Chili : Néolibéralisme, démocratie et nouvelle gauche




A la suite d’un puissant mouvement étudiant en 2011, le Chili a vu l’émergence d’une coalition de gauche radicale qui enregistre un certain succès électoral et à laquelle participe une partie du mouvement libertaire. D’où vient cette combinaison étonnante et quelles critiques peut-on en faire d’un point de vue de classe et autogestionnaire  ?

Ces dernières décennies, le Chili a suscité l’attention de la gauche mondiale. Outre une dose d’exotisme, cet intérêt s’explique par l’impact politique et le retentissement médiatique du coup d’État de 1973, de la sanglante dictature qui s’en suivit, ainsi que par l’installation d’une démocratie «  pactée  » à partir de 1989 où le dictateur déchu Pinochet a siégé au Parlement à côté des torturé.es, veufs, veuves et orphelins du.es à son régime.

L’alliance entre dictature et politique néolibérale

Plus récemment, cet intérêt était lié au fait d’avoir été – et d’être toujours – une sorte de laboratoire des politiques néolibérales, ce qui a permis à la fois de mieux décrire ce système et de penser les résistances possibles, comme celle du mouvement étudiant de 2011. On en est où maintenant  ? Une brève analyse historique s’impose.

Le coup d’État de 1973, orchestré par la bourgeoisie et exécuté par l’armée et les forces de l’ordre chiliennes avec le soutien financier et logistique du gouvernement des États-Unis, a entrainé non seulement la persécution, la disparition et l’exil de la plupart des militantes et militants de la gauche chilienne mais aussi la mise en oeuvre d’une politique économique inspirée des idées néolibérales de «  l’école de Chicago  ». Ces politiques économiques se sont accompagnés d’un gigantesque recul des acquis sociaux et d’une véritable destruction du tissu social existant  : la privatisation de quasiment toutes les entreprises publiques et de la sécurité sociale, l’ultra-libéralisation du marché de travail et la réduction de la fonction publique ont été accompagnées par la rédaction d’une constitution marquée par l’autoritarisme, la marchandisation de l’éducation et de la santé et l’interdiction de l’avortement. Cela constitue un avertissement pour les classes populaires partout dans le monde  : le conflit entre le libre marché et l’intervention de l’État n’est que superficiel. Le moment venu, la classe dominante n’a, et n’aura jamais, la moindre hésitation à écraser par la force de l’État qu’elle prétend détester les avancées des classes populaires afin d’installer sa politique économique et sociale.

L’arrivée de la démocratie en 1990 promettait la fin du modèle imposé par la dictature et la reconstruction politique, économique et sociale du pays. Or, s’il est incontestable que pendant ces presque trente années de démocratie l’état de choses n’est pas le même qu’en 1989, le néolibéralisme règne encore et le néo-conservatisme est toujours présent. Drôle de spectacle de voir les immenses centres commerciaux à Santiago alors que Chili est le 14e pays le plus inégalitaire au monde, ou les concerts de Rihanna se vendent à 350 euros la place alors que le SMIC est de 370 euros. À l’université, les choses ne sont pas si différentes  : les frais moyens de scolarité sont de 4 500 euros par an, et cela même dans les universités publiques.

Le même constat vaut pour l’autoritarisme. Comment est-ce qu’un peuple arrive à ne rien faire alors qu’il est évident que ses droits sont confisqués et qu’on le force à subir les politiques sociales et économiques contre lesquelles ils s’est battu pendant tant d’années  ? Tout au long des années 1990-2000, plusieurs journées de mobilisation ont été organisées mais ce n’est qu’en 2011 que le mouvement social a réussi à rendre visible ce qui était évident  : cette démocratie était une farce. Cette année-là, des milliers d’élèves des lycées et des universités sont descendu.es dans la rue pour en finir avec le système éducatif implanté par Pinochet et maintenu par la Concertación, la coalition de partis du centre et de la gauche qui a dominé depuis la fin de la dictature.

Le renouveau par les luttes étudiantes

La population lui apporta son ferme soutien aux luttes  : 70 % se déclarait en faveur des revendications étudiantes, telles que la gratuité de l’éducation supérieure et le renforcement de l’éducation publique. Si les mobilisations n’ont pas réussi à transformer le système éducatif, quelques réformes importantes, mais toujours insuffisantes, ont été mises en place. Outre ces réformes, la vague de mobilisations a apporté des nouvelles formes d’organisation au sein du mouvement social et l’apparition d’un nouveau sujet politique.

C’est dans ce contexte de mobilisation que la «  nouvelle gauche  » a réussi à s’organiser et se faire remarquer par les médias et la population. Les jeunes directions étudiantes, devenu.es figures publiques, ont pris la tête du renouvellement politique, créant ou renforçant les mouvements «  nouvelle gauche citoyenne  » que l’on connaît aujourd’hui. En 2016, une bonne partie de ces mouvements ont convergé dans le Frente Amplio (FA) qui, d’après sa déclaration de principes, se bat pour «  un Chili pour tous et toutes, respectueux de l’environnement, où les droits sociaux soient la base d’une démocratie pleine  », à quoi ils ajoutent qu’«  une société de droits ne sera possible que par le dépassement du modèle économique néolibéral  ». C’est la thèse de la «  rupture démocratique  » qui, grosso modo, dénonce une contradiction insurmontable entre démocratie et néolibéralisme. En ce sens, ils reconnaissent l’impossibilité de changer le système néolibéral de l’intérieur mais ils pensent qu’une démocratie ne sera pas possible que si les «  enclaves autoritaires  » installées par la dictature sont supprimées.

Leur stratégie est donc de créer les conditions d’un débordement démocratique des institutions néolibérales par la combinaison d’actions gouvernementales et de mobilisations sociales. Derrière cette idée, il y a la substitution de la catégorie de classe sociale par les concepts de citoyens et de citoyenneté. Certes, les deux mouvements communistes libertaires qui font partie de la coalition, Socialismo y libertad et Izquierda libertaria, continuent de parler de classes sociales mais pour la plupart du FA le modèle de sujet politique reste le mouvement étudiant, véritable mythe moderne de cette nouvelle gauche. Ils voient dans les jeunes mobilisé.es la cristallisation des contradictions du système, ce qui est pour le moins douteux. Même si en 2011 des positions radicales se sont exprimées, la demande générale visait plutôt l’accès au marché du travail via un accès égalitaire à l’éducation supérieur, ce qui impliquait une réforme du système scolaire.

La thèse de la « rupture démocratique »

Les revendications, légitimes, cherchaient à rendre moins dure la vie sous le néolibéralisme, à fournir aux jeunes les outils nécessaires pour réussir dans le monde du travail. L’accès à l’éducation publique et de qualité, l’université gratuite et sans sélection auraient énormément contribué à la démocratisation du pays, mais cela remet-il en cause le capitalisme comme mode de production et le néolibéralisme comme mode de gouvernance  ? L’idée que le néolibéralisme est un projet social – susceptible de s’opposer à d’autres, comme le projet démocratique – est elle-même une idée néolibérale. Avec le FA, on est bien dans les limites du néolibéralisme démocratique, qui existe bel et bien, malgré ses thèses.

Le versant électoral de cette stratégie a porté ces fruits  : la candidate du FA à l’élection présidentielle, Beatriz Sánchez, a fait un score non négligeable de 20 %. Ils ont également obtenu 20 député.es, 1 sénateur, 4 maires et 65 élu.es régionaux. De l’autre côté, bien que le mouvement social ait parvenu à rétablir quelques droits, notamment la dépénalisation partielle de l’avortement et un système de bourses pour les étudiants, il n’est pas évident que sa puissance transformatrice puisse devenir révolutionnaire. Il n’est pas plus évident que cela corresponde à la stratégie du FA. La question qui se pose n’est donc pas la possibilité de réformer le système politique par la voie électorale, mais les limites de cette politique. Malheureusement, il n’y a que l’histoire qui pourra y répondre.

Felipe (AL Paris Nord-Est)


Les libertaires chilien.ne.s et les élections

Cela pourra étonner de voir le mouvement Izquierda libertaria (IL, Gauche libertaire) faire partie du Frente Amplio (FA). Comment un mouvement libertaire a pu non seulement appeler à la participation électorale et souscrire à un programme de gouvernement, mais également présenter des candidats au parlement  ? Comment IL a pu aller jusqu’à utiliser «  Pour un Chili libre et souverain  » comme slogan tout en restant une organisation communiste libertaire  ? Comment en sont-ils sont arrivé à cette politique, apparemment très éloignée des idées libertaires ?

D’après Lucas Cifuentes, secrétaire général d’IL et porte-parole du FA, pendant les mouvements de 2011, ils ont « réalisé que, vu la construction institutionnelle du système politique et l’état actuel du mouvement social, il était quasiment impossible de produire une rupture effective qui permettrait aux Chiliens et Chiliennes d’atteindre non seulement l’objectif d’une vie plus digne mais également d’ouvrir la voie aux transformations politiques plus larges ».

Ils déclarent avoir décidé de « faire irruption dans le champ électoral et l’intégrer comme front de lutte. […] Très conscients que si nous restons isolés, nous ne pourrons pas produire la rupture et qu’il est donc nécessaire non seulement de former une alliance avec la gauche révolutionnaire, socialiste mais aussi avec quelques secteurs de la gauche progressiste avec lesquels nous pouvons avoir des accords importants sur les tâches du moment actuel ».

Tout est dit : s’ils n’ont pas renoncé à l’horizon d’une société communiste libertaire, ils ont rejoint le FA dans sa politique progressiste et citoyenne qui s’incarne dans la thèse de la « rupture démocratique ». Certes, ils ont dépassé le seuil de marginalité historique du mouvement libertaire, mais à quel prix ? Est-ce une simple erreur d’appréciation ou une reconversion dans la social-démocratie ? Il est difficile de le savoir, et ce n’est que dans les années qui viennent que l’on pourra en juger.

Il y a Socialismo y libertad (MP-SOL), scission d’IL, qui vient de publier sa « ligne politique » (voir leur site Mpsol.cl). Sur le plan général, sa position n’est pas trop éloignée de celle d’IL  : ils adhèrent à la thèse de la rupture démocratique et eux aussi ont intégré le « front électoral » à leurs activités, mais leur position, beaucoup
plus nuancée, rend encore possible une entente avec les secteurs plus radicalisés.

Toutes et tous les libertaires du Chili ne sont pas dans le FA, notamment Solidaridad, proche de la Black Rose Anarchist Federation (organisation états-unienne proche d’Anarkismo.net). Malgré les prévisibles difficultés pour mener une politique communiste libertaire dans un pays comme le Chili et aussi des erreurs,
ils ont réussi à s’installer peu à peu comme un référant classiste d’autogestion. La tâche est lourde, tout est à construire. C’est un malheur mais aussi une chance.

 
☰ Accès rapide
Retour en haut