverser le régime corrompu et xénophobe du socialiste Laurent Gbagbo [3], tous les yeux se tournent vers Paris. Dès le 22 septembre, les forces françaises " prépositionnées " dans le pays sont mobilisées. Elles ne tardent pas à être renforcées (opération Licorne), et la rébellion est stoppée au centre du pays sans avoir eu le temps de descendre sur la capitale économique, Abidjan.

L’Élysée entame alors un périlleux numéro d’équilibrisme. D’une part il s’agit de montrer aux " pays du champ " que la France ne laisse pas tomber un gouvernement ami. D’autre part il faut éviter de s’engager dans un nouveau bourbier à la rwandaise, alors que son soutien passé à un génocide n’est plus un secret pour quiconque (sauf en France peut-être).

Mais en gelant le front pendant deux ans, sans « choisir son camp », l’État français n’est parvenu qu’à se fâcher avec tout le monde : les rebelles privés de leur victoire, et le régime dépité que la France n’écrase pas franchement la rébellion.

Gbagbo louvoie

Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, semblait pourtant avoir remporté une belle victoire diplomatique en obtenant, dès le 24 janvier 2003, un accord de paix signé par les deux parties à Marcoussis (91). Las, dès son retour à Abidjan, Laurent Gbagbo annonçait que l’accord signé ne contenait que des " propositions ". Pressé par ses partisans intransigeants, il s’évertuera pendant deux ans à ne respecter aucun de ses engagements, et notamment le principal : la révision de l’article 35 de la Constitution qui depuis 2000 dispose que le candidat à l’élection présidentielle « doit être ivoirien de père et de mère eux-mêmes ivoiriens ».

Tout le drame du pays réside dans cet article 35, inspiré du droit du sang, et qui trouve son origine dans une banale querelle de succession. Quand Félix Houphouët-Boigny meurt en 1993 après trente-trois ans de règne, deux politiciens peuvent prétendre à l’héritage politique : le président de l’Assemblée nationale Henri Konan Bédié, et l’ancien Premier ministre Alassane Ouattara. Pour disqualifier son concurrent, Konan Bédié fera modifier le code électoral dès 1994, pour invalider la candidature présidentielle de Ouattara, dont les deux parents ne sont pas ivoiriens.

La suite ? Dix années de querelles et de théorisation de l’« ivoirité », au cours desquelles l’ethnicisation de la vie politique ivoirienne ira croissant, jusqu’à atteindre aujourd’hui son paroxysme. Gbagbo, élu en 2000, a poursuivi dans la même voie xénophobe, et la rébellion de septembre 2002 trouve en grande partie sa cause dans la marginalisation des Ivoiriens « douteux », nés de parents immigrés, ou simplement musulmans [4].

Comme les travailleurs immigrés sont retournés au Mali ou au Burkina dès 2002, la fureur nationaliste s’est trouvée d’autres exutoires : il suffit aujourd’hui de porter un nom à consonance burkinabè, malienne ou ghanéenne pour être regardé de travers, voire se faire agresser par des bandes de « Jeunes Patriotes ». Issus de la jeunesse désœuvrée d’Abidjan, ceux-là se sont trouvé une cause : libérer le pays des « étrangers » qui l’occupent, soutenus par une France qui n’a pas tenu ses engagements. Dès février 2003, les Jeunes Patriotes ont manifesté contre les accords de Marcoussis, considérés comme une trahison, avec des slogans du genre « Bush, au secours » (on est alors en pleine opposition France-USA au sujet de l’Irak).

L’Élysée embourbé

Pendant ces deux années de « ni paix ni guerre », durant lesquelles les accords de Marcoussis resteront lettre morte, Gbagbo financera et utilisera les Jeunes Patriotes pour faire sentir à la France que « la rue lui donne raison » et que l’allégeance ivoirienne à Paris est fragile. De façon générale, c’est l’ensemble de l’appareil d’État ivoirien qui va entrer dans une fuite en avant répressive et sanglante contre l’opposition légale. Le 25 mars 2004, la police ouvre le feu à Abidjan contre une « grande marche pacifique » qui réclamait l’application des accords de Marcoussis : 350 à 500 morts selon l’opposition.

Tout cela pour aboutir au redémarrage des hostilités et au bombardement accidentel du cantonnement français. La riposte a déclenché la fureur des Jeunes Patriotes, et les médias d’État n’ont eu de cesse d’appeler à la vengeance, entraînant l’évacuation des Blancs du pays, dans le chaos que l’on sait.

Et maintenant ? L’Élysée veut se débarrasser de Gbagbo, cet allié décidément incontrôlable, et va pour cela travailler à obtenir l’aval de l’ONU. Mais par qui le remplacer ? Un ticket Bédié-Ouattara ? Les deux anciens adversaires se sont opportunément réconciliés ces derniers mois. Un outsider qui pourrait être le gouverneur de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), Charles Konan Banny ?

Quelle que soit l’issue de la tragédie ivoirienne, elle nous conduit à faire un double constat accablant. D’une part contre la classe politique ivoirienne, qui en sombrant dans la folie nationaliste et l’exaltation de l’« ivoirité », porte la responsabilité de la guerre civile. D’autre part contre l’État français qui, en garantissant la protection de ses vassaux africains contre d’éventuelles révoltes, encourage implicitement leurs politiques les plus odieuses. Troupes occidentales hors d’Afrique !

Guillaume Davranche (AL Paris-Sud)

[1Lire la série d’articles parus dans Alternative libertaire d’avril, mai et juin 2004.

[2Néanmoins, Laurent-Désiré Kabila, le tombeur de Mobutu, ne tardera pas à faire allégeance à la France et à couper les ponts avec ses alliés rwandais et ougandais.

[3Son parti, le Front populaire ivoirien (FPI) est affilié à l’Internationale socialiste, et Laurent Gbagbo compte pas mal d’amis au PS français, dont le plus connu est Henri Emmanuelli.

[4La moitié sud de la Côte d’Ivoire est catholique, tandis que le nord est musulman, donc suspect, puisque le Mali et le Burkina Faso sont musulmans. Il faut toutefois préciser que le Faso a appuyé discrètement la rébellion, qui a été pilotée depuis Ouagadougou.

 
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