Quatre ans après, que reste-t-il de l’Argentinazo ?

Dossier Argentine : Anarchistes : la génération montante




Pour les tous jeunes groupes communistes libertaires argentins, l’argentinazo a constitué le baptême du feu. Par leur forte insertion dans le mouvement populaire et leur remarquable niveau d’exigence politique, ces groupes révèlent de vraies potentialités.


Cet article fait partie d’un dossier intitulé « que reste-t-il de l’Argentinazo ? », qui comprend également les articles suivants :


Le courant libertaire fut jadis puissant en Argentine. De 1901 aux années 30, le mouvement ouvrier fut dominé par les anarcho-syndicalistes de la Federación Obrera Regional Argentina (FORA). Ce n’est qu’au prix d’une répression d’État sanglante, dans les années 30, que la FORA sera brisée, et définitivement supplantée par la CGT. Dès 1935 s’était également constituée dans la clandestinité une Federación Anarco Comunista Argentina (FACA), rebaptisée en 1955 Federación Libertaria Argentina (FLA), et qui a beaucoup souffert des différentes vagues de répression bourgeoise et militaire.

En 2005, la FORA comme la FLA sont des étoiles mortes. Un micro-groupe doctrinaire est aujourd’hui dépositaire du prestigieux sigle FORA. Quant à la FLA, ses quelques militant(e)s emploient l’essentiel de leur énergie à sauver du délabrement des locaux surdimensionnés, hérités d’un passé héroïque, et remplis à 90 % d’archives aussi précieuses que poussiéreuses. La responsabilité de développer une politique révolutionnaire après l’Argentinazo a donc échu à une nouvelle génération d’anarchistes liée aux mouvements populaires, et qui se structure principalement autour de deux petites organisations : l’Organización Socialista Libertaria et Auca.

L’OSL et Auca (auca signifie « rebelle » en indien mapuche) sont apparues presque simultanément en 1997-98, avec la volonté de faire vivre « l’anarchisme dans la rue »  l’anarquismo en la calle »). En la Calle sera d’ailleurs le titre de la publication commune qu’ils lanceront peu après, avec un groupe de Rosario aujourd’hui disparu.

Formés à l’origine de très jeunes gens (18, 19 ans), ces deux groupes se sont d’abord lancés à fond dans la propagande anarchiste. Puis, comme l’explique en souriant Martín, de l’OSL, ils ont fait leur « autocritique » et ont pris un tournant moins idéologique, en s’immergeant dans les mouvements sociaux. C’est à ce moment que des divergences sur la façon d’intervenir ont éloigné les deux groupes, comme on le verra plus loin. En 2000, Auca a quitté la structure commune que constituait En la Calle, et a créé le périodique Offensiva Libertaria. Aujourd’hui, OSL comme Auca semblent à un nouveau tournant. Leur immersion complète dans le mouvement populaire leur confère un ancrage et des responsabilités politiques non négligeables, mais elles y ont également perdu en visibilité et en lisibilité politique. OSL et, dans une moindre mesure, Auca, sont donc aujourd’hui à la recherche d’un rééquilibrage de leur investissement dans les mouvements sociaux.

OSL et Auca rassemblent moins d’une trentaine de personnes chacune, essentiellement de jeunes travailleurs, qui font preuve d’un remarquable sérieux dans leur militantisme. Les différentes phases de leur évolution politique ont été accompagnées d’un constant effort de lecture - Bakounine, Malatesta, Makhno, Florès Magón, Foucault, Castoriadis, Fontenis, Guérin [1], mais aussi des écrits de la FAU - et de théorisation de leur action. Malgré leur taille réduite, les deux organisations s’astreignent à tenir régulièrement des congrès pour analyser la situation sociale, et mettre à jour leur stratégie politique.

L’OSL sur tous les fronts

Essentiellement basée dans le « Grand Buenos Aires » et à Paraná, l’OSL a poursuivi l’édition d’En la Calle après la défection d’Auca. Grand bien leur en a pris car ce mensuel bénéficie aujourd’hui d’une relative notoriété. Des groupes non affiliés à l’OSL le diffusent d’ailleurs dans différentes villes du pays.

L’activité de l’OSL se divise en deux principaux « fronts » (frentes) : le « front syndical » et le « front piquetero ». Les militant(e)s de l’OSL sont actifs dans le syndicat de l’Éducation de la province de Buenos Aires, affilié à la Central de los Trabajadores Argentinos (Suteba-CTA). Ils jouent également un rôle moteur dans un jeune syndicat indépendant et - pour l’instant - non légal, le Sindicato Independiente de Mensajeros y Cadetes (Simeca), qui organise les coursiers en deux-roues.

Au sein du Suteba, les camarades de l’OSL ambitionnent d’impulser, avec des syndicalistes de sensibilité autogestionnaire, une tendance syndicale « classiste et antibureaucratique ». Au sein du Simeca, le travail est différent. Le syndicat, né en 2000, n’a pas encore obtenu sa légalisation, et n’est donc pas censé avoir d’adhérent(e)s. La lutte pour la légalisation du Simeca est indissociable de la lutte pour la « légalisation » des coursiers. Effectivement, le métier n’existe pas officiellement, et tou(te)s travaillent au noir, sans aucune protection sociale : ni retraite, ni couverture maladie, ni congés payés, ni horaires, ni même… une assurance contre les accidents de la route ! Illégal pour l’heure, le Simeca est donc un groupe d’une « vingtaine de militants, avec une capacité de mobilisation de 300 personnes environ », selon Augustin, qui en est un des piliers.

Pour finir, les camarades de l’OSL sont actifs au sein du mouvement des chômeurs et, pendant plusieurs années, principalement au MTD Aníbal Verón, une des organisations piqueteras les plus radicales, au sein de laquelle se retrouvaient diverses sensibilités (anarchiste, marxiste, péroniste de gauche…). « Aníbal Verón » avait pour caractéristique principale d’être auto-organisé, et de n’être pas la succursale d’une organisation politique. Mais l’organisation a éclaté en septembre 2004 en plusieurs morceaux, et certains comités locaux ont pris leur autonomie.

Les chômeurs de l’OSL sont aujourd’hui actifs dans la fraction la plus autogestionnaire, le MTD Primero de Majo (1er Mai), ainsi que dans le MTD Guillón-Zaizar (du nom d’un quartier de Buenos Aires). Avec environ 200 membres à eux deux et un projet de fusion, ces deux MTD ont entamé la reconstruction, en commençant par investir de nouveaux locaux.

L’auto-organisation pratiquée par le MTD Primero de Majo se veut un garde-fou contre la dérive clientéliste qu’ont pu connaître certains mouvements piqueteros, satellites de partis de gauche et dans lesquels, grosso modo, les militant(e)s du parti distribuent à « leurs » pauvres l’aide sociale confiée par l’État (voir article précédent). En organisant manifestations et actions contre l’État et les grandes entreprises, le MTD Primero de Majo a déjà pu obtenir des produits pour améliorer l’ordinaire : de la viande notamment.

Mais ce MTD ne songe pas à se contenter de « gérer » son pré carré. À présent qu’Aníbal Verón a éclaté, la question de nouvelles alliances est posée. Un rapprochement est en cours avec le Frente Popular Darío Santillán (FPDS), formé récemment par la coalition de divers comités piqueteros, de la minorité de l’ancien MTD Aníbal Verón, et d’un mouvement dont nous allons parler plus longuement : le MUP.

Auca et le MUP

Formée en 1997, Auca a commencé en 1999 à investir le terrain de la lutte sociale, à travers plusieurs associations de chômeur(se)s et d’étudiant(e)s. De la convergence de ces associations est né, en 2001, le Mouvement d’unité populaire (MUP), qui a l’époque ne regroupait qu’une poignée de militant(e)s, et qui a organisé son premier « piquete » le 1er mai 2001.

Après l’insurrection du 19-20 décembre, le MUP a connu une croissance spectaculaire, allant jusqu’à compter 2000 membres, répartis en différents « fronts ». Le front piquetero est le plus important, mais il existe également un front étudiant (baptisé Agua Negra, « Eau noire ») et un front paysan. Chacun de ces fronts développe une activité revendicative qu’on pourrait qualifier de syndicale. Le développement d’un front de salarié(e)s semble en revanche dans l’impasse. Le MUP a d’ores et déjà réussi à se développer ailleurs qu’à La Plata, sa base historique.

Auca entretient une relation « incestueuse » avec le MUP, sans qu’il y ait de lien organique officiel entre les deux organisations. À titre d’exemple, Auca est la seule organisation politique à disposer de locaux dans l’immense centre social créé par le MUP à La Plata, dans une école désaffectée… On peut imaginer l’embarras des libertaires si jamais d’autres militant(e)s du MUP demandaient à leur tour à pouvoir domicilier là un quelconque groupe communiste, péroniste… ou catholique ! Refuser conduirait à une explosion du MUP ; accepter reviendrait à cristalliser des tendances politiques, dont la concurrence interne ne pourrait que nuire au MUP.

L’unité est-elle possible ?

Cette question du rapport organisation politique/mouvement social est un point de divergence entre l’OSL et Auca. Contrairement à Auca, l’OSL défend l’autonomie du mouvement social comme condition sine qua non de l’auto-organisation et de la « construction d’un pouvoir populaire ».

S’il s’agit bien d’une différence fondamentale dans l’approche, on peut cependant y voir en premier lieu un état de fait qui doit beaucoup aux circonstances et aux opportunités différentes sur Buenos Aires et La Plata, entre 2000 et 2002. Car pour le reste, il y a complète identité de vues entre OSL et Auca, sur la stratégie politique.

Le Frente Popular Darío Santillán serait le nouvel outil de cette stratégie commune. Mais sur le plan de l’unité du mouvement libertaire, les choses pourraient également avancer. L’OSL pense que de nombreux(ses) militant(e)s libertaires, actif(ve)s mais dispersé(e)s dans les mouvements sociaux, attendraient beaucoup d’une fusion OSL-Auca. Un rapprochement serait possible : les deux organisations sont membres du réseau SIL et ont gagné en maturité. Le contexte de reflux du mouvement populaire semble leur faire à présent relativiser leurs divergences tactiques.

Pour explorer les possibilités de rapprochement, l’OSL souhaite proposer la formation d’une coordination générale des communistes libertaires actif(ve)s dans les mouvements sociaux. Une « tendance » qui aurait pour nom « Resistencia Popular Libertaria », et qui pourrait préfigurer l’unification en une nouvelle organisation communiste libertaire, à l’échelle du pays.

Guillaume Davranche (AL Paris-Sud)


Les sites Web de l’OSL et d’Auca :

[1Michel Bakounine et Errico Malatesta figurent dans les « classiques » de l’anarchisme ; Nestor Makhno, figure de la révolution en Ukraine, a inspiré la renaissance du courant communiste libertaire dans les années 20 ; Ricardo Florès Magôn, acteur de la révolution mexicaine, est une figure de référence de l’anarchisme en Amérique centrale ; Cornélius Castoriadis et Michel Foucault, intellectuels français des années 50-70, d’inspiration antiautoritaire ; Daniel Guérin, théoricien du communisme libertaire moderne, militant de l’Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL, ancêtre d’AL) jusqu’à sa mort en 1988 ; Georges Fontenis, enfin, acteur historique du mouvement anarchiste français de l’après-guerre, fut l’auteur en 1953 du Manifeste communiste libertaire, qui est aujourd’hui encore une référence importante en Europe de l’Est et en Amérique latine. Georges Fontenis est toujours adhérent à AL en Touraine.

 
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