Essai : « Bureaucratie »




Le dernier livre de David Graeber porte mal son titre français, Bureaucratie. Le titre d’origine, The Utopia of Rules (l’utopie des règles), ne vendait pas une somme de savoir pesante et monolithique mais, au contraire, un argument original : la bureaucratie est peut-être l’une des dernières utopies en construction.

Graeber, dans cet ouvrage, fait du Graeber : il développe des idées, fait des détours, mobilise beaucoup la culture, ancienne ou populaire, et ne clôt jamais un débat. C’est pour cette raison que ses livres font toujours émerger dans la tête des lecteurs et des lectrices des interrogations mais aussi de la frustration.

La thèse la plus intéressante de Bureaucratie est que le néo-libéralisme est caractérisé par un développement de la bureaucratie jamais vu dans l’histoire. Voilà la différence fondamentale avec le libéralisme « classique » du XIXe siècle et du début du XXe siècle. L’extension du contrôle de l’État aux aspects de la vie les plus banals a pour corollaire que les individus s’habituent à vivre dans un carcan de règles, parfois absurdes, et pensent de moins en moins à les remettre en question malgré le profond déplaisir qu’elles génèrent. Surtout, le contrôle des dimensions « apolitiques » de nos vies est trompeur puisqu’il finit par rendre l’action politique et la constitution de ­contre-sociétés de plus en plus difficiles.

Graeber note toutefois que ce système de domination est paradoxal car, si le contrôle est central, l’efficacité aussi. Or le système préfère paraître efficace que l’être réellement. C’est la veille observation des sociologues du travail : plus les travailleurs et ­travailleuses peuvent organiser eux-mêmes leurs activités, plus ils sont productifs. La bureaucratie nie cette volonté d’autonomie et reprend, à travers le discours managérial, l’idée que l’efficacité se gagne en instaurant toujours plus de règles arbitraires. Le capitalisme financier en arrive donc à produire de l’inefficacité économique par emballement bureaucratique.

Bureaucratie ouvre des portes et à l’avantage de se lire facilement, même sans culture sociologique ou anthropologique. Il offre un regard original sur le problème de la bureaucratisation de nos sociétés, thème qui mériterait de retrouver sa place centrale dans les discours anti-capitalistes.

J. Clamence (AL Bruxelles)

 
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