Entretien

Claudine Legardinier : « Tout statut profite aux proxénètes »




Au mois de mars, un buzz médiatique a suivi la diffusion du dernier documentaire de Jean-Michel Carré, très favorable à la réglementation de la prostitution. Celle-ci permet-elle d’améliorer la condition des prostitué-e-s ? Nous avons posé la question à Claudine Legardinier.

AL : Quel bilan peut-on faire de la Loi de sécurité intérieure (LSI, 2003) quant à l’aggravation de la situation des prostitué-e-s ?

Claudine Legardinier : La LSI est une mauvaise loi. Elle fragilise davantage les personnes prostituées en faisant peser sur elles la répression, elle est impuissante à démanteler des réseaux (ce qui était pourtant son argument de vente). Enfin elle renie les engagements de la France : Convention de l’Onu de 1949 et Protocole sur la traite de la Convention de Palerme de 2000 qui posent comme principe la protection des prostituées, en tant que victimes et non délinquantes. La LSI traite de la question de la prostitution uniquement comme un trouble à l’ordre public. Son but est le « nettoyage » des trottoirs et l’expulsion des étrangères. Les réponses sociales prévues par la loi sont quasi-inexistantes. Les clients prostitueurs sont confirmés dans leur bon droit et invités à profiter de la vulnérabilité croissante des personnes qu’ils exploitent. Les proxénètes organisent tranquillement de nouvelles formes, plus discrètes, de prostitution.

Constatant cette aggravation, certains économistes néolibéraux et groupes pro-prostitution défendent la légalisation de la prostitution sur le modèle néerlandais ou suisse. Qu’en pensez-vous ?

Claudine Legardinier : Légaliser ou réglementer la prostitution est un argument de façade, une vitrine « droits des personnes » qu’ont su habilement mettre en avant les lobbys proxénètes. Leur véritable objectif était d’obtenir la dépénalisation du proxénétisme. Dans le but de remplir les caisses, les États se sont empressés de se faire les alliés objectifs des marchands de femmes, promus « entrepreneurs du sexe ». Neuf ans après la légalisation aux Pays-Bas, l’échec est retentissant. Rares sont les personnes prostituées qui se déclarent. L’immense majorité refuse l’étiquette de « travailleuse du sexe » et fait tout pour échapper aux impôts, taxes et cotisations. Rares sont les contrats signés par les tenanciers, qui n’en veulent pas. La stigmatisation est toujours ce qu’elle était. Pire, les autorités ferment en catastrophe une quantité d’établissements de prostitution, envahis, de leur propre aveu, par la prostitution forcée, le viol et le trafic d’êtres humains.

Au final, la législation s’avère surtout un moyen de contrôle sur les sans-papiers qui sont pourchassés et encore plus marginalisées. Idem en Allemagne, où la prostitution a été légalisée en 2002.

Le bilan dressé récemment par le directeur de la police criminelle d’Augsburg [1], est sans appel. Il constate que « la position juridique du tenancier a été durablement renforcée et malheureusement celui de la prostituée distinctement affaibli. » Il dénonce les « hommes de paille irréprochables » placés à la tête de grands bordels assimilés à des entreprises de loisirs, et « les vrais responsables, qui agissent en arrière-plan » issus directement « du milieu des souteneurs ou du grand banditisme ». Il pointe les bénéfices colossaux enregistrés par ces établissements en avançant le chiffre de 100.000 euros par mois pour les plus petits ainsi que les journées imposées en réalité aux personnes prostituées, « rarement au-dessous de 16 heures par jour ». Croire que des établissements légaux transforment les proxénètes en philanthropes respectueux des droits humains relève de la farce.

Certains groupes pro-prostitution, pour marquer leur opposition au proxénétisme, revendiquent la réglementation mais uniquement pour les « indépendantes »...

Claudine Legardinier : Les indépendantes, c’est le rêve des patrons de bordels. La loi allemande, par exemple, précise qu’une prostituée avec statut d’employée ne peut pas être forcée (en théorie !) par son employeur à accepter clients, pratiques, cadence… Du coup, les brothel operators préfèrent les libérales qui coûtent moins cher à exploiter.

Beaucoup d’indépendantes ont en effet peur d’exercer en solo et passent un contrat de prestation avec des établissements ; ce qui ne les met nullement à l’abri de la violence, et d’abord de la violence des clients, comme le prouve une récente enquête menée à Genève [2] . Les proxénètes sont blanchis en simples hôteliers, puisqu’ils se contentent de louer des chambres (très cher) mais ils imposent toutes sortes de contraintes : horaires, prestations, prix, examens médicaux (dont sont naturellement dispensés les clients).

Qu’on le veuille ou non, tout statut profite au final au « système proxénète » [3], il crée une culture prostitutionnelle en la normalisant comme service garanti à la moitié masculine de la population. Franchement, à l’ère du capitalisme libéral, dont on connaît la logique, qui peut encore croire à la sauvegarde de l’indépendance et du petit artisanat ?

Que faire alors pour améliorer la condition sociale et la dignité des prostitué-e-s ?

Claudine Legardinier : Nous, abolitionnistes, refusons tout statut spécifique qui revient à les enfermer dans un destin que la majorité d’entre elles refuse. Il faut informer les personnes prostituées pour qu’elles sachent qu’elles peuvent cotiser comme tout le monde pour accéder aux droits (santé, retraite) ; améliorer leur quotidien en supprimant toute mesure de répression ; leur offrir un accompagnement pour oser porter plainte en tant que victimes de violences (qui sont fréquemment le fait des clients prostitueurs).

Il s’agit de leur proposer de réelles alternatives. La situation actuelle les force à rester dans la prostitution, faute de soutien et de perspectives. Cela les amène, par légitime souci de dignité, à revendiquer cet état de fait. Aucun progrès ne sera possible sans une lutte acharnée contre le regard stigmatisant qui continue de peser sur elles, y compris dans les tribunaux, et qui entrave leur accès aux droits et les condamne au silence.

Au-delà, nous appelons à une politique sociale d’ensemble en direction des populations précarisées, à commencer par les jeunes de moins de 25 ans. Ce sont ces catégories, poussées au désespoir, qui croient sur parole les chantres de la prostitution « libre », si bien relayés dans les médias [4] !

Nous souhaitons pénaliser les clients prostitueurs sur le modèle suédois ; mener un important travail de formation et d’information pour changer les mentalités ; sensibiliser les médias, l’ensemble des acteurs sociaux (police, justice, etc…) ; développer une politique volontariste en luttant contre toutes les formes de violences et de maltraitances et en promouvant une éducation non sexiste.

Propos recueillis par Guillaume Davranche (AL Paris Sud)

  • Claudine Legardinier est journaliste. Elle milite au Mouvement du Nid, qui apporte son soutien aux prostituées.
  • A lire : Claudine Legardinier et Saïd Bouamana, Les clients de la prostitution, Presses de la Renaissance, 2006.

Lire également le dossier spécial d’Alternative libertaire sur la prostitution.


[1Cité par l’association allemande Solwodi, Bulletin n°77, septembre 2008.

[2Marché du sexe et violence à Genève, Université de Genève, 2006. Disponible sur Internet.

[3J’emprunte cette excellente expression à la chercheuse Marie-Victoire Louis

[4Les travailleur-ses du sexe, Jean-Michel Carré, France 2, 19 mars 2009. Lire notre réaction.

 
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