Chiapas/zapatistes : Réparer plutôt qu’enfermer




Pour trouver une autre manière de rendre la justice, il faut peut-être se tourner vers le Chiapas, au Mexique. Les principes de l’autonomie zapatiste ont révolutionné la justice pour en faire une forme de dialogue réparateur au service de la communauté, auquel tous ses membres participent.

Une fresque sur le bâtiment du « conseil de bon gouvernement » de la région (caracol) de Morelia, au Chiapas.

L’expérimentation d’une tout autre forme de justice est l’une des dimensions de la construction de l’autonomie zapatiste. Rappelons d’un mot que cette expérience se déploie depuis un quart de siècle au Chiapas, au sud du Mexique, sur un territoire dont l’extension est comparable à celle d’une région française – et ce, dans une complète dissociation vis-à-vis des institutions de l’État mexicain et en cherchant à se préserver autant qu’il est possible des logiques capitalistes. Pour les zapatistes, l’autonomie c’est indissociablement la mise en œuvre d’un auto-gouvernement populaire et la réinvention permanente de formes de vie autodéterminées.

L’autonomie articule trois échelles d’organisation, avec pour chacune des assemblées et des instances élues : les villages  ; les 27 communes  ; les 5 régions (carcoles avec leurs « conseils de bon gouvernement »). La justice est exercée par les autorités élues, par rotation, aux trois niveaux de l’autonomie.

Ni délits, ni peines, ni prisons

Outre sa complète gratuité et l’absence de corruption, la justice autonome diffère profondément de la justice constitutionnelle. Il s’agit d’une justice de médiation qui réunit les parties, les écoute et enquête lorsque c’est nécessaire, puis les invite à trouver un accord permettant de parvenir à une réconciliation.

La chercheuse mexicaine Paulina Fernández Christlieb a longuement étudié ce système qui consiste à « raisonner avec les personnes, les prendre en compte […] afin que les deux parties soient satisfaites  » et qu’ainsi la situation soit «  résolue ». Il est clair que ce rôle médiateur repose sur une légitimité reconnue par toutes et tous et sur une autorité morale incitant puissamment à rechercher un accord. Les instances en charge de la justice n’ont pas pour logique de déterminer des délits et des peines, mais de «  trouver une bonne solution pacifique » aux problèmes portant atteinte à la vie collective, en pansant la blessure [1].

D’où une critique radicale de la prison, qui ne résout rien et aggrave les problèmes – elle affecte la vie de toute une famille et constitue une école du crime. S’il arrive qu’une personne puisse être enfermée lorsqu’elle met en danger autrui (si elle est en état d’ébriété par exemple) ou pendant l’enquête la concernant, il n’existe pas de condamnation à une peine de prison.

Dans une logique de réconciliation, on recherche une réparation, acceptée comme telle par la ou les victimes : une restitution, ou une compensation du dommage subi. Celle-ci, compte tenu du souci de restreindre le recours à l’argent, consiste le plus souvent en jours de travail, au bénéfice des victimes ou de la communauté.

En cas d’homicide, le coupable doit céder une terre à la famille du défunt ou travailler pour elle durant des années. On peut aussi citer le cas, exceptionnel mais significatif, d’un trafiquant de migrant.es venu du Guatemala et arrêté par les autorités autonomes : il a accompli, sans s’enfuir, une sentence de plusieurs mois de travail communautaire, au cours desquels il a participé à la construction d’un pont donnant accès à l’hôpital autonome de San Juan del Rio, puis a remercié les zapatistes de lui avoir appris le métier de maçon [2].

Une justice déspécialisée

En résumé, la justice autonome est une justice arbitrale de médiation qui recherche un accord entre les parties, afin de restaurer la possibilité d’une vie collective pacifiée. En contraste flagrant avec le haut degré d’impunité, de corruption et de racisme qui caractérise la justice constitutionnelle, elle fonctionne de manière suffisamment satisfaisante pour que de nombreux non-zapatistes fassent appel à elle. Outre l’absence de tout recours à l’argent (pas même de frais d’avocat, ni de condamnations à des amendes), le fait que les autorités autonomes agissent à partir de leur propre implication dans la réalité des communautés indiennes est décisif.

De manière plus générale, l’autonomie zapatiste permet de penser une radicale despécialisation de l’exercice de la justice. Loin d’une justice d’État fortement ritualisée et fondée sur l’extrême codification du droit, la justice autonome est rendue par des personnes ordinaires, sans formation ni expérience particulière dans ce domaine. Tandis que la justice d’État, drapée dans la solennité imposante de l’institution, se sépare du commun des mortels et infériorise ceux et celles qu’elle soumet à ses procédures, la justice autonome s’exerce dans l’immanence et la simplicité d’un agir ordinaire.

La leçon est double : d’un côté, on perçoit la nécessité d’instances légitimes pour remplir un rôle de médiation ; de l’autre, cette expérience indique qu’il est possible d’éliminer la pesante et oppressante machinerie institutionnelle de la justice d’État et du droit pour réincorporer la résolution des conflits dans le tissu de la vie collective.

Jérôme Baschet

  • Jérôme Baschet, historien, est l’auteur d’Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien-vivre et multiplicité
    des mondes,
    La Découverte, 2014.

VILLAGE, COMMUNE, RÉGION : QUI JUGE QUOI ?

La justice est exercée par les autorités élues, par rotation, aux trois niveaux
de l’autonomie. Celui du village, au plus près de la vie concrète, est privilégié autant que possible, mobilisant l’intervention de sa ou son représentant élu ou, parfois, de l’assemblée communautaire.

C’est seulement si le cas ne peut pas être résolu dans ce cadre, ou s’il s’agit d’une récidive, que l’affaire passe au niveau de la commune ou de la région (ou encore lorsque le litige implique des personnes de plusieurs communautés ou communes, ou des zapatistes et des non-zapatistes).

Au niveau du village on traite les petits vols (poules ou autres animaux), les conflits fonciers et de voisinage, la coupe d’arbres contrevenant aux règles communautaires, la vente d’animaux sauvages, la violence intrafamiliale, ainsi que des cas de divorce.

Au niveau de la commune sont traités les vols ou litiges agraires plus graves, des trafics de bois précieux ou de drogue.

Au niveau de la région, on traite les problèmes non résolus par les communes, des cas très exceptionnels d’homicide, ainsi que les conflits provoqués par les membres d’autres organisations.

[1Paulina Fernández Christlieb, Justicia Autónoma Zapatista. Zona Selva Tzeltal, Mexico, Ediciones autonom@s, 2014.

[2Voir les Cahiers de la « Petite école zapatiste », disponibles en français sur Ztrad.toile-libre.org.

 
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