Entretien

Pierre (agriculteur) : « Les normes n’ont pas empêché la vache folle »




Le 20 mai dernier, Jérôme Laronze a été tué par des gendarmes [1]. Il était éleveur de vaches en Saône-et-Loire, en cavale suite à un harcèlement de contrôles administratifs et sanitaires. Lors des soirées lui rendant hommage, le collectif « Hors-norme » est né. Pierre, lui-même éleveur dans le Puy-de-Dôme, fait ici part des analyses et objectifs de ce collectif.

Alternative libertaire : C’est la mort de Jérôme Laronze qui est à l’origine de la constitution du collectif « Hors-norme ». Pourquoi  ?

Pierre : En partie oui. La mort de Jérôme Laronze a été vécue comme un choc et un déclic par beaucoup d’agriculteurs et agricultrices. Depuis, nous nous retrouvons à Mâcon, Square de la Paix, le 20 de chaque mois, pour donner suite à sa mort et approfondir ses réflexions et son combat. Sa mort survient dans un contexte où l’existence d’une agriculture fermière est mise en danger. La création du collectif provient aussi de la sortie de deux livres qui alimentent notre réflexion sur les normes dans le secteur agricole. Celui de Yannick Ogor, Le Paysan impossible et celui de Xavier Noulhianne, Le Ménage des champs [2]. Jérôme Laronze, lui aussi, dénonçait : « L’hyper-administration, qui n’apporte rien aux agriculteurs sinon de l’humiliation et des brimades. […] Mon cas est anecdotique mais il illustre l’ultraréglementation qui conduit à une destruction des paysans. »

Quelles sont vos réflexions sur les normes ?

Yannick Ogor et Xavier Noulhianne expliquent comment les politiques publiques ont favorisé la concentration des moyens de production agricole dans les mains de l’agro-industrie. Jusque dans les années 1990, cette politique était basée sur une abondance de subventions liées à la taille des exploitations agricoles et aux volumes de production, sur un soutien par les États des prix sur les marchés, créant des surproductions et des crises agricoles qui éliminaient les plus petites fermes et enrichissaient les exploitants productivistes et les industriels. Des empires agroalimentaires industriels se sont ainsi formés grâce au financement public. Ensuite l’Organisation mondiale du commerce a prescrit une autre solution aux États pour soutenir l’agro-industrie : la gestion par les normes. Sous prétexte de protéger les populations et de sauver la planète, on met en place des normes sanitaires et environnementales qu’il est beaucoup plus facile de se payer lorsqu’on est une grosse exploitation. Les mises aux normes sont également subventionnées : du coup, seul.es celles et ceux qui ont les moyens de se mettre aux normes bénéficient des subventions. Et ces normes, mensongères dans leurs intentions, jouissent d’une approbation sociale largement partagée : c’est le miroir aux alouettes d’une prétendue qualité des aliments qui permet de passer sous silence l’industrialisation forcée à laquelle elles participent activement.

Oui mais la traçabilité, l’hygiène, la protection de l’environnement, n’est-ce pas essentiel pour nous protéger de ces mêmes agro-industries ?

Ces normes permettent surtout aux produits agricoles de traverser la planète sans mettre en péril les intérêts industriels et en rassurant faussement les consommateurs. La mise en place de normes n’a pas pu empêcher la vache folle, les algues vertes ou les lasagnes de cheval. Bien au contraire, l’industrialisation de l’agriculture s’est accompagnée de l’usage massif de produits toxiques. Il faut comprendre que ces normes, tout en mettant directement en difficulté les petites fermes, n’assurent pas du tout le développement d’une agriculture respectueuse des consommateurs et de l’environnement. Un exemple : la loi Voynet normalisant l’épandage a précipité la fin des petites fermes porcines en Bretagne et favorisé la concentration de l’élevage de porcs en de grosses exploitations, d’où une systématisation de ­l’élevage industriel, pourtant à l’origine des épandages massifs de lisier.

L’État n’a pas pour objectif de protéger la population contre les grandes entreprises. Ils travaillent dans le même sens. Ces dernières comptent sur l’État pour les aider à éliminer la concurrence, les plus petites fermes, et constituer des filières agro-industrielles.

Ce collectif s’est constitué hors de tout cadre syndical. Pourquoi ?

Un membre est syndiqué à la CNT-FTTE (Fédération des travailleurs de la terre et de l’environnement), les autres ne sont pas syndiqué.es. Si la FNSEA dénonce des normes, c’est toujours dans une optique libérale. Quant à la Confédération paysanne, elle fait le choix de défendre de « bonnes normes », qui favoriseraient les produits fermiers. C’est un vrai point de désaccord et selon nous une illusion. La Confédération paysanne souhaiterait aussi la mise en place d’une charte du « bon contrôle », ce qui est antinomique. Ce syndicat jouit encore d’une bonne image, celle d’un syndicat de lutte, mais se prête en fait sans difficulté au jeu de la cogestion (soutien du syndicat à la gestion administrative du secteur agricole).

Quelles sont les solutions apportées par le collectif « Hors-norme » ?

On ne veut plus mentir, se cacher et s’arranger pour faire croire que nous nous plions à des normes qui sont faites pour nous éliminer.

Nous en sommes encore au stade de la réflexion [3], mais des pistes sont déjà évoquées. Nous créons petit à petit un mouvement de résistance agricole. Nous pouvons décider de refuser collectivement un contrôle, nous rendre chez un agriculteur ou une agricultrice qui le souhaite et qui est contrôlé.e par l’administration, et empêcher la tenue du contrôle. Nous pourrions également nous inspirer d’un collectif qui a existé en Italie et a organisé des marchés « hors-norme » en disant aux consommateurs « nous vous garantissons que ces produits ont été faits en dehors du respect des normes et que c’est la seule manière pour qu’ils soient bons à manger et nous permettent d’en vivre ».

Il faut qu’on réussisse à s’organiser entre agriculteurs et agricultrices, retrouver de la culture et de la pratique politique de lutte agricole, engager le conflit avec l’administration. D’autre part nous devons développer dans la population l’idée que les normes sont des outils permettant de détruire l’autonomie des agriculteurs et agricultrices.

La solution aux problèmes sanitaires et environnementaux passe par une désindustrialisation de l’agriculture et par des choix collectifs de productions entre agriculteurs et agricultrices, et consommateurs et consommatrices ; une construction sociale autogérée, ni libérale ni étatique parce que les uns et les autres travaillent contre la population, contre les agriculteurs et agricultrices, et contre les activités autonomes nourricières.

Propos recueillis par Épic (AL Auvergne)

  • Pour contacter le collectif : hors.norme@riseup.net

[1« Jérôme Laronze, paysan, tué par les gendarmes : le récit de l’incroyable drame », sur Reporterre.net.

[2Éditions du Bout de la Ville : Le Paysan impossible, récits de luttes, Y. Ogor, juin 2017 ; Le Ménage des champs, Chronique d’un éleveur au XXIe siècle, X. Noulhianne, octobre 2016.

[3Le 28 et 29 octobre 2017 ont eu lieu les rencontres nationales du collectif à Cenves (69). Comptes rendus bientôt disponibles.

 
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