Chronique du travail aliéné : Babeth*, infirmière en psychiatrie




La chronique mensuelle de Marie-Louise Michel (psychologue du travail).


<titre|titre="C’est nous qui mettons les malades à la rue directement">

Maintenant que l’hôpital a viré tous les chroniques, il nous envoie les « subaigus ». Personne ne sait ce que ça veut dire exactement, mais en gros, nous accueillons les patientes et les patients dont l’hôpital psychiatrique ne veut plus parce que ça pousse au portillon. Guéris ou pas, stabilisés, ou pas, ils se retrouvent dehors. C’est pour ça qu’ils parlent de « subaigus » ; c’est juste en dessous d’aigu, et l’hôpital les sort pour faire de la place à de nouveaux aigus. Mais comme les malades sortent trop tôt, ils re-rentrent souvent juste après, alors il faut pousser quelqu’un d’autre dehors et ça recommence.

Nous, nous les accueillons à la sortie. On leur propose des activités pendant la journée et un repas le midi. Il y en a pour lesquels c’est le seul. Pour ceux qui ont une famille qui les accepte, c’est plus facile. Pour les autres, il faut faire le 115 pour les faire héberger le soir. Alors ils se retrouvent en foyer d’urgence. C’est nous qui mettons les malades à la rue directement, c’est ça la nouvelle psychiatrie… Quand on ne les retrouve pas en taule !

On a fermé plus de la moitié des lits de psychiatrie, et maintenant les malades sont en prison ou dans la rue. Qu’est-ce que vous voulez faire pour des gens qui ne savent pas où ils devront dormir le soir ? Ils iront dans des dortoirs surchargés, avec des gens agités qui hurlent et qui puent. Comment voulez-vous qu’ils arrêtent de délirer ? Le médecin a demandé qu’on ferme la porte du service à clé. C’est la première fois de notre existence, il fallait que ça arrive… Et il faut que nous leur fassions un « projet ». Les trois quarts du temps, de fait, c’est « trouver un logement »… c’est de la psychiatrie, ça ? À peine sortis des chambres d’isolement, ils arrivent là. Il y a un va-et-vient incessant, nous sommes dans le néant… C’est un entonnoir…

Ils disent que nous ne sommes que de vieilles infirmières râleuses, « résistantes au changement » et tout le bastringue parce que nous ne savons pas faire les « projets » pour les malades. Tu parles, les projets, c’est du social presque toujours, on préfèrerait faire de la psychiatrie, s’occuper des gens, quoi, avec ce qu’on sait faire… Mais nous ne parlons plus la même langue que les administrateurs. On croyait travailler dans un hôpital de jour, en fait on fait de la garderie sans hébergement, on temporise, le temps que les subaigus redeviennent aigus pour « mériter » leur place à l’hôpital…

• Seul le prénom est modifié, le reste est authentique.

 
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