1788 : Les générations volées de l’Australie coloniale




Le continent austral est habité depuis 60 000 à 130 000 ans, par quelques 400 tribus singulières. Pour l’impérialisme anglais, l’Australie est « terre de personne ». Pour les aborigènes elle est leur famille, leurs os, leur peau, leurs veines. Le lien spirituel, charnel à la terre étant inaudible pour les « gars blancs », c’est sur le terrain historique que les « gars noirs » ont dû déplacer les termes de leurs luttes, et faire valoir leurs droits sur leur propre terre.

« Vous vous efforcerez par tous les moyens possibles d’établir des relations avec les indigènes, et gagner leur affection, enjoignant tous nos sujets à vivre en amitié et bonté envers eux. Et s’il arrive que nos sujets les détruisent par violence aveugle, ou viennent à interrompre sans nécessité leurs occupations, que vous punissiez ces contrevenants à la hauteur de l’offense. »
C’est par ces mots qu’en avril 1787, Arthur Philip, gouverneur des Nouvelles-Galles-du-Sud donnait instruction aux « sujets » de la Couronne britannique établis en Australie, de bien traiter les aborigènes, marquant par là un élan de générosité quasiment unique pendant deux siècles.

Terra nullius

Deux ans plus tard, toujours en avril, l’Angleterre faisait don aux aborigènes de la variole. Se répandant depuis Port Jackson (Sydney), elle gagne les territoires du sud, puis les autres « frontières » d’exploration du continent.

Mais la date officielle de l’annexion de l’île-continent à la Couronne est le 27 janvier 1788, qui correspond au mandat initial donné à la Ire Flotte sous les ordres d’A. Philip : établir une colonie pénitentiaire comme tête de pont pour l’occupation et l’exploration du pays. En 1788, les sources évaluent la population aborigène à 750 000 à 1,6 million de personnes. En 1930, les pouvoirs publics australiens évoquent la possibilité d’une extinction, et comptent quelque 50 000 aborigènes encore vivants.

Les mythes « fondateurs » sont bien souvent des mensonges par quoi s’excuse ou s’oblitère un massacre premier, une spoliation originelle, une ignominie pensée comme nécessaire à la paix des consciences des générations suivantes.

L’histoire australienne est fondée sur le mensonge d’une « terre à personne », une terra nullius selon les mots de Cook, qui effectue les premiers repérages anglais de l’Australie en 1770. Il n’affirme aucunement qu’elle est inhabitée, comme le feront les sionistes en Palestine autre mythe fondateur criminel. Il décrit, comme le feront bien d’autres politiques après lui, que les autochtones n’ont aucun sens de la propriété et qu’il est donc parfaitement légitime que colons, mineurs et éleveurs de bovins assoiffés dans un pays où la ressource en eau est fragile, s’installent où bon leur semble.

En 1788, les aborigènes étaient 750 000 à 1,6 million. En 1930, ils et elles n’étaient plus que 50 000.

Dans son journal personnel, Watkin Tench, officier de la Ire Flotte, note : « Il ne semble pas que ces pauvres créatures disposent d’une habitation fixe, dormant tantôt dans une caverne […] tantôt dans un abri misérable […]. Rien n’indique que ces huttes forment leur habitat permanent […] certaines semblent entièrement désertées et il semble assez évident que leurs habitats … sont partagés par différentes tribus. » [1]

L’idée que les aborigènes n’avaient aucun concept de propriété et que les chasser d’un lieu vers un autre ne les rendrait pas malheureux, est rigoureusement fausse. De fait, l’enracinement territorial d’un groupe aborigène dans un lieu précis était, et demeure, le fondement d’un système social, où les aborigènes se voient comme gardiens et garants du lieu, depuis le commencement des temps. Rituels et actions quotidiens ou ponctuels ont pour but de maintenir l’esprit du lieu, son pouvoir, son existence même : il est une extension charnelle du groupe humain à qui les ancêtres et esprits du Dreamtime [2] l’ont confié. De proche en proche, de groupe en groupe, c’est tout le pays qui est ainsi maillé de mythes, de rites, de chants qui se croisent et se rattachent, autant que les peuples qui y vivent, s’opposent ou s’allient, selon des règles de droit, de passage et d’usage du territoire précises et complexes. Si, en effet, le concept de propriété est impropre pour expliquer le lien à la terre, celui de responsabilité sacrée à son encontre est juste, tout comme l’intelligence du droit, très aigue. Ainsi, à chaque arrachement des aborigènes à leurs territoires, les colons ont tué aussi sûrement les cultures que leurs maladies et leur alcool tuaient les corps.

Fondations racistes de l’Australie

Mais « l’invasion » anglaise ne se fait pas sans résistance. Les aborigènes ne cesseront pas de mener une guérilla incessante jusqu’au milieu du 19e siècle. Les forces en présence sont toutefois disproportionnées et les armes à feu, autant que le nombre, et surtout la maladie, écraseront rapidement les lances à propulseur et les bâtons de jet. Et puis, c’est en s’attaquant moralement, psychologiquement à leur vision du monde, à leur esprit, qu’ici, comme en Afrique ou aux Amériques, la puissance coloniale va chercher à détruire les aborigènes.

En 1838, le gouvernement de Nouvelles-Galles-du-Sud [3] nomme un « Protecteur des Aborigènes ». Sur le papier, son rôle est de les préserver des injustices et des empiètements des colons. Dans la réalité il s’agit du premier pas d’une politique non seulement paternaliste, mais encore d’authentique purification ethnique. Des réserves comparables à celles des États-Unis sont mises en place, où les populations sont déplacées sans égard de langues, de tribus ni de territoire d’origine. La loi dite Aborigines Protection Act (1886) [4] régule mariages, déplacements et emplois de la population aborigène. Un premier « décret des sangs-mêlés » éloigne ceux-ci de leurs familles dans une dynamique d’assimilation forcée, sensée aboutir à la fermeture « naturelle » des réserves, une fois que le sang aborigène aura été entièrement dilué dans celui de la population blanche. Un politicien dira quelques années plus tard : « Il est de notre devoir de ne pas laisser ces enfants, dont le sang est à moitié britannique, devenir des vagabonds et des rejetés comme le sont leurs mères. Un bon nombre de Noirs et de métis ne sont absolument bons à rien et vivent dans la paresse et la prostitution… S’ils étaient retirés de leur environnement de tentations, il n’en sortirait que du bien… Il peut sembler cruel d’enlever un enfant aborigène à sa mère, mais dans certains cas, il s’avère nécessaire d’être cruel pour être bon. » [5]

La génération volée

Eugénisme, lynchages, politique raciale, exploitation sexuelle, lois unilatérales, paternalisme, puritanisme militant, massacres de tribus demeurées « sauvages » : tout l’appareil répressif colonial est convoqué pour « convertir le sang-mêlé en citoyen blanc » (Cecil Cook, protecteur des aborigènes du Northern Territory). À ce stade de son histoire, l’Australie ne réduit évidemment pas le « problème aborigène » aux seuls métis, mais va intensifier cette « conversion » par des moyens proprement génétiques, inspirés des idéologies de la fin XIXe et jusqu’au nazisme. Ce même C. Cook affirme que « généralement, à la cinquième ou sixième génération, les caractéristiques aborigènes sont éradiquées. Le problème de nos métis peut être rapidement éliminé en faisant disparaître complètement la race noire, par immersion de leur progéniture dans celles des Blancs » (1927).

Le dispositif répressif mis en place par l’Aboriginal Act de 1905, regroupe les indigènes dans des « camps de concentration » – pratique anglaise inaugurée pendant la guerre des Boers, en 1899 – et lance la politique d’enlèvement des enfants à leurs parents. Tout enfant aborigène, que ses parents soient vivants ou non, est d’abord sous la tutelle du « Protecteur des aborigènes ».

L’Aboriginal Act de 1905 a conduit à la création de véritables camps de concentration.

La « génération volée », c’est environ un enfant sur trois enlevé à ses parents, placé en orphelinats ou remis à des parents adoptifs blancs. L’étendue des pouvoirs de tutelle du « Protecteur » augmente avec les années, et s’il faut au moins prétendre que les enfants ont été « négligés » ou maltraités dans la loi de 1905, en 1915 cette clause saute et l’agence chargée de la « protection » ne doit plus justifier de ses décisions de séparer parents et enfants.

En 1937, la première conférence sur la santé (welfare) indigène met l’assimilation au centre de la question aborigène et affirme que « le destin des indigènes réside ultimement dans l’absorption, dans le but de prendre place dans la communauté blanche, à égalité avec les Blancs ».

Dans les faits, l’arrachement des enfants à leurs familles se poursuivra jusqu’en 1970, et c’est seulement le rapport Bringing them Home (1997) qui fera admettre au pays que la génération volée fut l’instrument d’un « acte de génocide, visant à exterminer les familles, communautés et cultures indigènes ».

Un incessant combat

Les aborigènes, par-delà la diversité de leurs langues, malgré leur décimation par les ma­ladies, l’alcoolisme, l’assimilation, ne cesseront pas, dès le premier jour de colonisation, de combattre. Délaissant les lances pour la lutte sociale et légale, la grande grève des Stockmen (cowboys et ouvriers agricoles) de 1946 inspirera tous les mouvements futurs contre la discrimination et l’injustice.

Les Stockmen aborigènes sont payés en tabac ou en bons alimentaires. Conditions de travail épouvantables, arbitraire absolu, droit du travail inexistant, montant salarial (quand il existe) à la discrétion du patron… Deux juristes aborigènes, Dooley Bin Bin et Clancy McKenna, décident d’organiser leur peuple. L’idée d’une action directe est lancée dès 1942 par 200 anciens de 23 peuples différents. Elle est déclenchée le 1er mai 1946 à Pilbara (Austr. Occ.) autour de la perception d’un salaire minimal ; 20 des 22 stations agricoles se mettent en grève. Elle s’étend aux territoires du nord où elle est sévèrement réprimée. Le reste du pays emboîte le pas et les syndicats appuient massivement l’action : boycott de soutien du syndicat des marins, 19 unions en Australie occidentale, sept fédérations ou centrales nationales vont aider les Stockmen jusqu’en 1949. Ceux-ci mettent en place une autogestion fondée sur leur organisation ancestrale, foncièrement égalitaire et solidaire, habituée à l’autonomie.

Nonne conduisant des enfants volés à la mission New Norcia.

Sous les yeux incrédules de la société des Whitefellas (les « gars blancs »), les Blackfellas de Pilbara auront non seulement démontré une combativité sur tous les sujets (centralité du territoire tribal, citoyenneté, droit du travail, racisme), mais encore l’auront-ils fait à leur manière, complètement originale, presque toujours en autogestion, s’appuyant sur leurs structures culturelles de toujours, employant l’art aborigène pour faire valoir leurs prétentions territoriales, [6] jusqu’à renverser le concept même de terra nullius. [7]

Il faudra attendre 1967 pour que la citoyenneté australienne soit donnée aux aborigènes et métis, 1992 pour qu’un Premier ministre admette que « par ignorance et préjugé », « c’est nous qui avons enlevé les enfants à leurs mères… discriminé et exclu … détruit tout un mode de vie… » C’est en 2004 que les dernières tutelles paternalistes disparaissent et en 2008 que le gouvernement présente les excuses de l’Australie aux victimes de la génération volée.

Cuervo (AL Marseille)

[1« Tench Watkin », sur le dictionnaire en ligne Australian Dictionary of Biography.

[2Dreamtime : espace-temps sacré qui ne fait pas référence seulement à un temps légendaire passé, mais s’actualise constamment dans le présent.

[3Le nom du territoire austral conserve ce nom jusqu’en 1827, où l’ensemble du continent est réclamé par l’Angleterre.

[4Voir « Aboriginal Protection Act 1869 » sur www.foundingdocs.gov.au pour une première application de cette loi à l’état de Victoria en 1869

[5J. M. Drew, membre du gouvernement travailliste de 1924 à l’occasion d’un amendement aux lois de « Protection ».

[6L’art aborigène, qu’il soit peint au sol ou sur toile, représente des sujets spirituels ou historiques prenant généralement place dans un lieu géographique spécifique et identifiable. Ces tableaux sont autant de cartes. L’œuvre d’art est reconnue comme valide juridiquement et fait office d’acte de propriété en l’absence de titres à l’européenne, inexistants évidemment il y a encore 100 ans.

[7Le cas Mabo vs. Queensland.

 
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